Les entreprises qui veulent réussir demain doivent non seulement être lean et mean, mais aussi clean. Trois concepts que nous retrouvons dans le modèle pyramidal développé par EY. Ce modèle permet à une entreprise d’évaluer la durabilité de ses plans de restructuration. Dans cette interview, nous appliquons ce modèle à Barco et au SPF Sécurité sociale, deux organisations qui sortent d’une importante réorganisation. Autour de la table : Thomas Sileghem (EY) Jan Van Acoleyen et Carl Vanden Bussche (Barco) et Tom Auwers (SPF Sécurité sociale).
Quelle est l’idée à la base du modèle pyramidal ?
Thomas Sileghem (EY) : Le modèle établit trois niveaux de maturité pour une réorganisation. Les entreprises les moins matures réagissent à des problèmes en les résolvant très rapidement. Les collaborateurs se voient imposer d’en haut de faire certaines choses autrement ; mais le long terme et le contexte plus large restent secondaires. C’est une approche lean & mean, mais elle n’est pas nécessairement clean. Au deuxième niveau, la nécessité de restructurer est vue comme une opportunité d’ancrer la durabilité dans l’ADN de l’entreprise. Mais une organisation n’est réellement adulte que lorsque la restructuration s’inscrit dans une stratégie dont la durabilité constitue un élément essentiel.
Chez Barco et au SPF Sécurité sociale, les restructurations ont été induites par un certain sens de l’urgence ?
Carl Vanden Bussche (Barco): Fin 2008, Barco est entrée dans la crise avec une structure des coûts très lourde et un bilan potentiellement fragile. Plusieurs marchés se sont contractés, nous avons perdu des parts de marché sur d’autres terrains. Tous les indicateurs avaient viré au rouge. Il était clair pour tout le monde que nous ne pouvions pas nous contenter d’économies linéaires destinées à doper nos résultats. Nous nous sommes dès lors demandé sérieusement où nous voulions aller à long terme. Nous avons organisé des grandes tables rondes ouvertes à toutes les parties prenantes. Les résultats étaient clairement inférieurs aux attentes. Mais ils ont créé un certain sens de l’urgence, ils nous ont obligés à prendre la réorganisation très au sérieux.
Tom Auwers (SPF Sécurité Sociale) : Lorsque je suis entré au SPF Sécurité sociale, j’ai trouvé de nombreuses personnes démotivées, une atmosphère oppressante, aucun objectif stratégique et très peu de processus. Le service Allocations aux handicapés était connu pour être l’un des services les moins perforpromants de toute la fonction publique. Pour résumer : la situation était catastrophique. Mais c’étaient également des conditions idéales pour un virage à 180 degrés.
Accent sur les valeurs
Sur quels aspects vous êtes-vous concentrés ? Quelle a été votre motivation première ? En d’autres termes : comment êtes-vous devenus mean ?
Jan Van Acoleyen (Barco) : L’enquête a fait remonter trois grands problèmes à la surface. Nos produits étaient certes à la pointe de la technologie, mais la fiabilité faisait défaut et ils n’étaient pas suffisamment conviviaux. Vis-à-vis des clients, nous apparaissions souvent comme des personnes prétentieuses. Les dirigeants n’étaient pas assez à l’écoute et leur vision manquait de clarté. À partir de ces constats pénibles, nous avons distillé une série de valeurs et de priorités stratégiques. Nous avons pleinement opté pour la qualité, l’orientation client et un autre type de leadership.
Auwers: Frank et moi sommes partis d’une vision partagée, authentique. Nous voulions une nouvelle culture de travail centrée sur les personnes, qui mette en avant l’autodétermination. Nous ne disons plus où, quand et comment travailler. Seuls les résultats importent. Nous avons pris ces trois idées très au sérieux, et nous y avons associé cinq programmes auxquels nous avons affecté autant de Program Managers. Ceux-ci ont alors identifié et exécuté environ 70 projets. Le tout s’est déroulé de manière transversale, à l’écart de toute hiérarchie. L’accent était placé davantage sur les valeurs, la culture et les processus de bout en bout que sur les fonctions et le contrôle.
Nous avions pris très au sérieux le management basé sur les valeurs. En concertation avec les travailleurs, nous avons traduit notre liste de valeurs en une liste de comportements souhaités. C’était un changement radical. Depuis le déménagement, nos collaborateurs n’ont plus d’horaires fixes, ils peuvent travailler à domicile, les équipes choisissent elles-mêmes leurs membres, tout le monde a un accès illimité à tous les médias sociaux. Aujourd’hui, nous sommes vus comme une organisation exemplaire. Je ne crois pas aux changements incrémentiels. Vous devez désapprendre les mauvaises habitudes en une seule fois.
Economies
Tant chez Barco qu’au SPF, vous avez également réalisé de nombreuses économies, optimalisation et améliorations continues. Comment êtes-vous devenus lean ?
Carl Vanden Bussche: Nous avons réétudié le processus et nous y avons intégré la qualité. Le succès est clairement mesurable dans toutes les branches de l’entreprise. Ainsi, le coût des garanties a diminué de près de moitié, et alors que nous étions payés en moyenne à 78 jours, ce délai a été ramené à 48 jours. Les résultats sont là, mais il y a encore beaucoup de pain sur la planche. L’optimalisation des processus n’est jamais terminée. Pour replacer le client au centre de nos préoccupations, nous avons décidé de travailler davantage de bout en bout. Nous avons écouté nos clients et les collaborateurs qui les connaissaient le mieux. Nous avons autant que possible ramené nos clients à l’intérieur de l’entreprise.
Pour ancrer cette stratégie dans nos processus, la satisfaction des clients a été introduite dans les indicateurs de performance, et donc dans la rémunération de nombreux managers. Nous sommes désormais beaucoup plus attentifs au service clientèle Barco, une équipe et un domaine critiques pour l’expérience promants duit. Notre processus de développement de produits est également dicté par la demande des clients. Pour y parvenir, nous avons donné davantage d’impact à la fonction de marketing stratégique.
Jan Van Acoleyen: Par ailleurs, nous avons évolué vers un autre type de leadership, basé sur des valeurs. Nous investissons dans un programme de leadership stratégique, dans le cadre duquel nous nous efforçons chaque année d’élargir nos horizons avec 40 de nos top managers, de discuter de nos compétences globales et de notre vision du leadership. En outre, nous réunissons une fois par an le top 100 de Barco afin de discuter de notre stratégie, d’établir l’agenda pour l’année à venir et de nous attaquer à quelques thèmes clés en équipe. Nous avons introduit certains mécanismes comme un feed-back à 360 degrés et le poids des valeurs a été nettement accru dans les promotions.
Auwers: Lorsque nous parlons de lean management, j'aime citer un chiffre : en 2003, 2.200 personnes travaillaient ici ; à présent, il y en a 1.300 alors que le nombre de missions et la production surtout ont augmenté. Comment y sommesnous arrivés ? Lorsque nous avons commencé la réorganisation en 2003, nous nous sommes attaqués aux processus individuels. C’est en fait le coeur du lean management : on prend un processus, on le comprime, on l’observe du début à la fin, on l’inscrit dans une philosophie, on numérise et on redessine le processus lorsque c’est possible. Deux exemples: Les services publics sont connus pour être de mauvais payeurs. Notre service de comptabilité a spontanément analysé les processus de paiement, les a nettement simplifiés et a fixé des normes contraignantes.
Nous sommes à présent le service qui paie le plus vite de l’administration et même, selon un rapport de Graydon datant de 2011, de toutes les entreprises publiques et privées étudiées. C’est une source de fierté, mais aussi une aide précieuse pour les fournisseurs et donc pour l’économie. Deuxième exemple : auparavant, les contrôleurs de l’inspection sociale contrôlaient à l’aveuglette le plus grand nombre d’entreprises possible. À présent, nous procédons à une analyse des risques dans une base de données, et nous pouvons effectuer des contrôles ciblés là où les risques sont élevés. Désormais, ils obtiennent presque toujours un résultat. C’est une nouvelle manière de travailler, très efficace, et qui nous permet d’économiser de la main-d’oeuvre.
Durable
Avez-vous également profité de ces restructurations pour vous concentrer sur la durabilité ?
Auwers: Initialement, la durabilité n’était pas un but en soi. Nous avons numérisé le processus pour réduire la charge de travail. Le fait que nous consommions moins de papier et que nos collaborateurs puissent travailler depuis leur domicile, c’est un petit plus qui réduit en outre notre empreinte écologique. Mais notre nouveau plan stratégique s’articule autour de trois types de durabilité : durabilité des connaissances, durabilité des processus opérationnels et aspect écologique. Les valeurs qui fondent notre culture d’entreprise sont notre garantie de la durabilité. Nous prenons très au sérieux le captage de connaissances.
Nous le faisons surtout via les médias sociaux, notamment Yammer et Ideascale. Nous conservons ainsi une trace de tout échange de connaissances. Aujourd’hui, la messagerie instantanée est plus utilisée que l’e-mail dans les communications internes chez nous. C’est vraiment un signe d’ouverture culturelle et de vitesse de travail. Nous sommes obligés de nous montrer respectueux de l’environnement. Une organisation qui n’est pas attentive à l’environnement est incapable d’attirer les membres de la génération actuelle. Dans ce domaine aussi, nous sommes performants : nous consommons très peu de papier, nos collaborateurs travaillent en grande partie à domicile et ma voiture de société est électrique.
Carl Vanden Bussche :Pour nous, la durabilité n’était pas un point de départ dans les restructurations. C’est l’inverse : à présent que les restructurations atteignent leur vitesse de croisière, nous nous rendons compte que nous sommes plus durables dans différents domaines. Et quelque part, nous n’avions pas réellement de " portemanteau " auquel accrocher nos différentes initiatives. Nous nous trouvons donc plutôt au deuxième niveau de la pyramide : nous allons cibler beaucoup plus certains thèmes, comme l’aspect humain. Notamment par le biais de nos programmes relatifs à la culture, aux valeurs et au leadership. Et cette approche porte ses fruits.
Sileghem : Les restructurations chez Barco et au SPF Sécurité sociale sont un bon exemple de réorganisation nécessaire où les aspects clean ont gagné peu à peu en importance, notamment sous l’influence des clients et collaborateurs. Les changements de culture et de structure sont ainsi portés par une large base de parties prenantes qui participent activement à ce renouvellement. La durabilité devient ainsi un facteur opérationnel plutôt qu’un concept marketing creux.