Quelque 45% des ingénieurs belges sont en recherche (active ou passive) d'un autre emploi, selon une étude de marché réalisée récemment par Kantar pour le compte de Trustmedia. En outre, 44% d'entre eux reçoivent des offres d'emploi au moins une fois par semaine, un groupe restreint (8%) étant même approché quotidiennement. Entretien avec des experts en ressources humaines d'Elia, d’Eiffage Benelux, de DEME et de la Vlerick Business School autour de la meilleure façon de recruter des ingénieurs, de les motiver et de les garder à bord.
Comment votre entreprise réagit-elle lorsqu’un de ses ingénieurs reçoit une offre d'un autre employeur?
Elke Vanton (Head of Talent Acquisition & Employer Branding chez Elia): “Nous en parlons ouvertement. Nous sondons la motivation intrinsèque de cet ingénieur et nous nous interrogeons sur les défis ou responsabilités supplémentaires que nous pourrions lui proposer. Elia entretient une culture du feedback ouverte qui nous amène à écouter et à encourager l'évolution en permanence, précisément pour éviter de telles surprises. En réalité, c’est plutôt flatteur: si vos collaborateurs sont sollicités par la concurrence, voyez-y la confirmation que vous avez embauché les bons talents.”
Philippe Brulard (HR Director d'Eiffage Benelux): “Nous savons que nos ingénieurs sont régulièrement approchés et nous en informent. Mais tous ne vont pas forcément mordre à l'hameçon et quitter notre entreprise. Je crois en une approche proactive : en maintenant notre environnement attrayant pour les talents, les offres de la concurrence deviendront automatiquement moins séduisantes.”
Lieve Saesen (Talent Acquisition Manager chez DEME Group): “Dans notre groupe, nous adoptons une approche atypique: nous pensons pouvoir garantir des carrières à vie. Nous y parvenons en offrant des opportunités de carrière variées et stimulantes et en communiquant de manière transparente sur ce qui est envisageable et ce qui ne l'est pas. Ainsi, nous nous assurons que les ambitions, le potentiel et les compétences de chacun sont en phase avec les besoins de l'entreprise. Il n'est pas nécessaire de changer de structure pour exercer un emploi différent. C'est un atout de taille, car nous pouvons contrer de façon proactive les offres d'emploi venues de l’extérieur.”
En garantissant des carrières à vie, nous pouvons contrer de façon proactive les offres d'emploi venues de l’extérieur
Est-ce une bonne stratégie RH de ne pas faire de contre-proposition?
Koen Dewettinck (professeur de gestion des RH à Vlerick): “Cela me semble peu judicieux. Cependant, il est important de ne pas réagir trop vivement en matière de salaire, au risque de participer à des enchères dont personne ne sortira vainqueur. Sans compter que vous courez le risque de voir votre politique RH se faire excessivement ‘à la tête du client’. Il vaut mieux sonder les besoins individuels des employés et leur offrir quelque chose d’attrayant.”
Pourtant, selon l'enquête, 42% des ingénieurs ont déjà fait jouer la concurrence entre employeurs à un moment ou à un autre. Jusqu'où votre entreprise est-elle disposée à aller dans ce type d’enchères?
Philippe Brulard: “Bien sûr, nous analysons les situations au cas par cas, mais nous lançons pas systématiquement une contre-proposition financière. Parce que l'effet positif d'un salaire plus élevé s'estompe très vite. À plus long terme, l’ensemble de l’offre a bien plus d’impact. Un travail passionnant, une rémunération correcte, des valeurs d'entreprise fortes, la responsabilité sociétale des entreprises, le développement durable: tous ces facteurs jouent un rôle décisif.”
L'effet d'un salaire plus élevé s'estompe très rapidement. À plus long terme, l'ensemble de l’offre a bien plus d’impact.
Elke Vanton: “Pour nous, l’adéquation – la meilleure personne pour le poste et l'entreprise – est une notion cruciale. Si le salaire prend le pas sur l'engagement et la passion du travail, cette adéquation existe-t-elle encore? Le salaire intervient dans les négociations, mais il ne doit jamais l’emporter sur les autres aspects.”
Lieve Saesen: “Chez DEME, nous ne participons en aucun cas aux enchères. La motivation intrinsèque et la façon dont le collaborateur s'identifie à notre mission et à nos valeurs revêtent bien plus d’importance. Pour un nombre croissant de personnes, c’est ce dernier point qui détermine finalement le choix de l’employeur. Personne ne gagnera la guerre des talents en jonglant avec un meilleur salaire.”
Koen Dewettinck: “La prime à la signature peut être un moyen d'attirer de nouveaux talents sans compromettre la politique de rémunération à l'égard du personnel existant. Ceci étant dit, les collaborateurs restent ensuite pour d'autres dimensions, telles que les possibilités de développement, les défis, un environnement stimulant, le sens et l'engagement social.”
Inversement, tentez-vous parfois de débaucher des talents dans une autre entreprise, et pouvez-vous le faire sans nuire à votre image de marque?
Elke Vanton: “Le sourcing, la recherche active de candidats appropriés, est l'une des nombreuses tactiques que nous mettons en pratique chez Elia pour trouver des ingénieurs. Il ne s'agit pas tant d'attirer les talents d'autres entreprises que de donner une visibilité supplémentaire à notre entreprise et de susciter l'intérêt. Un candidat a besoin de sept à dix touchpoints pour considérer un employeur. Une seule action ne suffit pas pour débaucher des talents.”
C’est plutôt flatteur: si vos collaborateurs sont approchés par la concurrence, voyez-y la confirmation que vous disposez des bons talents.
Philippe Brulard: “Dans le secteur de la construction, un gentlemen's agreement existe depuis de nombreuses années: les plus grands entrepreneurs se sont engagés à ne pas entreprendre d’actions « agressives » pour s'arracher les talents les uns aux autres. La plupart respectent ce code. Nous préférons nous concentrer sur d'autres stratégies, comme le renforcement de notre marque employeur et le bouche-à-oreille interne et externe. Nous n’avons pas la prétention d’être le meilleur employeur; nous voulons nous démarquer par notre identité, notre culture et nos atouts.”
Lieve Saesen: “Nos employés sont souvent nos meilleurs ambassadeurs. C'est pourquoi (à l'instar d'Elia et d'Eiffage, NDLR) nous accordons une prime financière lorsque nos collaborateurs nous amènent un nouveau salarié. Nous y voyons un double avantage. Si nos collaborateurs recommandent leur entreprise à leur entourage, cela signifie qu'ils s'y identifient. Et ces nouveaux talents ont une image très claire et réaliste de notre entreprise dès le premier jour.”
Koen Dewettinck: “Les collaborateurs proposent souvent des profils hautement qualifiés. En outre, les salariés qui présentent un membre de leur réseau se sentent plus engagés envers leur entreprise. C’est une manière authentique de contribuer à la découverte de nouveaux talents.”
Pour les ingénieurs, la rémunération (46%), la flexibilité du travail, à domicile ou non (47%), et les avantages sociaux (47%) constituent des facteurs déterminants. Ces éléments n’entrent-ils pas en contradiction avec la purpose economy, qui voudrait que les talents soient plus intéressés par le sens ou la finalité sociale de leur travail?
Koen Dewettinck: “Il y a toujours une différence entre ces facteurs – leur importance – et la motivation à choisir un employeur particulier. Certes, les entreprises doivent fournir un salaire et des avantages sociaux corrects, mais les collaborateurs ne restent pas pour ces seules raisons. Les études révèlent que les employés sont parfois prêts à des concessions financières si, par leur travail, ils ont le sentiment de contribuer à des projets porteurs de sens social. Cet aspect est nettement plus important, au même titre que la reconnaissance, les responsabilités et l'appartenance à une équipe solide.”
Les employés sont parfois prêts à des concessions financières s'ils ont le sentiment de contribuer à des projets porteurs de sens social.
Lieve Saesen: “La finalité, le purpose, est très certainement un élément essentiel dans le choix d'une entreprise. Les employeurs doivent clairement démontrer et expliquer, tant en interne qu'en externe, le sens que revêt le fait de travailler pour eux. Nous communiquons très clairement sur notre mission: nous apportons des réponses aux défis mondiaux grâce à notre approche innovante et à des solutions liées à nos activités.”
Philippe Brulard: “À plus forte raison depuis la crise sanitaire, nos collaborateurs aspirent à plus de sens et de finalité dans leur travail. Nous avons intégré cet aspect dans notre approche et nos stratégies. Les entreprises ne doivent pas seulement dire ce qu'elles font, mais aussi faire ce qu'elles disent! C'est une question de transparence et de confiance. C'est ainsi que nous pouvons faire la différence, en particulier avec les jeunes générations qui, d’une façon générale, recherchent d’avantage de sens à leur emploi plus que les autres générations.”
Elke Vanton: “Notre rôle social et notre pertinence sont généralement les raisons pour lesquelles les collaborateurs choisissent de faire carrière chez Elia. Nous constatons que les individus veulent surtout faire ce qu'ils aiment, et en retirent énormément d'énergie. C'est pourquoi, en tant qu'entreprise, nous plaçons également l'accent sur le bien-être par le biais de divers programmes et d'horaires de travail flexibles.”
Comment votre entreprise œuvre-t-elle à la rétention et à la fidélisation des collaborateurs, et avez-vous une approche spécifique pour les ingénieurs?
Elke Vanton: “Nous sommes très satisfaits de nos taux de fidélisation: les collaborateurs se sentent bien chez nous et ont la possibilité de se développer. Nous adoptons une stratégie de fidélisation similaire pour tous nos collaborateurs. Celle-ci repose sur un suivi constant. Nous communiquons régulièrement avec nos collaborateurs et les suivons. Cela nous permet de savoir quelles compétences supplémentaires ils peuvent développer, quels nouveaux projets peuvent les intéresser, etc.”
Philippe Brulard: “Je suis heureux d'entendre que les chiffres de rétention chez Elia sont positifs. Mais que signifient de bons chiffres en la matière? Tout est relatif. L’essentiel consiste à offrir des perspectives supplémentaires et une vision à long terme à nos collaborateurs. Nous sommes en train de développer une approche en ce sens, qui doit émaner d’abord du management. Les managers ont en effet un rôle-clé en redonnant aux collaborateurs la confiance et l’autonomie nécessaires pour être « acteurs » de leur carrière.”
Lieve Saesen: “On observe ici un basculement, de la loyauté envers l’employeur vers la loyauté à l’égard de sa propre carrière. Nous considérons donc qu'il est de notre devoir de faciliter les carrières des employés tout au long de la vie. Notamment au travers de notre système de partenaires RH, où chaque employé a un point de contact avec lequel il peut converser au sujet de ses attentes, de ses ambitions, de sa formation individuelle, etc.”
Koen Dewettinck: “Globalement, les entreprises peuvent travailler sur la rétention de deux manières: en liant les collaborateurs à elles ou en les enthousiasmant jour après jour. Aujourd'hui, la stratégie du lien se révèle de moins en moins efficace: si l'attachement est trop fort, l’entreprise risque de garder à son service des personnes qui ne s'intègrent plus forcément. Il est préférable que les entreprises facilitent les opportunités qui permettent aux collaborateurs de développer leurs ambitions personnelles. Pour encourager la loyauté des collaborateurs, on peut miser sur la reconnaissance, la confiance, mais aussi fêter les objectifs atteints et les résultats positifs via une activité, par exemple.”
Quel rôle l'employer branding joue-t-il dans la guerre des talents?
Koen Dewettinck: “L'image de marque de l'employeur doit être juste et correspondre à la réalité. Les entreprises peuvent rendre leur vitrine aussi attrayante qu'elles le souhaitent, si cette image n'est pas correcte, elles n'auront rien gagné! La crédibilité est dès lors indispensable. Ces dernières années, de nombreuses entreprises ont également misé sur des collaborations avec des universités et des écoles où elles se sont présentées comme employeurs potentiels et ont tenté de séduire les jeunes talents à un stade précoce, c'est-à-dire au moment où les individus font des choix d'études ou de carrière.”
Philippe Brulard: “La façon dont une entreprise se présente fait la différence. Les sites Web traditionnels et les médias sociaux sont utilisés par tout le monde. Il est donc essentiel d'être créatifs et innovants pour se distinguer de la concurrence. Le secteur de la construction demeure très traditionnel à cet égard. Nous avons déjà pris les devants et nous réfléchissons à une façon originale de nous profiler comme employeur audacieuse et créative.”
Les ingénieurs sont le plus souvent approchés via les médias sociaux, selon l'enquête. Pourquoi votre entreprise recrute-t-elle via LinkedIn?
Lieve Saesen: “Pour n’importe quelle entreprise aujourd'hui, LinkedIn est un outil de base pour approcher les talents, avec des offres d'emploi générales mais aussi par le biais de communications individuelles. Le profil talentueux est un consommateur; il exige de la pertinence et un objectif. L'entreprise doit donc se concentrer sur cet aspect, et en particulier sur les médias sociaux, où un message adapté et cohérent doit être envoyé à la bonne personne au bon moment. La simple publication d'une offre d'emploi ne suffit plus.”
Elke Vanton: “LinkedIn fusionne le contenu et l'emploi de manière très conviviale, ce qui explique qu'il soit un canal de recrutement si puissant. Pour autant, il ne doit pas être le seul: une approche multicanal est indispensable. Avec un cocktail bien pensé de canaux en fonction du groupe-cible: sites Web, médias, LinkedIn, Facebook, TikTok dans certains cas, mais aussi des canaux offline comme les salons et les événements. Lorsque les individus postulent un emploi, ils ont généralement déjà entendu parler de notre entreprise ou l'ont découverte d’une manière ou d’une autre.”