Qu’est-ce que la croissance ? La plus belle définition vient de la biologie : la croissance est l’augmentation de la taille d’un être vivant. Cette définition s’applique parfaitement – et non sans élégance – à l’entreprise, cet “être vivant”. A condition que l’on s’entende sur la définition du mot “taille”. Selon Philippe Pire, associé EY, “ dans le cadre de notre concours de l’Entreprise de l’Année nous estimons qu’une entreprise est en croissance lorsque son chiffre d’affaires, sa valeur ajoutée ou son personnel augmente de plus de 50 % en cinq ans.”
La chose saute aux yeux, on est dans le quantitatif. Comme on l’est aussi en recourant aux autres critères usuels que sont l’augmentation du cash flow, de la rentabilité et même du personnel, surtout du personnel d’encadrement. A la limite, on est encore dans le quantitatif lorsqu’on parle d’augmentation de part de marché ou de qualité du service. Mais dès qu’on évoque le savoir- faire de l’entreprise, la cohésion de ses équipes, le mental de gagnant qui y règne ou les qualités de leader de ses dirigeants, est-on encore dans ce qu’il est convenu d’appeler la croissance ? Bonne question, puisque la réponse est malaisée. La croissance est aussi un de ces instruments dont il serait naïf de considérer qu’on est seul à le contrôler.
“Il y a bien sûr un lien entre la conjoncture et la croissance des entreprises, entre la croissance de l’économie et la croissance des marchés, entre la croissance de son marché et la croissance du chiffre d’affaires d’une entreprise, entre la macroéconomie et la microéconomie finalement, mais il ne faut pas en déduire que rien ne va”, dit Bernard Surlemont Professeur à HECUlg. Même dans le contexte actuel de croissance zéro, voire négative ? “Oui, car globalement, ce n’est que dans nos contrées que l’économie est en décroissance. Certains marchés se développent toujours, notamment celui de l’exportation.
Une question de choix
La croissance est-elle un must ? “Oui et non”, répond Philippe Pire. “Même dans une entreprise qui répond aux critères mesurables de la croissance, il arrive un moment où il faut choisir.” Choisir ? “Oui, parce que la croissance est aussi un choix. Choisir de croître, c’est choisir de déléguer, d’être moins entrepreneur et plus gestionnaire. C’est aussi accepter d’embaucher des gens pour leur compétence, donc éventuellement d’embaucher plus fort, plus commercial, plus humain ou plus multilingue que soi-même. C’est également accepter la mise en place d’un conseil d’entreprise, d’une délégation syndicale...” Des décisions qui pourraient amener le dirigeant d’entreprise à se dire ceci : “Et si je m’arrêtais ? Je ne suis pas bien, là, avec mes 5% de croissance ?” Le problème, c’est qu’il y a toujours cette loi d’airain : “Qui n’avance pas recule.” “Pour croître, renchérit Bernard Surlemont, il faut le vouloir et être en mesure de rassembler les facteurs qui permettent d’y arriver. Se faire entourer, s’ouvrir aux ingrédients essentiels dont la croissance a besoin. Par contre, je serais plus nuancé à l’égard des taux de croissance. 50 % en cinq ans ? Mmmouais... La vitesse est quelque chose de relatif. Certains reculent même pour mieux sauter.” Ce qui suppose la présence dans le cockpit d’un pilote expérimenté. “Et là, reprend Philippe Pire, on retombe dans un univers balisé par deux pôles : d’une part le créateur d’entreprise, l’entrepreneur, de l’autre le gestionnaire, le manager.” Avec, quelque part entre les deux, l’homme universel qu’est le chef d’entreprise (idéal). Et la crise ? Il n’y a pas que les journaux qui en parlent, les statistiques de mortalité des entreprises sont effrayantes. Depuis l’automne 2011, on va pratiquement de record en record. “Je sais, répond Philippe Pire, mais il ressort pourtant de nos dernières études que malgré le contexte, de plus en plus d’entreprises parviennent néanmoins à tirer profit de la situation économique.
Catalogue des bonnes pratiques
Depuis le début de la crise, EY a réalisé plusieurs études qui ont notamment permis d’établir une sorte de catalogue des bonnes pratiques telles qu’elles sont appliquées dans les entreprises les plus performantes. La dernière de ces études (" Growing Beyond " date de fin 2011 et montre que les performances des meilleures entreprises reposent sur différents éléments, notamment :
- une orientation vers les besoins des clients et une adaptation constante à ces besoins ;
- une grande flexibilité opérationnelle avec notamment des transferts de compétences vers les pays émergents ;
- une attitude ouverte et/ou une politique de communication active à l’égard des stakeholders ;
- la conviction que les clients et le personnel sont des sources d’inspiration et pas une gestion très serrée des coûts ;
- une gestion dynamique des ressources humaines.
Sur ce dernier plan, la différence entre les entreprises les plus performantes et celles qui le sont le moins saute aux yeux : les premières ne licencient pas, et en plus, elles recrutent ! Revenons au chef d’entreprise, situé entre le créateur d’entreprise et le manager. “Cet entrepreneur, dit Sibylle du Bus, GUBERNA, est comme un poisson dans l’eau en période de crise. C’est dans ces moments-là qu’on voit émerger les stratégies les plus innovantes et les personnes les mieux à même de les concrétiser. Individuellement, une crise peut donc être une opportunité... de croissance.”
Par exemple ? “Prenons le cas du photovoltaïque”, dit Bernard Surlemont. “La politique de subsidiation est terminée, certains responsables des entreprises de ce secteur disent : enfin, on va pouvoir se battre.” Ce qui est une manière de dire que lorsque tout va bien et, à fortiori, lorsqu’il y a subsidiation, un brouillard s’installe dans lequel ce ne sont pas toujours les meilleurs qui gagnent.
Quelles compétences?
Un constat qui nous oblige à aborder le domaine de la compétence. “Il y a d’abord la compétence technique, répond Philippe Pire, mais il y a aussi cette compétence à s’entourer de compétences, au pluriel, et même, de recruter des gens plus intelligents que soi !” “Il faut surtout, complète Bernard Surlemont, avoir cette capacité mêlant envie, savoir et ouverture qui est le propre du vrai leadership. Il faut comprendre que pour le dirigeant, la croissance de son entreprise va le contraindre à changer de métier. S’il a démarré comme génial inventeur, il va devoir se muer en commercial, en recruteur, en dynamiseur d’équipe, en décideur et, finalement, en gestionnaire. Si celui qui sort d’une école de gestion est préparé à ce genre d’exercice, c’est loin d’être le cas de tout le monde !”
Une bonne gouvernance
De par ses fonctions à l’Institut des administrateurs, Sibylle du Bus connaît bien les questions de gouvernance. Les éléments à mettre en oeuvre pour s’attirer un maximum de chances de réussite sont la délégation de pouvoirs, la prise de responsabilité de chacun à son niveau, l’obligation de rendre des comptes et l’indispensable mise en place d’un système de cheks and balances afin de prévenir la concentration du pouvoir dans les mains d’une seule personne. Concrètement, “cela veut dire qu’il faut favoriser la prise de décision objective, avec arguments et contre-arguments. Et qu’il faut agir dans la transparence.
En interne, pour dynamiser l’entreprise, et en externe, pour attirer les clients, les bailleurs de fonds et les talents.” Un mot ici sur ce qui déborde du cadre quantitatif : non, tout n’est pas mesurable, et, oui, il y a des facteurs qualitatifs intéressants, notamment ceux qui dopent... les facteurs mesurables. Un exemple : telle entreprise à succès du centre du pays, fondée par trois ingénieurs civils, croît, mais pas aussi vite que certains concurrents. Commentaire de l’un des fondateurs : “Si on a bien démarré, c’était parce qu’on était trois ingénieurs à la tête de la boîte ; si on piétine aujourd’hui, c’est parce que nous sommes toujours trois ingénieurs à la tête de la boîte. Il nous manque des talents universels.”
Les étapes suivantes vont amener le dirigeant d’entreprise à faire monter en puissance celles et ceux qu’il a attirés, en réunissant, par exemple, toutes les conditions pour que son conseil d’administration soit actif. A ce stade, on en arrive à une professionnalisation des organes de l’entreprise et “on est au coeur de la gouvernance”, poursuit Sibylle du Bus. Cela implique une certaine formalisation, “mais il ne faut pas que cette formalisation nuise à la transparence. L’objectif, c’est de mieux décider, afin de prendre les meilleures décisions en termes de croissance.” Par exemple ? “Ne pas tout miser sur le seul développement du chiffre d’affaires. Il y a des entreprises qui meurent en s’entêtant à se développer sur ce seul plan. Croître, d’accord, mais il faut que le reste suive.” “Bien s’entourer est nécessaire, mais pas suffisant”, reprend Bernard Surlemont. “Il faut aussi de la chance. On l’oublie trop souvent ! Et à mes yeux, le premier moteur de la croissance, c’est le dirigeant d’entreprise lui-même. C’est lui qui va décider de quel type de croissance l’entreprise a besoin : croissance du chiffre d’affaires, du cash flow, de la valeur ajoutée, des effectifs en personnel ?”
Et les pouvoirs publics ?
Celui-ci opère dans un contexte défini par la conjoncture, mais aussi par les politiques gouvernementales, le cadre juridique, etc. Si la conjoncture sert parfois d’excuse facile face aux aléas de la vie économique, la question n’en reste pas moins pertinente : que font les pouvoirs publics pour la croissance des entreprises ? Sibylle du Bus : “J’ajouterais ceci : que font les pouvoirs publics pour sensibiliser les entreprises à la mise en place d’une véritable gouvernance ? ” Philippe Pire va plus loin : “J’aimerais revenir sur ce qui est une de leurs principales responsabilités, la formation. Aujourd’hui encore, les entreprises se plaignent de ne pas trouver sur le marché de l’emploi les talents que l’enseignement est censé former. Ajoutez à ça la lourdeur de la fiscalité et des charges sociales, et chacun comprendra que ce n’est pas de nature à favoriser la croissance.” Pour Sibylle du Bus, les créateurs et les dirigeants d’entreprise empruntent une voie à deux sillons. Si l’on s’appuie d’un côté, les opportunités du marché, les ouvertures qu’apporte la technologie, on ne peut, sous peine de chavirer, oublier l’autre que sont les difficultés administratives, les problèmes de gestion, la rareté des talents, les imprévus des ressources humaines. La plupart de ceux qui arrivent à faire croître leur entreprise slaloment entre les deux sillons en s’appuyant tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre. Quid des créations d’entreprises ? Selon les chiffres du SPF Economie, on est au plus bas.
Que faire ? “Il faut comprendre ce qui se passe dans la tête de celui qui voudrait créer son entreprise”, dit Bernard Surlemont. Il y a bien sûr la volonté personnelle, l’envie de créer, l’attrait de l’indépendance ou encore la tradition familiale, l’ambition personnelle, l’argent même. Et puis “il y a le coût d’opportunité. Je crée mon entreprise, je suis mon propre maître, notamment en termes de revenus. Mais le revers de la médaille, c’est l’incertitude : mes clients, mon personnel, mes fins de mois, mon avenir ? Bref, j’y vais ou je n’y vais pas ? C’est ici qu’intervient la conjoncture, mais pas forcément dans le sens que l’on croit. Je pense que dans des situations comme celle que nous vivons aujourd’hui, on voit émerger les vrais entrepreneurs.” Le créateur d’entreprise peut donc tabler sur une certaine croissance, même dans le contexte actuel ? “Oui, s’il comprend l’enjeu, s’il est conscient de ce qu’il doit mettre en place et s’il fait preuve de l’indispensable ouverture d’esprit.” Quitte à se faire aider par les pouvoirs publics ? “Pousser la création d’entreprises, soutenir celles qui existent, cela passe bien plus à mes yeux par la formation, l’encouragement à développer une vision, l’aide à la mise en place d’un bon conseil d’administration et d’un bon reporting, mais les aides directes... Ce n’est pas parce que vous touchez des subsides que votre entreprise va croître ! Il me semble bien plus stratégique que les pouvoirs publics aident le créateur et le dirigeant d’entreprise à réunir les conditions pour qu’il puisse, lui, faire en sorte que les choses se passent au mieux.”
Pas de garantie
Le monde change très vite et tout le temps. Comment développer une vision stratégique, c’est-à-dire un plan à long terme, dans un environnement aussi mouvant ? Bernard Surlemont : “Le bon outil, c’est un plan à deux étages : une ligne stratégique stable et une réflexion permanente pour infléchir les actions sur le terrain. Mais que ce soit clair, stratégie ou pas, personne ne peut vous garantir que ça va fonctionner !” Un peu déprimant, tout ça, non ? “Pas du tout, assure Philippe Pire. Regardez ce qui se passe en Wallonie. Elle n’a jamais compté autant de dirigeants d’entreprise disposant de l’expérience entrepreneuriale et ceux-ci sont prêts à en faire profiter les autres. Pour attirer les compétences, pour rendre les conseils d’administration plus actifs, pour ouvrir davantage les esprits.” Bref, pour réunir les conditions de la croissance. Chiche ?
Envue 18: Accent sur la croissance
Marc Cosaert, associé EY Transaction Advisory Services