De la nouvelle guerre des talents à la semaine de quatre jours en passant par les changements dans les attentes de nombreux travailleurs: au cours des prochains mois, les responsables RH ne pourront guère se reposer sur leurs lauriers. Quatre professionnels aguerris partagent leur avis sur les grands défis qui attendent notre marché de l’emploi, à partir de huit affirmations.
1. Les candidats ont l’avantage: les organisations doivent plutôt poser leur candidature auprès d’eux que l’inverse.
Le terrain de jeux a-t-il changé à ce point à cause de l’inversion du rapport de force?
Lesley Leyn, General Manager de CTRL-F (Accent): “En tant que spécialiste du recrutement, je ne peux que confirmer qu’en 17 ans de carrière, jamais cette guerre des talents n’a été aussi intense. Pour citer un exemple: auparavant, nous pouvions faire aux candidats très diplômés entre quatre et cinq propositions. Aujourd’hui, la plupart du temps, nous parlons de huit, voire de dix propositions. C’est d’ailleurs devenu un peu plus difficile pour les candidats eux-mêmes, car ils font face à une forme de fear of missing out.”
Ces candidats peuvent-ils mettre les employeurs en concurrence?
Bernd Carette, Senior Manager chez Liantis Consult: “Pour moi, ce n’est pas une bonne idée. Les candidats qui adoptent cette position ne se rendent pas service à terme. Les employeurs ne sont pas demandeurs de candidats imbus d’eux-mêmes, ne fût-ce que parce qu’il leur manque les soft skills nécessaires. Les collaborateurs doivent se montrer suffisamment flexibles car les entreprises évoluent à une vitesse fulgurante.”
Mireille Coudron, Human Capital Director de Moore: “Ces candidats ont davantage le choix, c’est vrai. Dès le mois de janvier, nombre de grandes entreprises offrent des contrats aux futurs diplômés alors qu’il leur reste encore six mois d’études… En agissant ainsi, les employeurs exacerbent eux-mêmes la guerre des talents. Ils sont donc en partie responsables de certains récents excès.”
Quelle serait la solution?
Stephanie De Wulf, Talent & Wellbeing Manager au sein du gouvernement flamand: “Nous devons cesser de chercher en permanence les merles blancs. Peut-être trouve-t-on au sein même des entreprises des personnes qui répondent – même partiellement – au profil recherché. À mes yeux, offrir aux candidats internes la possibilité de faire leurs preuves dans une nouvelle fonction est une meilleure idée, quitte à leur proposer une formation complémentaire. Au sein de l’administration du gouvernement flamand, nous avons remarqué que les recruteurs avaient tendance à chercher de plus en plus souvent les perles rares en interne. Lorsque les collaborateurs sont encouragés à prendre leur carrière en main, ils sont plus que jamais à la recherche de nouveaux défis.”
Lesley Leyn: “Nous le constatons aussi chez nos clients et nous ne pouvons qu’applaudir! Un nombre croissant d’entreprises se montrent particulièrement innovantes dans le domaine des RH et tentent d’adapter leurs offres d’emploi aux bons candidats disponibles.”
2. Une prime attrayante à la signature ou un salaire supérieur à la moyenne du marché sont de bons moyens pour convaincre les candidats d’accepter un poste.
L’argument salarial gagne-t-il en importance? Et est-ce une bonne idée?
Lesley Leyn: “La rémunération est fréquemment utilisée pour attirer les candidats mais, selon moi, les entreprises y ont davantage recours pour convaincre des collaborateurs de rester lorsque ceux-ci reçoivent une offre plus alléchante ailleurs. Mais je ne suis pas totalement convaincue que cela fonctionne à long terme. Le salaire est un élément majeur, certes, mais il est de moins en moins déterminant. Les candidats font aussi leur choix en fonction du rôle sociétal joué par l’entreprise ou du sens du poste proposé.”
Stephanie De Wulf: “C’est un fait. Et l’administration flamande tente de se différencier sur ce plan. Nous remarquons que les candidats choisissent de travailler dans les services publics à cause précisément de ce rôle sociétal. Je ne crois pas non plus à l’effet à long terme d’un salaire exceptionnellement élevé.”
Mireille Coudron: “Des études le confirment: le salaire est tout au plus un élément de motivation à court terme.”
3. Pour toucher la génération Z, les employeurs doivent communiquer sur TikTok.
Mireille Coudron: “Ils devraient au minimum y penser, à mes yeux. Si votre public-cible est actif sur ce média, vous vous devez d’y être présent. TikTok me paraît être un média idéal pour communiquer votre look & feel. Même si, à mon sens, ce genre de démarche ne devrait pas venir des RH mais plutôt d’un réseau d’ambassadeurs. Les entreprises doivent se montrer sélectives quant aux médias où elles seront présentes. Nous venons de recruter notre millième collaborateur et nous l’avons accueilli en fanfare. Ce genre d’événement est parfait pour TikTok. En revanche, nous continuons par exemple à publier nos offres d’emploi sur LinkedIn.”
Stephanie De Wulf: “Nous n’utilisons pas encore TikTok parce que nous pouvons atteindre les jeunes candidats par l’intermédiaire des stages et des salons de l’emploi. Nous estimons que les stages – qui ont lieu pendant les études – sont un moyen idéal pour attirer les jeunes vers un emploi pour le gouvernement flamand.”
4. De nombreuses PME négligent de se positionner comme des employeurs intéressants et passent ainsi à côté de talents, au profit des grandes entreprises.
Les entreprises doivent miser sur une culture de la confiance et du sens.
Bernd Carette: “Je confirme. Certaines PME s’en sortent très bien et jouent la carte de la proximité, de l’esprit de famille et de leur approche humaine, tandis que d’autres pensent que ce n’est pas pour elles, qu’elles sont trop petites pour se présenter sur la plupart de ces nouveaux canaux. Elles ne disposent pas des mêmes moyens que les multinationales, bien entendu, mais cela ne devrait pas les empêcher de faire valoir leurs atouts. Dans le cas d’une PME, il peut s’agir d’une approche et d’une ambiance de travail plus personnelles, d’une proximité, d’une plus faible rotation du personnel, etc.”
Stephanie De Wulf: “Tous les employeurs devraient partir de leurs propres atouts et les mettre en valeur. Nos études – internes et externes – ont par exemple démontré que les citoyens avaient une haute opinion de la pertinence sociale des pouvoirs publics. Cela peut nous sembler évident, mais le faisons-nous suffisamment savoir aux nouveaux candidats? Les PME ont leur unique selling proposition, c’est à elles de la définir et d’ensuite la placer sous les projecteurs.”
Lesley Leyn: “Quelque 70% de nos clients sont des PME et j’ai moi aussi l’impression qu’elles ne mettent pas suffisamment en avant leur culture d’entreprise et tous ses avantages. Ces dernières années, notre mission a évolué dans cette direction: nous ne nous limitons plus au recrutement au sens premier du terme, nous conseillons également nos clients en matière de stratégie dans ce domaine.”
5. Les free-lances jouent un rôle croissant dans la guerre des talents, pour absorber les pics de travail mais aussi dans le cadre de collaborations de longue durée.
Sur ce plan, les entreprises ne sont-elles pas contraintes de s’adapter au marché? De plus en plus de candidats refusent de s’engager auprès d’une seule entreprise…
Lesley Leyn: “En collaboration avec Unizo et Gighouse, nous avons récemment sondé des étudiants de dernière année afin de connaître leur opinion vis-à-vis du statut de free-lance. Il est apparu que 51% de ces jeunes montraient beaucoup d’intérêt pour ce statut. Je trouve cette proportion particulièrement élevée. Même s’il faut la relativiser, étant donné qu’il existe deux types de free-lances. La première catégorie comprend ce que l’on appelle les profils ‘créatifs’, c’est-à-dire les spécialistes du marketing, les consultants, les copywriters, etc., qui aiment combiner plusieurs missions. La seconde comprend les free-lances intéressés par des missions à temps plein pour des périodes plus longues, de six mois à un an. Ces free-lances incarnent souvent une solution intéressante pour les postes ouverts depuis un certain temps: les entreprises bénéficient immédiatement de leur expertise et, parallèlement, elles forment un candidat interne pour le poste.”
Mireille Coudron: “Dans le secteur informatique notamment, les free-lances sont plus jeunes et les missions fréquemment de longue durée. Par ailleurs, je n’ai pas l’impression qu’ils soient moins engagés envers l’entreprise que les employés fixes. Le sentiment de liberté qu’apporte ce statut est apparemment un critère important.”
Selon vous, d’autres facteurs entrent-ils en ligne de compte pour expliquer le regain de popularité du statut de free-lance?
Bernd Carette: “Il ne faut pas négliger ici la dimension fiscale: dans certains cas, la création d’une société peut faire une grande différence. Et puis, tant les employeurs que les employés sont demandeurs d’une flexibilité accrue, et je constate que même les PME se montrent de plus en plus ouvertes à l’idée de travailler avec des free-lances.”
J’espère que la pénurie de talents se poursuivra. Car dans le cas contraire, cela signifierait que nous serions entrés en récession.
Une autre façon de répondre à cette demande de flexibilité serait d’instaurer davantage de mobilité interne. Sur ce plan, nos entreprises ratent-elles de belles occasions?
Lesley Leyn: “Je le pense. À peine une entreprise belge sur trois fait appel à la mobilité interne, ce qui est très inférieur à la moyenne européenne. Les entreprises ont besoin d’un meilleur accompagnement: elles ne savent pas très bien comment aborder cette question et organiser cette mobilité.”
6. La semaine de quatre jours – rendue possible via le récent “deal pour l’emploi” – garantit aux collaborateurs un équilibre optimal entre vie privée et vie professionnelle.
Mireille Coudron: “Pour certains postes – en particulier pour les travailleurs de la connaissance – il est pratiquement impossible de travailler quatre jours par semaine au lieu de cinq. En outre, cette solution ne saurait être la seule réponse à la demande d’un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée. Les entreprises doivent également miser sur une culture de la confiance et du sens. Sinon, la semaine de quatre jours ne sera rien de plus qu’une façon de traiter les symptômes.”
Bernd Carette: “Si l’on regarde ce qui se fait dans les autres pays qui l’ont expérimentée, on observe que les résultats sont mitigés. Là où le système fonctionne – en Islande, par exemple –, la philosophie qui le sous-tend est très différente de la nôtre. En d’autres termes, nous devons nous détacher du concept de temps de travail et nous intéresser à l’efficacité et aux résultats. Car en Islande, on travaille moins pendant ces quatre jours: on ne condense pas 38 heures en quatre jours, comme ici. Le stress et la charge de travail sont déjà suffisamment élevés.”
Dans ce débat, on se tourne entre autres vers les services publics, qui offrent davantage de choix aux travailleurs. À juste titre?
Stephanie De Wulf: “Au sein des services publics flamands, nous avons expérimenté ces innovations dans le passé, et rien ne nous empêche de remettre la question sur le tapis. Ceci étant dit, je remarque peu d’enthousiasme pour le moment. Je me pose des questions sur la productivité que l’on attend de ces travailleurs. Ce n’est pas évident de travailler 10 heures par jour en restant concentré.”
Lesley Leyn: “La jeune génération n’est pas demandeuse. C’est une bonne idée de s’intéresser à la flexibilité, mais la semaine de quatre jours ne me paraît pas la solution la plus appropriée.”
7. The Great Resignation – ce phénomène qui a vu des gens démissionner en masse et changer de carrière ou d’employeur depuis la pandémie de coronavirus – est surtout un phénomène américain.
Lesley Leyn: “Pour l’instant, les chiffres ne montrent pas que ce phénomène touche la Belgique. Le taux de rotation du personnel est même inférieur à ce qu’il était avant la pandémie.”
Stephanie De Wulf: “On note que les collaborateurs se montrent plus critiques envers leur travail. Ils nous demandent à quoi pourrait ressembler la suite de leur carrière et s’ils pourront éventuellement occuper un autre poste. Nous les aidons à résoudre eux-mêmes ces questions via notre programme ‘Prendre sa carrière en main’.”
Bernd Carette: “Je suis très surpris par l’attention dont ce phénomène bénéficie. La ‘grande vague de démissions’ n’a pas touché la Belgique. Mais ce n’est pas parce que les travailleurs belges ne donnent pas leur démission qu’ils sont heureux à leur travail. Les attentes envers leur employeur sont nettement plus élevées en 2022. Et les entreprises doivent se montrer à la hauteur de ces attentes.”
8. Le marché de l’emploi est cyclique et, dans quelques années, la crise de l’emploi sera derrière nous.
Bernd Carette: “Au vu de l’évolution démographique, je crains que cette pénurie ne dure encore plusieurs années. Les employeurs ont tout intérêt à rester vigilants.”
Lesley Leyn: “Oui, avec une nuance: il est difficile pour le moment de savoir quels seront les profils en pénurie dans les années à venir. Le principal défi consistera à les prédire correctement.”
Mireille Coudron: “Nous devons sans aucun doute continuer à recruter de manière proactive et miser davantage sur la mobilité interne. Je ne crois pas non plus que la pénurie actuelle sera résolue de sitôt.”
Stephanie De Wulf: “J’espère quant à moi que cette pénurie se poursuivra. Car dans le cas contraire, cela signifierait que nous serions entrés en récession, ce qui ne profiterait à personne. Je souhaite surtout encourager les entreprises à porter un regard différent sur la question des talents et de la mobilité et à se montrer plus flexibles, car cette approche créera de nouvelles opportunités.”