Comment évoluent le marché de l’emploi, les lieux de travail, la gestion des ressources humaines, les collaborateurs et leurs besoins? Et qu’en sera-t-il demain? Trois experts de Bakker & Partners, HP et du VDAB nous confient ce qui les interpelle dans leur domaine spécifique, et jettent un regard éclairé sur notre avenir proche: “L’intelligence artificielle permet d’accélérer la réalisation de certaines tâches, mais il est important que la charge de travail globale reste humainement gérable.”
1. L’intelligence artificielle modifie les tâches et la carrière des travailleurs
Koen Van Beneden (Country Manager Benelux chez HP Inc.): “J’entends souvent dire que l’intelligence artificielle ne peut être ni intuitive ni empathique. C’est tout le contraire! Dans certains domaines, l’IA peut surpasser le jugement humain. Lorsque vous prenez une décision, vous vous en tenez fréquemment à des idées préconçues ou à des suppositions non fondées. Chez HP, nous utilisons par exemple l’IA pour déterminer nos prix de vente. Notre algorithme obtient un taux de réussite plus élevé que certains de nos employés affichant plus de 20 ans d’expérience.”
Charlotte Castelein (CEO de Bakker & Partners): “En tant que bureau de recrutement et de sélection, nous exploitons depuis un certain temps déjà l’IA et d’autres technologies numériques, en particulier pour les traductions, les études de marché et l’automatisation de certaines étapes de la procédure de recrutement et de sélection. L’IA nous aide surtout pour les tâches routinières et administratives.”
Sven De Haeck (directeur de la stratégie au sein du VDAB): “Nos agences de placement ont elles aussi accès à des outils numériques. On peut citer ici un outil piloté par l’IA, qui évalue et prédit la probabilité de trouver un travail pour nos demandeurs d’emploi, ce qui nous permet entre autres de contacter plus rapidement les personnes ayant le moins de probabilité de retrouver un poste. Cette sélection se fait à partir d’une vingtaine de facteurs, dont l’expérience professionnelle, les compétences et la formation.”
2. L’intuition des collaborateurs reste incontournable, y compris avec la digitalisation
Charlotte Castelein: “Nous avons compris que les nouvelles technologies comme l’intelligence artificielle ne pourront jamais remplacer nos collaborateurs. Ceci étant dit, notre travail évolue. Nous avons besoin d’autres compétences dès lors que nous travaillons avec des outils numériques. Ils nous offrent la possibilité de doper notre efficacité, c’est vrai, mais le jugement humain demeure indispensable. Les outils digitaux ne peuvent pas – du moins pas complètement – établir des relations interpersonnelles, comprendre un contexte spécifique et des concepts plus complexes comme la motivation, l’éthique, l’intégrité et la conscience de soi.”
Sven De Haeck: “L’essentiel n’est pas tant d’apprendre à travailler correctement avec les outils digitaux que d’interpréter correctement l’output et les résultats produits par ces outils technologiques
Koen Van Beneden: “Absolument. Il est possible d’intégrer de l’empathie dans un algorithme, mais les humains seront toujours nécessaires pour évaluer le contexte d’une situation ou un résultat.”
3. Tous ces outils digitaux présentent des inconvénients pour les collaborateurs
Sven De Haeck: “Un rapport de la Banque nationale de Belgique révèle que 11% de nos entreprises recourent à l’IA. Or, on ne constate aucune disruption majeure, même si, au cours des prochaines années, nous devrons nous attendre à ce que la technologie engendre de profonds changements, en particulier dans les profils et les compétences. Dans le passé, nous avons vu que les nouvelles technologies détruisaient et créaient des emplois. Certains métiers disparaissent et sont remplacés par d’autres, et les emplois existants évoluent.”
Koen Van Beneden: “L’ensemble du marché de l’emploi doit tenir compte du pouvoir de changement des outils digitaux. Nous devons ouvrir nos portes au machine learning, bien entendu avec une éthique appropriée. Ceux qui refuseront de le faire ou qui n’apprendront pas à travailler avec ces nouvelles technologies risquent de rester au bord de la route. La formation continue est, dans ce cadre, indispensable.”
Il peut arriver aussi que l’intelligence artificielle augmente la charge de travail des collaborateurs humains.
Charlotte Castelein: “Cela peut sembler contradictoire, mais l’intelligence artificielle accroît aussi la charge de travail des collaborateurs humains. Grâce à ces outils, il est possible de faire plus en moins de temps, et c’est en train de devenir la nouvelle norme. Auparavant, nous ne pouvions mener des entretiens qu’avant ou après les heures de bureau, alors qu’aujourd’hui nous pouvons le faire toute la journée et donc en réaliser davantage. Les entreprises doivent veiller à ce que l’augmentation de la charge de travail due aux outils digitaux demeure humainement gérable. Si l’on dépasse les limites, cela créera des tensions et du stress supplémentaires.”
4. Le travail hybride est appelé à perdurer. Les employeurs peuvent répartir leurs travailleurs de la connaissance en personas afin d’associer au mieux les lieux de travail et les tâches
Koen Van Beneden: “Autrefois, les lieux de travail étaient les mêmes pour tout le monde. Aujourd’hui – et ce sera certainement le cas demain –, cette approche one-size-fits-all est dépassée. Auparavant, dans le meilleur des cas, les entreprises faisaient la distinction entre les travailleurs ‘moyens’ – qui, par exemple, disposaient d’un ordinateur d’entrée de gamme – et les travailleurs ‘performants’ – qui recevaient un ordinateur plus rapide. Les entreprises sont mieux organisées, à présent, et répartissent leurs collaborateurs en types ou profils d’utilisateur. Ceux qui travaillent plus souvent à domicile ont d’autres besoins et préférences que ceux qui font rarement du télétravail… Dans la course aux talents, c’est certainement une question qui se pose de plus en plus fréquemment. Les candidats souhaitent savoir dans quelle mesure l’employeur les aidera à organiser un bureau à leur domicile, notamment.”
La population de travailleurs recèle un important potentiel inexploité.
Charlotte Castelein: “Si les candidats peuvent choisir entre un employeur qui accepte le télétravail et prévoit l’aide appropriée, et un autre qui souhaite que tout le monde travaille en permanence au bureau, ils opteront pour le premier. La flexibilité et surtout la possibilité de choisir sont devenues incontournables.”
Sven De Haeck: “Les besoins de nos clients passent avant tout le reste. Certains demandeurs d’emploi ont davantage besoin de réunions en présentiel, tandis que d’autres préfèrent la visioconférence… Le travail hybride va plus loin que les seules préférences des collaborateurs: il faut tenir compte des souhaits des collègues, des fournisseurs et, en définitive, de l’ensemble du marché. Le travail hybride ne se résume pas à travailler au maximum à domicile et le moins possible au bureau. Il est essentiel de continuer à rencontrer ses collègues et de créer des liens. En outre, nombre de métiers et de tâches sont inenvisageables en distanciel.”
Charlotte Castelein: “Piloter, guider et encourager des équipes dont la moitié des membres travaillent de chez eux et l’autre moitié au bureau est un défi pour les managers. Cela nécessite de la confiance, des compétences et des outils de communication. Quant aux évaluations, elles doivent davantage se baser sur les résultats obtenus.”
5. Les entreprises misent de plus en plus sur les collaborateurs temporaires: elles recrutent des freelances et des indépendants spécialisés pour certaines tâches et à des moments spécifiques
Charlotte Castelein: “Cette évolution est très claire. La demande pour des managers intérimaires augmente fortement chez nous. Les entreprises cherchent des spécialistes pour des missions temporaires, pour les aider à mener à bien des projets de numérisation, à mettre en place des stratégies en matière de durabilité, à assurer la continuité au sein de l’organisation, à combler certaines lacunes dues à la pénurie de travailleurs, etc. Du côté de l’offre, le nombre de candidats disponibles augmente lui aussi. Nous avons aujourd’hui des managers intérimaires dans tous les secteurs, rôles, niveaux et expériences.”
Sven De Haeck: “Le travail occasionnel et les flexijobs participent de cette tendance. On trouve des personnes qui choisissent ces options dès le début, mais il y a aussi celles qui adoptent ces formules au milieu ou à la fin de leur carrière professionnelle, pour gagner un peu plus, rencontrer d’autres personnes, bénéficier de davantage de liberté en combinant plusieurs employeurs… Nous accompagnons également les personnes qui changent d’emploi. Nous avons par exemple mis sur pied des sortes de guichets locaux auxquels les employeurs et les employés peuvent s’adresser pour définir des parcours combinant plusieurs emplois. Les relations entre employeurs et collaborateurs changent. Un besoin de mobilité émerge, on pourrait même parler de ‘nomadisme’. Comment les entreprises peuvent-elles se partager certains collaborateurs? Comment les travailleurs peuvent-ils combiner plusieurs emplois? Et ainsi de suite.”
Charlotte Castelein: “On craint parfois des tensions entre collaborateurs fixes et temporaires. Pour qu’ils travaillent ensemble de manière optimale – même si c’est temporaire –, il est nécessaire de donner aux deux groupes l’accès aux mêmes outils. Et de se montrer transparent quant aux rôles et responsabilités de chacun, travailleurs fixes ou temporaires.”
6. Les organisations trouveront les profils de demain parmi les collaborateurs actuels. Les parcours de formation sont dès lors indispensables
Koen Van Beneden: “Indiscutablement. C’est pourquoi nous travaillons rarement avec des freelances ou des consultants. Chez HP, nous employons plus de 60.000 personnes. Un vivier immense! Grâce à notre School for Talent, nous trouvons en interne les bons profils qui souhaitent travailler sur un autre site, une nouvelle mission, etc., et qui sont prêts à se former et à acquérir de nouvelles compétences. Ils voient cela comme l’occasion de relever de nouveaux défis.”
L’upskilling est devenu un must absolu.
Sven De Haeck: “Les formations aident les employeurs à fidéliser leurs collaborateurs. En retour, ceux qui se voient offrir des possibilités d’évoluer, de déployer leurs ailes et ont l’occasion de faire d’autres choses dans l’entreprise, y sont encouragés. Par ailleurs, les formations contribuent à répondre aux nouveaux besoins du marché du travail: les perles étant rares, les entreprises doivent former elles-mêmes leurs collaborateurs à certaines fonctions. L’upskilling est devenu un must absolu. Et c’est une belle façon de promouvoir des profils seniors et de réserver les postes qu’ils ont laissés vacants aux nouvelles recrues.”
Koen Van Beneden: “La population de travailleurs recèle en effet un important potentiel inexploité: ceux qui ne sont pas suffisamment motivés par leur travail, qui ne sont pas à la bonne place… Les managers de première ligne sont les personnes- clés pour traiter ce problème. Si l’on offre un bon accompagnement aux collaborateurs tout en veillant à ce que chacun puisse mettre à profit ses talents et compétences, cela peut déjà faire une énorme différence.”
Charlotte Castelein: “Veiller à ce que chacun puisse suivre la formation la plus appropriée est tout aussi crucial. Certains suivent une formation en leadership alors qu’ils ne sont pas faits pour ça. Résultat: vous vous retrouvez avec des personnes qui ne sont pas à la bonne place. Les organisations et leurs collaborateurs ont intérêt à commencer par identifier les talents disponibles dans l’entreprise et leurs besoins.”
7. On trouve aussi des perles rares parmi les personnes non actives, comme celles qui prennent une année sabbatique, les aidants proches et les pères et mères au foyer. Il est nécessaire de les remettre au travail
Sven De Haeck: “L’objectif du monde politique d’atteindre un taux d’emploi de 80% n’est réalisable que si nous évitons que les gens quittent le marché du travail. La Flandre compte aujourd’hui près de 800.000 travailleurs non actifs. Si nous réussissons à mobiliser 35.000 personnes supplémentaires de ce groupe et à les remettre au travail, nous nous rapprocherons de l’objectif proposé pour 2030. C’est une responsabilité partagée pour laquelle nous devons collaborer de façon transversale – enseignement, aide sociale, pouvoirs locaux – afin que ce groupe-cible réintègre la valeur travail et perçoive à nouveau sa plus-value.”
Charlotte Castelein: “Je constate une évolution du côté des entreprises. Comme elles font face à une pénurie de candidats, elles font preuve de moins de préjugés qu’il y a quelques années, et recrutent des personnes qui avaient disparu pendant un certain temps du marché de l’emploi, pour quelque raison que ce soit. Par obligation, mais aussi parce qu’elles enregistrent des expériences positives avec ces travailleurs.”
Koen Van Beneden: “C’est tout à fait vrai. Voici une décennie, les profils commerciaux devaient systématiquement être des ingénieurs, trilingues, etc. Or, il existe de nombreuses personnes qui, grâce à leurs compétences et à leur motivation, peuvent tout aussi bien faire ce travail.”