Des tendances comme l’internet des objets, l’intelligence artificielle et les Big Data placent aujourd’hui l’industrie face à la révolution numérique. À quoi ressemblera l’environnement de production de demain? Comment faire en sorte que start-up et valeurs sûres se retrouvent dans un modèle d’innovation qui suscite l’adhésion de toutes les parties prenantes, tout en apportant une plus-value et une différenciation tangibles? Autant de questions que nous avons posées à Christian Jourquin (ancien CEO de Solvay), à Bert Baeck (fondateur et CEO de TrendMiner) et à Thierry Mortier (associé et IT Advisory Leader chez EY).
La révolution numérique atteint sa vitesse de croisière. Quel en est l’impact sur l’industrie?
Christian Jourquin: "Voici 20 ans, les tendances étaient très claires dans l’industrie. L’avenir des activités était facile à prévoir. J’appelle cela le ‘modèle de la charrue’: tout va en ligne droite. Aujourd’hui, ce n’est plus du tout le cas. La bombe à fragmentation des nouvelles technologies a explosé. Certaines entreprises armées d’un modèle économique disruptif porté par la numérisation, comme Uber et Airbnb, sont très visibles. Mais quel sera l’impact de cette technologie sur l’industrie automobile et sur celle du tourisme? Personne ne sait à quoi ressemblera son modèle économique dans 10 ans."
Bert Baeck: "En tant que start-up, nous avons vu comment la vague d’économies de ces dernières années a obligé l’industrie à se concentrer sur son efficacité: il s’agit désormais d’agir plus vite et de prendre de meilleures décisions avec moins de gens. Cela contraint à innover en dehors du cadre existant. Et on en arrive très vite à la révolution numérique comme fer-de-lance."
Jourquin: "De jeunes entreprises hyperspécialisées comme TrendMiner doivent faire le lien entre les nouvelles idées et l’industrie traditionnelle. Pour cette dernière, le grand défi consiste à créer des possibilités de collaboration avec de telles entreprises."
Futur
À quoi ressemblera l’entreprise industrielle dans 10 ans?
Thierry Mortier: "L’internet des objets, les Big Data et l’intelligence artificielle: autant de grandes tendances auxquelles il est impossible d’échapper. Elles transformeront l’entreprise industrielle en un environnement où des appareils et robots intelligents, connectés, généreront un énorme flux de données.
Celui-ci sera interprété par l’intelligence artificielle et, si nécessaire, soumis au jugement humain. Un tel système permettra par exemple de disposer de pompes capables de tourner plus longtemps sans erreurs et en nécessitant moins d’entretien. Cette révolution est moins ‘sexy’ dans l’industrie manufacturière. Son impact n’en sera pas moins considérable."
Baeck: "L’environnement de production volera comme un avion. Le vol s’effectuera automatiquement, mais un nombre réduit de personnes garderont l’ensemble des paramètres à l’oeil, anticiperont les problèmes et interviendront si nécessaire. La machine se concentrera sur la reconnaissance de modèles, sur des calculs rapides et compliqués, et sur l’analyse et la présentation des données. L’humain, quant à lui, se consacrera à la créativité, à l’intuition et à la prise de décision. Bref, au ‘management by exception’ d’une foule de robots et d’appareils connectés."
Mortier: "Observez le secteur des services aux collectivités. La législation environnementale condamne ces entreprises à se réinventer. L’avenir, c’est le réseau intelligent, le ‘smart grid’, avec des compteurs et des appareils électroménagers intelligents et connectés. Tous les ménages seront raccordés à un ‘smart grid’ de flux d’énergie et de contrats. Le consommateur choisira le fournisseur le plus intéressant pour chaque situation; il sera lui-même producteur d’électricité ou rémunéré pour stocker de l’énergie excédentaire dans la batterie de sa voiture électrique. Ajoutez-y une couche d’intelligence artificielle et vous obtenez une infinité d’applications. Par exemple, les apps qui permettent d’allumer et d’éteindre des appareils électroménagers à distance."
Jourquin: "Le modèle économique évolue aussi dans l’industrie chimique. Au lieu de vendre des palettes de produits génériques, les grandes firmes déploie des solutions chimiques complètes pour des applications spécifiques à haute valeur ajoutée, avec une série de services en plus. Le mot-clé, c’est la différenciation. Je pense notamment aux produits spécialisés que Solvay développe spécifiquement pour les industries aéronautique et automobile."
Transformation
Quels sont les processus de transformation indispensables pour permettre à l’entreprise industrielle de demain de se développer?
Mortier: ‘"Les grandes percées dont on observe véritablement l’impact n’ont pas encore eu lieu dans l’industrie manufacturière. Les nouvelles technologies ne manquent certes pas, mais la révolution numérique dans l’industrie exige un écosystème de start-up au sein desquelles la technologie peut mûrir. Un tel écosystème existe aujourd’hui en Belgique, ceci dit. TrendMiner en est un bon exemple."
Jourquin: "Les décisionnaires des grandes entreprises, très compétents en matière de maîtrise des risques, le sont parfois moins lorsque s’agit d’imaginer des solutions innovantes. Ce n’est pas uniquement lié à la taille de l’entreprise, mais aussi à l’âge du manager ou de l’entrepreneur. Il faut rester à l’écoute de la jeune génération qui a grandi au cœur même de la révolution numérique. Chez Solvay, je visitais très souvent des sites de production.
Ce sont les discussions que j’ai menées avec les jeunes ingénieurs sur le terrain qui m’ont le plus appris. Les grandes entreprises ne pourront survivre avec des innovations exclusivement développées en leur sein. En outre, les collaborations avec de petits partenaires innovants permettent de sous-traiter une partie du risque. Toutefois, il manque encore une dose d’audace: trop souvent, on se contente de réaliser quelques essais, de sortir un peu les antennes, et l’on a peur de se lancer."
Baeck: "Une start-up doit pouvoir fournir aux entreprises industrielles une véritable valeur ajoutée dans une telle collaboration. Les idées ne suffisent pas – de trop nombreux starters se laissent encore prendre à ce piège! Or, si vous contribuez réellement à réduire les coûts ou à accroître l’efficacité, il est aujourd’hui possible d’approcher Total et Solvay. Auparavant, ces groupes n’acceptaient de discuter qu’avec de grandes marques comme Oracle et IBM; désormais, ils font preuve d’une plus large capacité d’écoute."
Mortier: "Lors des transformations fondamentales, on voit un nombre croissant de grandes entreprises développer des équipes satellites hybrides, composées d’une combinaison de collaborateurs propres et de start-up. Nous avons travaillé ainsi pour la banque numérique. Une fois les solutions parvenues à maturité, il est possible de les autonomiser ou de les rapatrier dans l’environnement existant."
"Ce processus d’incubation jusqu’à l’intégration sur le terrain doit faire l’objet d’un accompagnement très étroit, sans quoi il est condamné à échouer. J’ai vu cela dans une entreprise de services reaux collectivités, avec un projet lié au rechargement sans fil des smartphones. Un excellent projet, mais au moment de le déployer, il a capoté. Ce service exigeait un changement trop important sur le terrain, qui n’a pas été intégré dans le processus."
Baeck: "Les projets à forte valeur ajoutée pour l’entreprise ne créent pas nécessairement de valeur ajoutée pour les personnes actives sur le terrain, en effet. Pour ces dernières, le changement constitue un risque considérable. Vous devez en tenir compte dans la phase de développement, au risque de devoir faire une croix sur votre innovation."
Quels sont les principaux défis d’une collaboration entre une entreprise industrielle et un starter?
Baeck: "Une start-up qui souhaite innover avec son client doit être suffisamment agile. Souvent, nous ignorons ce qui sortira de la collaboration; il s’agit d’apprendre, de tomber et de se relever. Si l’on fait preuve de la flexibilité nécessaire, une solution émerge souvent qui n’est pas celle envisagée au départ. Lorsqu’on lance quatre projets, un seul peut-être sera couronné de succès… mais vous apprendrez énormément des trois autres! Les grandes entreprises doivent accepter cette manière de travailler."
Mortier: "Le modèle de collaboration entre partenaires industriels et start-up en est encore à ses balbutiements. C’est pourtant le modèle du futur, et la raison pour laquelle nous avons rassemblé autour d’une table une start-up, un industriel et un consultant."
"Car EY a sa place dans cette évolution. Grâce à notre connaissance très spécifique de l’industrie, nous pouvons être utiles lorsqu’il s’agit de réunir les bons acteurs dotés de la bonne mentalité. Nous pouvons offrir aux start-up un accès à nos contacts au sein des directions de très nombreuses entreprises. En retour, nous mettons ces grandes entreprises en contact avec les starters les moins risqués, et les aidons à choisir entre une collaboration autour d’un projet, une joint-venture et une acquisition. Nous pouvons soutenir le projet d’innovation en soi, mais également la transformation plus large qu’engendrent un grand nombre de ces projets."
"Nous appliquons cette stratégie d’innovation au sein d’EY. Nous disposons d’un programme d’innovation interne dans le cadre duquel nous encourageons l’intrepreneuriat de nos collaborateurs. Mais nous innovons aussi en collaboration avec de plus petits partenaires externes. Nous évoluons ainsi vers une plateforme qui intègre les applications les plus intéressantes de ces acteurs extérieurs."
Baeck: "Les services que proposent les starters sont souvent très novateurs. Par définition, il n’existe aucun budget pour de tels services. Vous devez donc trouver quelqu’un, dans l’entreprise, qui ose s’exposer pour vous. La peur de l’échec est encore trop présente dans l’environnement industriel! Tout le concept du ‘failing forward’ – l’idée de progresser en tirant les enseignements de ses erreurs – est crucial dans l’innovation disruptive. Plus vous échouez, corrigez et réessayez rapidement, plus vous réussirez rapidement."
Jourquin: "La peur de l’échec est effectivement très répandue. Les entreprises ont besoin d’accumuler de l’expérience de projets de transformation internes réussis avant de s’engager avec des parties externes. Le starter, de son côté, doit, s’il veut gagner la confiance d’une grande entreprise, présenter des projets déjà couronnés de succès. L’aspect relationnel est tout aussi primordial: je ne veux pas m’engager avec TrendMiner, mais avec M. Baeck. Si j’ai le sentiment qu’il fait partie de mon entreprise, nous sommes sur la bonne voie."
"Les pouvoirs publics ont, dans ce cadre, un rôle à jouer. La Chine s’avère très compétitive dans l’industrie manufacturière, surtout en matière d’économies sur les coûts. Si nous jouons pleinement la carte de la différenciation et de l’innovation, nous aurons encore une chance de rester compétitifs. Mais dans ce cas, il est urgent que l’Europe mette au point une politique industrielle forte."
TRENDMINER MISE SUR LE LONG TERME
TrendMiner a été créée en 2008, en tant que spin-off de la KUL, sur la base de recherches consacrées à la façon de transformer les données générées par les machines en informations utiles. Les compétences de Bert Baeck, son CEO, et de son équipe se situent au carrefour des Big Data, du machine learning et de l’industrie des processus.
Après plusieurs implémentations réussies – mais à trop forte intensité de main-d’œuvre – de son premier produit, Bert Baeck a changé son fusil d’épaule: les services doivent pouvoir être mis en œuvre avec une rapidité et une simplicité accrues. Après de nouveaux développements et une injection de capitaux de 6 millions d’euros par la fine fleur des fournisseurs de capital-risque belges, la première version mature de TrendMiner a été déployée sous la forme d’un produit en trois volets.
D’abord et avant tout, un moteur de reaux collectivités, avec un projet lié au rechargement sans fil des smartphones. Un excellent projet, mais au moment de le déployer, il a capoté. Ce service exigeait un changement trop important sur le terrain, qui n’a pas été intégré dans le processus."
Baeck: "Les projets à forte valeur ajoutée pour l’entreprise ne créent pas nécessairement de valeur ajoutée pour les personnes actives sur le terrain, en effet. Pour ces dernières, le changement constitue un risque considérable. Vous devez en tenir compte dans la phase de développement, au risque de devoir faire une croix sur votre innovation."
Quels sont les principaux défis d’une collaboration entre une entreprise industrielle et un starter?
Baeck: "Une start-up qui souhaite innover avec son client doit être suffisamment agile. Souvent, nous ignorons ce qui sortira de la collaboration; il s’agit d’apprendre, de tomber et de se relever. Si l’on fait preuve de la flexibilité nécessaire, une solution émerge souvent qui n’est pas celle envisagée au départ. Lorsqu’on lance quatre projets, un seul peut-être sera couronné de succès… mais vous apprendrez énormément des trois autres! Les grandes entreprises doivent accepter cette manière de travailler."
Mortier: "Le modèle de collaboration entre partenaires industriels et start-up en est encore à ses balbutiements. C’est pourtant le modèle du futur, et la raison pour laquelle nous avons rassemblé autour d’une table une start-up, un industriel et un consultant."
"Car EY a sa place dans cette évolution. Grâce à notre connaissance très spécifique de l’industrie, nous pouvons être utiles lorsqu’il s’agit de réunir les bons acteurs dotés de la bonne mentalité. Nous pouvons offrir aux start-up un accès à nos contacts au sein des directions de très nombreuses entreprises.
En retour, nous mettons ces grandes entreprises en contact avec les starters les moins risqués, et les aidons à choisir entre une collaboration autour d’un projet, une joint-venture et une cherche est greffé sur le flux de données généré par les capteurs de toutes les machines connectées dans un environnement industriel. Pour le client, ce système est source d’économies de coûts, notamment par sa capacité à prévoir les défaillances des machines et les problèmes de production. Le deuxième volet assure le stockage, sous forme numérique, des connaissances humaines présentes dans l’environnement, afin qu’elles puissent être ajoutées en tant qu’intelligence au système.
Enfin, le volet monitoring permet au client de visualiser tous les paramètres et modèles en temps réel et d’être prévenu en cas de problème imminent. Le succès de TrendMiner ne s’est pas fait attendre. Sur les 50 plus grandes entreprises chimiques du monde, 30% le font tourner sur au moins un de leurs sites. Une bonne raison, pour Bert Baeck, de refuser l’offre alléchante d’un repreneur américain. Car TrendMiner mise sur le long terme.
Une condition sine qua non lorsqu’on nourrit l’ambition de devenir le Google de l’industrie des processus.
- Salariés: 35
- Clients: 30% des 50 plus grandes entreprises chimiques, dont Total, Solvay, BASF et Umicore
- Bureaux: Hasselt (siège), Rotterdam, Cologne, Houston
- Chiffre d’affaires: Non publié. La valeur contractuelle des commandes a triplé cette année
- Fonds propres: 6 millions d’euros ont été collectés cette année
- Investisseurs: Fortino Capital, LRM, PMV, KU Leuven, Innovation Fund
- Entreprise-mère: TrendMiner SA
- CEO et cofondateur: Bert Baeck