Les individus sont au cœur de toute organisation. Par conséquent, lorsqu’une entreprise modifie ses méthodes de travail, elle ne peut se concentrer exclusivement sur la technologie et les processus. “Lors de toute transition, les collaborateurs suivent un cheminement émotionnel: ils méritent dans ce cadre de bénéficier d'un soutien sur mesure”, estime Lynn Mottie, experte du changement. Chez EY Consulting, elle supervise les projets de digitalisation de la chaîne de supermarchés Carrefour.
Avec plus de 700 magasins et 4 enseignes, Carrefour occupe une position unique en Belgique. Le distributeur dispose d'un réseau d'hypermarchés, de supermarchés et de magasins de proximité, complété par une offre diversifiée de commerce électronique.
Fidèle à sa vision, Carrefour est fermement engagé dans la numérisation et l'automatisation. Le groupe répond ainsi à une demande des clients tout en veillant à ce que ses salariés aient davantage de temps à leur consacrer.
Miser sur les capacités humaines
L'un des projets de numérisation récemment lancés par Carrefour Belgique concerne le déploiement de F&R (Forecasting & Replenishment, que l’on peut traduire par “prévision et réapprovisionnement”). “Ce module SAP permet d'améliorer et d'automatiser les propositions de commandes”, explique Thierry Michiels, Director Customer & Operational Excellence.
“Nous avions évidemment déjà des systèmes de commande, mais avec F&R, nous disposons désormais d'un système nettement plus puissant et intelligent, que nous implémentons progressivement dans les magasins.”
“Nous avons commencé par la catégorie la plus difficile: les fruits et légumes. Dans le passé, c'étaient principalement les chefs de rayon qui décidaient des achats. Pour cela, ils s'appuyaient sur leurs années d'expérience et leur connaissance des clients. Or, les carrières ont raccourci ces dernières années, si bien que nous pouvons moins compter sur cette capacité humaine.
En outre, nous voulons prendre en compte des données objectives telles que les chiffres d'achat et de vente. C'est là qu'intervient F&R qui s'appuie sur plusieurs indicateurs pour passer les commandes avec une précision accrue. Le chef de rayon vérifie toujours, mais il ne choisit plus tout lui-même. Il conserve néanmoins une marge de manœuvre de 5 à 10%, par exemple pour tenir compte des événements locaux.”
Changement de comportement et de mentalité
Pour une organisation de grande envergure comme Carrefour, la mise en œuvre de F&R est un travail de longue haleine, tant sur le plan technologique qu'humain. “Les employés des magasins doivent assimiler une nouvelle façon de travailler”, prévient Lynn Mottie, experte en changement chez EY Consulting.
Nous n'avons pas de formule unique que nous pourrions appliquer partout. Chaque organisation, chaque personne est différente et a des besoins et des émotions différents.
“Ils subissent une perte de contrôle et doivent apprendre à faire confiance à un système. De la gestion de leur offre, ils passent à sa supervision. Cela implique un sérieux changement d'état d'esprit.” Les employés perdent également un peu de leur statut car “c'est désormais l'ordinateur qui décide ce qu'ils doivent faire”, ajoute Thierry Michiels.
“La gestion du changement est un élément crucial de l'intégration”, confirme Davy Van Ingelgem, Partner chez EY Consulting. “Nous définissons les éléments qui peuvent être numérisés, puis nous établissons un plan. Toutefois, l’étape la plus importante est l’intégration du changement dans l'organisation. La transformation numérique ne peut aboutir que si les salariés sont convaincus qu'elle ajoute de la valeur à leur travail.”
La communication crée le soutien
Lynn Mottie insiste sur la révolution que ce changement peut représenter: “Les processus de changement font appel aux sentiments humains. Il faut savoir les saisir et les gérer. C'est pourquoi nous optons invariablement pour une approche progressive et sur mesure. La mise en œuvre de F&R s'est étalée sur plusieurs années, avec une longue phase-pilote. Nous avons débuté par des tests dans deux magasins et sur un segment de produits limité, avant d'étendre progressivement le projet à un plus grand nombre de personnes et de produits.”
Thierry Michiels pointe au passage le rôle joué par les ambassadeurs dans ce cadre: “À plus forte raison au sein d’une grande entreprise comme Carrefour, il faut partir du sommet: la direction. Les responsables doivent soutenir le changement, depuis le centre de services jusqu'aux directeurs de magasins. Une cascade de personnes a porté ce projet! Naturellement et simultanément, nous avons travaillé avec les collaborateurs qui ont utilisé F&R en premier. En tant qu'ambassadeurs, ils ont détaillé à leurs collègues les avantages du système à leur niveau.”
Dans ce cadre, Carrefour et EY Consulting ont élaboré une stratégie axée sur le changement, les parties prenantes et les ambassadeurs, avec plusieurs moments de communication.
Thierry Michiels a été agréablement surpris que cela se produise très tôt dans le processus de transformation: “Il ne faut pas attendre la mise en œuvre pour communiquer. Au contraire: si vous communiquez trop tard, vous risquez de manquer de soutien et d'adhésion dès le départ, qui sont précisément les conditions nécessaires à l'obtention des résultats finaux souhaités.” Davy Van Ingelgem acquiesce: “C’est quelque chose que nous avons trop souvent constaté, malheureusement.”
La transformation numérique ne peut aboutir qu’à condition que les collaborateurs y voient une plus-value pour leur emploi.
Selon Lynn Mottie, chaque organisation a sa propre culture. Et il faut tenir compte de tout un éventail de profils individuels, avec des sentiments différents. Il est dès lors indispensable de personnaliser les actions de changement et de communication pour garantir le succès de l’opération. Le rôle des ambassadeurs, qui jettent un pont entre les collègues de l'équipe projet et ceux des magasins, crée un véritable engagement. “Le message de l’ambassadeur est le suivant: montez à bord, ça marche! Et ce message était crucial pour atteindre une masse critique.”
Formation et coaching
Thierry Michiels a puisé son expérience dans plusieurs projets de numérisation menés ces dernières années au sein de services administratifs variés. “Il faut toujours rendre nos processus plus efficaces, améliorer la communication et raccourcir les formations. Tout doit être plus rapide, mais aussi plus efficace.”
Le copier-coller d'un service à l'autre est à proscrire, aux yeux de Lynn Mottie: “Nous n'avons pas de formule unique que nous pourrions appliquer partout. Chaque organisation, chaque personne est différente et a des besoins et des émotions différents. Il faut d'abord comprendre qui est en face de vous. Commencez par une analyse générale et travaillez sur mesure.”
Davy Van Ingelgem partage cet avis: “Il s'agit de trouver un équilibre entre les solutions technologiques, les process optimisés et les individus qui doivent rester au cœur de l’attention.”
Les collaborateurs doivent avoir le sentiment qu'il s'agit d'une solution élaborée grâce à l'expérience de leurs collègues, tant au siège que sur le point de vente, et qu'elle améliore et facilite leur travail au quotidien.
Le soutien de la direction est essentiel, c’est évident, mais il ne faut donc pas négliger le poids de la formation et du coaching, conclut Thierry Michiels. “Les collaborateurs du magasin doivent comprendre que la solution a été élaborée grâce à l'expérience de leurs collègues du magasin et du centre de services, et qu'elle améliore et facilite leur travail au quotidien.”
Pour F&R, Lynn Mottie a ainsi soutenu la mise en place d'un programme de formation complet: “Nous opérons une distinction entre le formateur et le coach. C'est peut-être une nuance un peu folle, mais les formateurs viennent expliquer en détail l'outil au début. Les coachs – souvent des visages familiers de la région – reviennent plus tard pour s'assurer que la mise en œuvre se déroule bien.”
Thierry Michiels est Director Customer & Operational Excellence (Lean) & Stores Technical Departement chez Carrefour. “Un titre à rallonges”, plaisante-t-il. “En clair, avec mes équipes – 160 personnes au total –, j'apporte du changement, de l'innovation et de la simplification aux process, tout en veillant à l'équilibre entre la satisfaction du client et la productivité du magasin. Ces process vont de la caisse à l'inauguration d'un magasin – bref, un éventail des plus larges.”
Davy Van Ingelgem est Partner chez EY Consulting, où il dirige 62 consultants en transformation technologique. “On pense immédiatement à l'intégration de systèmes et à la mise en œuvre de logiciels. Mais la transformation numérique ne peut aboutir que si les collaborateurs constatent qu'elle apporte une valeur ajoutée à leur travail.”
Lynn Mottie est psychologue organisationnelle et Senior Manager en gestion du changement chez EY. “Dans les processus de numérisation, je guide les entreprises et les employés dans la prise de conscience du changement jusqu'à la mise en œuvre et l'intégration au quotidien. L'implication et l'engagement sont essentiels à cet égard.”