Les investissements dans l’informatique ne sont pas seulement synonymes de gains de productivité et d’amélioration du service. Ils sont aussi indispensables à la survie de l’entreprise à plus long terme.
"La Belgique n’a pas du tout besoin d’une Silicon Valley pour exceller dans le monde de l’informatique et des télécommunications", assure Marc De Keersmaecker, directeur général de la société cotée en Bourse RealDolmen. Son entreprise vend des produits d’infrastructure, tels que des ordinateurs, des imprimantes et des réseaux, mais propose aussi des services logiciels comme du cloud computing et des Big Data. "C'est vrai, il est toujours agréable d'aller humer l’atmosphère de San Francisco à l’occasion, mais plusieurs de ces centres existent ailleurs dans le monde. En outre, le tissu économique est beaucoup plus large que l’innovation et la créativité liées à la Silicon Valley. De nouvelles technologies attendent constamment d'être implémentées."
Hendrik Serruys, associé chez EY People Advisory Services, acquiesce: "Ici, nous n’avons peut-être pas de Facebook ni de Google, mais il ne faut pas non plus faire preuve d’excès de modestie. Ces dernières années, les entreprises informatiques ont dominé le classement des entreprises les plus prometteuses de Belgique. On trouve chez nous de la passion, du dynamisme et des gens qui travaillent dur, ainsi que de très beaux produits dont nous pouvons être fiers."
Parmi ces entreprises prometteuses, on peut assurément citer Itineris, jeune société gantoise de conseil en informatique dirigée par son fondateur, Edgard Vermeersch. Itineris aide les acteurs du secteur de l’énergie et de l’eau à mieux gérer leur back-office. L’entreprise emploie 350 personnes, moins d’un tiers de RealDolmen, et compte notamment GDF Suez, E.ON et De Watergroep parmi ses clients. Edgard Vermeersch a récolté 10 millions d’euros l’an dernier pour accélérer l’expansion de ses activités aux États- Unis.
Une discussion sur l’avenir de l’informatique en Belgique avec un entrepreneur qui voit les États-Unis comme son principal débouché… Que pouvons-nous en déduire?
Edgard Vermeersch: "Nos activités aux États-Unis augmenteront d’un facteur six cette année par rapport à 2015. Ceci dit, en Europe, nous enregistrons une croissance de 20% et plus par an. Comme l’ensemble de notre développement s’effectue ici, c’est toute la Belgique qui profite de notre réussite aux États-Unis."
"Les systèmes américains de gestion de clients ne sont pas prêts pour l’évolution du mix énergétique et l’accent de plus en plus prononcé sur les énergies renouvelables", déclariez-vous voici quelque temps. Pourquoi ont-ils spécifiquement besoin d’Itineris?
Vermeersch: "Les États-Unis présentent des années de retard dans la libéralisation du secteur énergétique. En Europe, la Commission européenne l’a accélérée dans l’optique d’un marché interne unifié, raison pour laquelle nous avons plus d’expérience que les opérateurs américains."
L’ensemble de notre développement de produit s’effectuant ici, la Belgique profite, elle aussi, de notre réussite aux États-Unis.
Comment le secteur informatique belge s’en tiret- il de manière générale? Est-il plutôt en tête de classement ou en queue de peloton?
Marc De Keersmaecker: "La Belgique n’est certainement pas une pionnière dans l’application de nouvelles technologies et dans la mise en oeuvre de nouveaux modèles d’affaires. Les innovations technologiques modifient le tissu économique en profondeur. Heureusement, de plus en plus d’entreprises réalisent qu’il est indispensable de surfer sur cette vague. Et ce, sous peine de disparaître, purement et simplement."
Esprits créatifs
Le terme "disruption" est à la mode dans le secteur de l’informatique. On remarque qu’il est souvent évoqué à propos de nouveaux arrivants et de petites entreprises, et beaucoup moins associé à des valeurs confirmées.
Hendrik Serruys: "Le secteur informatique compte environ 35.000 entreprises en Belgique. Parmi celles-ci, seules 1.300 emploient plus de 10 collaborateurs à temps plein. On retrouve donc beaucoup de petites entreprises, dont des start-ups qui ouvrent la voie et rencontrent le succès. Chaque jour, on peut lire des histoires comme celle d’Itineris et des fabricants d’applications Showpad et In The Pocket. Les plus grandes entreprises ont besoin de ces start-ups, parce qu’elles sont actives dans des niches dont elles ne s’occupent pas ou pour lesquelles elles ne sont pas familières."
Les plus grandes firmes d'informatique doiventelles racheter ces start-ups? Ou créer une culture de start-up en interne?
De Keersmaecker: "Les deux. L’intrapreneuriat engendre beaucoup d’enthousiasme. Nous devons veiller à ce qu’un collaborateur doté d’une bonne idée soit soutenu et bénéficie d’un financement. En outre, on trouve en Belgique une foule de petites start-ups avec des gens très créatifs: en collaborant avec eux – je ne me prononcerai pas sur la forme – il est possible de créer de la valeur ajoutée pour le client." Serruys: "Les entreprises doivent laisser aux esprits créatifs la possibilité de réfléchir à un marché des technologies en évolution rapide. J’ai récemment visité un développeur de logiciels chez qui les informaticiens ont la liberté de s’inspirer de leur travail quotidien afin d’imaginer de nouvelles idées et des processus neufs. Toutes les deux semaines, ils libèrent un vendredi pour en discuter et élaborer leurs idées."
Big Data
L’informatisation donne accès à d’énormes quantités de données. Est-il possible d’en extraire les informations adéquates et d’en faire quelque chose d’utile?
De Keersmaecker: "Nous n’en sommes toujours qu’au premier stade. De nombreuses entreprises cherchent comment exploiter aux mieux les Big Data. Certaines tentent d’en prévoir les évolutions avec des ‘analyses prédictives’, qui pourraient par exemple contribuer à l’optimisation de la chaîne logistique ou aider à estimer quand une machine doit faire l’objet d’un entretien."
Vermeersch: "Si la technologie et les données évoluent, finalement, il s’agit toujours de comprendre le business. L’homme le plus intelligent du monde peut étudier des Big Data: s’il ne comprend pas le modèle fondamental de son client, elles ne lui serviront à rien. Les entreprises de services d'utilité publique, par exemple, doivent gérer d’énormes volumes de données clients. Pour identifier qui sont les bons et les moins bons clients, ou les services supplémentaires que l’on peut proposer aux différents profils, il est nécessaire de comprendre les activités de ses clients."
De Keersmaecker: "C’est effectivement le grand défi. On parle beaucoup de Big Data, mais qu’en fait-on? Il faut une combinaison d’experts en données et de profils qui connaissent l’activité, sans quoi on cherche une aiguille dans une botte de foin. Je suis convaincu que les Big Data présentent un énorme potentiel mais qu’elles seront toujours portées en lien avec la composante ‘business’."
Vide dans le marche
Qu’en est-il du climat de financement des start-ups dans le secteur informatique?
Vermeersch: ‘"Vous ne m’entendrez certainement pas me plaindre. Avec Itineris, nous avons reçu une aide très précieuse de la PMV, la société flamande de participation. Les banques ne veulent pas mettre d’argent sur la table pour une start-up en quête d’un financement de sa croissance – et je le comprends parfaitement. Car nous n’avions que quelques tables et chaises à donner en garantie." "L’aide de la PMV est un bel exemple de la manière dont les pouvoirs publics peuvent combler un trou dans le marché. Attention cependant: ils ont également réalisé une bonne affaire, car ils récupéreront plusieurs fois leur mise!"
De Keersmaecker: "Pour les start-ups, l’argent n’est pas le problème, selon moi. L’essentiel est d’avoir une bonne idée, des personnes compétentes et beaucoup de passion. Si les pièces du puzzle se mettent en place, on trouvera aisément le financement. Le problème vient du fait qu’on n’encourage pas assez l’entrepreneuriat dans notre pays. Ceux qui prennent des risques et réussissent devraient être placés sur un piédestal. Or, au lieu de cela, les entrepreneurs à succès sont surtout confrontés à de la jalousie."
Que doivent faire les pouvoirs publics pour faciliter la vie des entreprises informatiques en Belgique?
De Keersmaecker: "Il serait possible d’améliorer l’ensemble du contexte social et fiscal. Pour attirer les investissements de l’étranger, la sécurité juridique est indispensable, de même qu’une certaine prévisibilité. C’est aujourd’hui un problème. Un climat social et politique stable fait défaut. De plus, on observe beaucoup d’actions sociales – pensez aux grèves de ces derniers mois. On s’attache à des choses d’il y a 30 ans et qui sont aujourd’hui totalement dépassées. Le monde change et nous sommes en retard sur les faits."
Serruys: "La réglementation excessive constitue souvent un frein à la croissance. Prenez l’e-commerce, un secteur nettement moins développé en Belgique qu’aux Pays-Bas. L’une des principales raisons à cela est la législation très rigide en matière de travail de nuit et de travail en équipe. Heureusement, les choses vont enfin évoluer dans ce domaine."
Poste de frais
Les pouvoirs publics pourraient également faire quelque chose en tant que clients d’entreprises informatiques. De grands investissements ont été reportés pour des raisons d’économies. Dans la justice, par exemple, on utilise toujours le fax…
De Keersmaecker: "La réglementation et la complexité sont souvent hallucinantes. L’informatique peut certainement contribuer à simplifier ces processus. Le problème est que l’informatique est trop souvent considérée comme un poste de frais. C’est une vision dépassée des choses. Ces investissements apportent précisément de la valeur ajoutée dans les services aux citoyens et aux entreprises. Ils peuvent même engendrer des économies sur les coûts. Il faut donc davantage investir dans ce domaine, au lieu de réaliser des économies."
Vermeersch: "Je comprends qu’il ne faille pas faire preuve de protectionnisme, mais la Belgique affiche quand même une naïveté confondante par rapport à de nombreux autres pays européens dans ce domaine. Nous dénonçons parfois le protectionnisme qui a lieu ailleurs, mais l’État belge devrait rechercher des manières d’augmenter les chances, pour des entreprises locales qui créent des emplois locaux, de décrocher des marchés pour des solutions informatiques."
De Keersmaecker: "J’entrevois encore un fort potentiel dans la recherche et le développement qui prend place dans les universités. Il faudrait consacrer davantage d’attention à la commercialisation de ces recherches dans des spin-offs."
N’existe-t-il pas des signes d’amélioration?
Serruys: "Si. Nous constatons qu’un vent nouveau souffle depuis 2010. On essaie de combler notre retard sur les pays dans le peleton de tête. De plus en plus d’investissements sont consentis dans la R&D en matière de logiciels et d'ingénierie, par exemple, mais aussi des mesures fiscales destinées à réduire les charges salariales. En outre, le climat s’est nettement amélioré pour les start-ups, notamment avec la dispense de versement du précompte professionnel pour les entreprises débutantes." "Il reste cependant beaucoup de pain sur la planche. L’Europe oblige la Belgique à doubler ses investissements dans l’informatique et les télécommunications dans la fonction publique d’ici 2020, ce qui constituera un levier pour une croissance du même ordre dans le secteur privé. La numérisation des services de police récemment annoncée s’inscrit également dans cette évolution."
"La Belgique souffre d’un manque cruel d’informaticiens, tout simplement"
"Je m’occupe d’informatique depuis 33 ans: la Belgique manque toujours énormément de bras dans ce secteur", déplore Marc De Keersmaecker, directeur général de RealDolmen. "Chaque année, le nombre d’informaticiens qui arrivent sur le marché correspond exactement au nombre de départs. C’est pourquoi le volume reste constant, alors même que la demande ne cesse de croître." "La quête de personnes de qualité est un fil rouge dans ma carrière d’entrepreneur", prolonge Edgard Vermeersch, CEO d’Itineris. Voici deux ans, son entreprise a notamment essayé de trouver des informaticiens via une campagne radio sur Studio Brussel, pendant flamand de PureFM. "Il y en a tout simplement trop peu. Dans d’autres pays, les entreprises informatiques peuvent rapidement passer de quelques dizaines à plusieurs centaines de travailleurs. En Belgique, c’est totalement exclu." Pourquoi? "Je crains que les gens aient tout simplement une mauvaise image de l’informatique", déclare Marc De Keersmaecker.
"Il s’agit pourtant d’un monde absolument passionnant. Nous avons besoin d’autres campagnes qui montrent le secteur sous un meilleur jour. Le fait que cet univers soit toujours majoritairement masculin ne favorise pas non plus l’ évolution de son image." Les femmes, mais aussi les jeunes de manière générale, montrent peu d’intérêt pour le secteur. À Gand, par exemple, 70 étudiants à peine décrocheront un diplôme d’informaticien cette année. Soit moins qu’en philosophie! "Avec tout le respect que je peux avoir pour les philosophes, n’est-ce pas hallucinant?", soupire Edgard Vermeersch. "Le secteur informatique est très important pour la croissance économique et notre bien-être futur." Les CEO tentent bon gré mal gré de gérer cette pénurie. "En Belgique, nous engagerons 60 informaticiens sortis d’une haute école ou d’une université cette année", souligne Marc De Keersmaecker.
"Mais nous sommes également contraints de trouver des solutions à l’étranger si nous voulons continuer à croître. C’est finalement un secteur à assez forte intensité en termes de main-d’oeuvre. Raison pour laquelle nous collaborons avec des entreprises portugaises, polonaises et ukrainiennes." En procédant ainsi, RealDolmen échappe également aux charges salariales élevées en Belgique. Un informaticien polonais coûte à peine la moitié de son collègue belge… "Naturellement, cela joue aussi", consent Marc De Keersmaecker. "Il ne faut pas se le cacher. Et il est faux d’affirmer qu’ils sont moins chers parce qu’ils sont moins bons. J’aimerais briser ce mythe. Mais ces gens connaissent aussi bien l’informatique que les informaticiens belges."