Le marché du travail recense moins d’ingénieurs que le désert ne compte de sources d’eau fraîche. Pourtant, les entreprises n’embauchent pas les premiers venus. L’époque où l’ingénieur devait surtout être compétent sur le plan technique est définitivement révolue. Les firmes recherchent des profils qui répondent à leurs besoins de plus en plus complexes. C’est ce que confirment sept spécialistes du monde de l’entreprise, des ressources humaines et de l’université.
Pourquoi les ingénieurs sont-ils si rares? Il ne s’agit pas un problème d’image: selon une récente étude du marché du travail commandée par Randstad, “ingénieur” est la profession la plus attrayante du moment. Quelque 63% des participants (étudiants, salariés et demandeurs d’emploi) se disent très attirés par le métier. Pourtant, cet attrait ne se concrétise guère dans la pratique. Le nombre de diplômés est nettement inférieur à la demande. On estime que 5.000 postes d’ingénieur ne sont pas pourvus en Belgique.
Où se situe le problème?
Nancy Vercammen (directrice générale de l’association d’ingénieurs ie-net):
“Ingénieur n’est pas vraiment un métier. C’est un diplôme. Un titre que l’on reçoit et qui ouvre un nombre incroyable d’opportunités professionnelles: informatique et télécommunications, logistique, finance, automatisation, conseil, gestion de projets, etc. La plupart des étudiants ignorent ces possibilités lorsqu’ils entament leurs études supérieures. Nous avons besoin de rectifier l’image que l’on se fait des ingénieurs.”
Bruno Geltmeyer (président de l’association des anciens de la faculté polytechnique de l’Université de Gand):
“Le monde extérieur considère encore trop souvent l’ingénieur comme un mathématicien barbant ou un virtuose de la technologie. Cette image ne correspond absolument pas à la réalité. En outre, la complexité des études dissuade de nombreux futurs étudiants.”
Geert Aelbrecht (Chief Human Resources Officer chez BESIX):
“Les ingénieurs ont besoin de modèles plus nombreux. Ils les trouvent surtout dans leur environnement. Ceux qui connaissent un ingénieur ont tendance à opter plus rapidement pour cette branche. Prenez l’exemple de mon fils. Après ses études secondaires, il ne savait pas quel métier il voulait exercer plus tard. En définitive, il s’est tourné vers des études polytechniques parce qu’il a vu le nombre de possibilités qu’offrait ce diplôme. Je trouve que les entreprises devraient mettre en avant davantage de modèles, et pas uniquement les modèles ‘classiques’. Explorer la diversité des genres et des cultures. Mettre en valeur leurs ingénieurs. Le monde extérieur saura ainsi plus clairement ce qu’ils font.”
Walter Geelen (Maintenance & Commissioning Manager chez Elia):
“Le native storytelling est très efficace dans ce domaine. Il consiste à mettre en évidence tous ceux qui ont collaboré à la réalisation de grands projets techniques. En laissant la parole à l’ingénieur à l’origine du projet, on donne au grand public une meilleure idée des rôles et responsabilités liés à ces fonctions. Le storytelling renforce par ailleurs l’image de marque d’employeur. Il constitue un instrument puissant dans les campagnes de recrutement.”
Le plan d’action flamand STEM (Science, Technology, Engineering & Mathematics) réglera-t-il ce problème de pénurie?
Bruno Geltmeyer: “Certainement pas. Il ne suffit pas de prévoir quelques orientations technologiques dans l’enseignement secondaire: nous devons surtout les rendre plus attrayantes. L’enseignement doit susciter un attrait fort pour ce que font les ingénieurs. C’est aussi possible en cessant de rabaisser l’enseignement technique, en le revalorisant et en le plaçant au même niveau que l’enseignement secondaire général. En outre, nous devons rendre les orientations techniques séduisantes pour les jeunes filles. L’Université de Gand ne compte que 10 à 15% de filles dans les filières plus techniques.”
Nancy Vercammen: “Une étude portant sur l’intérêt pour les orientations STEM révèle que les filles s’intéressent à la technique à partir de 15 ans. Il n’existe à ce jour aucune campagne de sensibilisation structurelle qui vante la technologie aux filles. En réalité, on pourrait commencer dès l’école primaire. Pourquoi ne pas organiser de classes de technologie au lieu de classes vertes ou de classes de mer? Ce serait un excellent stimulant.”
Raymond Bellemans (directeur RH du Watergroep):
“Il en va de même pour les personnes d’origine allochtone. Nous les encourageons trop peu à opter pour des études polytechniques. Les formations d’ingénieur pourraient être plus souvent données en anglais en Belgique. Nous convaincrions davantage de nationalités de venir étudier et suivre une carrière d’ingénieur dans notre pays. C’est le cas aux Pays-Bas, pourquoi pas chez nous?”
Le VARIO, le conseil consultatif flamand pour l’innovation et l’entreprise, plaide en faveur d’une politique d’accueil chaleureuse, avec un guichet numérique unique où tous les candidats trouveraient l’ensemble des informations et formulaires nécessaires. Est-ce une bonne idée?
Geert Aelbrecht: “Absolument. Ceci dit, nous ne devons pas uniquement chercher à attirer les étrangers. Les étudiants belges de polytechnique entrent en contact avec des entreprises internationales, par exemple après un échange dans le cadre du programme Erasmus. Certains ingénieurs déménagent dans d’autres pays pour y travailler. Tout l’art consiste à les conserver ici ou à les rapatrier plus tard.”
Dimitri De Ruelle (Senior Partner chez XPLUS Consulting):
“Indépendamment de cela, les entreprises qui ne trouvent pas assez d’ingénieurs s’exposent à un danger énorme. Il arrive fréquemment que des ingénieurs soient à l’origine de la transformation numérique des entreprises, par exemple. Celles qui ne s’intéressent pas au sujet risquent d’être évincées du marché à moyen terme.”
Comment recrutez-vous des ingénieurs malgré la pénurie?
Wouter Van Os (Workforce Planning Manager chez DEME):
“Nous participons à des salons de l’emploi, collaborons avec des recruteurs externes et prévoyons des stages. Nous donnons ainsi aux candidats un avant-goût d’une carrière dans notre entreprise. Sur le terrain, ils déterminent rapidement s’ils se plairont chez nous. Ce type de stage accroît ensuite la probabilité d’une embauche ferme.”
Raymond Bellemans: “Les stages nous sont indispensables. Ils nous permettent de corriger la mauvaise image que peuvent avoir les candidats d’une entreprise publique. Nous pouvons montrer aux jeunes talents toutes les facettes de la distribution d’eau potable, les défis que nous impose le changement climatique… C’est très éclairant pour eux. Ils sont nombreux à ouvrir grand les yeux quand ils découvrent le dynamisme dont fait preuve De Watergroep!”
Geert Aelbrecht: “Aujourd’hui, c’est l’ingénieur qui choisit son entreprise, pas le contraire. Pour se distinguer, l’entreprise doit raconter une histoire: quelles sont ses ambitions, quelle est sa culture… Nous contribuons tous à l’identité de notre entreprise. Nous travaillons constamment à notre image de marque d’employeur, par exemple via des publications sur toutes les plateformes en ligne et hors ligne imaginables. Et nos collaborateurs sont nos ambassadeurs. Nous discutons avec le monde extérieur et proposons fréquemment à des connaissances et amis de venir travailler chez nous.”
Wouter Van Os: “Pour ce rôle d’ambassadeur, l’entreprise peut donner quelque chose en échange, comme un bonus ou une gratification pour les collaborateurs qui sollicitent leur réseau personnel afin que leur employeur puisse recruter un nouvel ingénieur. Des études révèlent d’ailleurs que ces gens s’intègrent souvent très bien dans l’entreprise et y restent plus longtemps.”
Dimitri De Ruelle: “Nous avons expérimenté plusieurs systèmes de gratification. N’importe quel conseil qui débouche sur le recrutement d’un ingénieur est récompensé par un city-trip. Cet incitant fonctionne mais son effet est limité. Le mieux est encore de s’adresser activement aux candidats. L’an dernier, j’ai contacté personnellement environ 250 d’entre eux. Nous leur présentons l’entreprise et les invitons à venir se faire leur propre idée. Grâce à cette approche personnelle, ils n’ont pas l’impression d’être de simples numéros. Outre les recrutements directs, c’est un investissement dans l’avenir. S’ils ne signent pas cette année, ce sera peut-être pour l’an prochain! Il faut entretenir les contacts afin qu’ils gardent en tête notre entreprise.”
L’ingénieur de demain sera très différent de celui d’il y a dix ans. Quel est le rôle de la durabilité dans ces changements? Il existe même des formations spécialisées de sustainability engineer, désormais…
Bruno Geltmeyer: “Tous les ingénieurs travaillent sur la durabilité, c’est dans leur ADN. Voyez la problématique du climat. Comme nous ne voulons pas toucher à notre prospérité, nous avons surtout besoin de solutions techniques, d’ingénieurs. Des parcs éoliens, des centrales hydroélectriques, de l’énergie solaire: les ingénieurs rechercheront de plus en plus d’applications pour les énergies alternatives au cours des années à venir. L’apport des ingénieurs est énorme en matière de durabilité. Il est grand temps qu’ils soient reconnus pour la plus-value sociale qu’ils créent.”
Nancy Vercammen: “La plupart du temps, les ingénieurs sont trop peu consultés dans le cadre de décisions sociales importantes. C’est pourquoi nous organisons nous-mêmes des débats entre nos groupes d’experts et des dirigeants politiques. Nous espérons ainsi réveiller nos décideurs. Ce n’est pas uniquement aux juristes et aux économistes qu’il revient de déterminer notre politique. Les ingénieurs tiennent eux aussi un discours intéressant, notamment pour ce qui touche à la durabilité. La politique reste trop peu ouverte à la vision des ingénieurs, alors que celle-ci repose principalement sur des chiffres objectifs, des mesures, une approche scientifique. La presse pourrait elle aussi porter une plus grande attention aux ingénieurs. Aujourd’hui, on leur donne essentiellement la parole en cas de problème. Pensez au dieselgate.”
Walter Geelen: “De nombreux ingénieurs que nous recrutons chez Elia puisent leur motivation dans l’élaboration de solutions durables et créatives. Les ingénieurs recherchent désormais des emplois qui leur permettent de s’attaquer à des défis sociaux spécifiques. Chez Elia, nous investissons beaucoup dans la transition énergétique. Et nous remarquons que cela incite de nombreux jeunes talents à opter pour nous.”
Quelles sont les compétences indispensables aux ingénieurs du futur, outre une connaissance solide de leur branche?
Geert Aelbrecht: “La créativité et les compétences sociales sont plus essentielles que jamais. Je leur demande non seulement d’imaginer des solutions intelligentes, mais aussi de les traduire de manière parfaitement claire pour le monde extérieur. De rendre ces solutions vendables, de les positionner sur le marché. Bref, de faire de la communication! Ils doivent être capables d’expliquer une question très technique et complexe de façon accessible. Tout le monde comprendra alors l’utilité d’une nouvelle invention. Une solution géniale que personne ne comprend ou ne veut acheter rate son objectif.”
Raymond Bellemans: “Bien entendu, il n’existe pas un modèle unique d’ingénieur du futur. Au Watergroep, nous recherchons des ingénieurs dans de très nombreuses disciplines. Il faut également prendre en compte les qualités personnelles. Pour moi, il n’est pas nécessaire qu’un ingénieur soit aussi compétent dans tous les domaines ou ait la capacité de diriger une équipe. Il y aura toujours des ingénieurs plus compétents dans un domaine technique, dans la communication ou dans le leadership. C’est pourquoi nous offrons la possibilité de développer à la fois des carrières hiérarchiques et des carrières d’expert.”
Wouter Van Os: “En effet, personne ne demande à l’ingénieur(e) du futur d’être un Superman ou une Wonder Woman aussi performant(e) partout. Beaucoup dépend de ce que veut l’ingénieur lui-même. Tout le monde ne rêve pas d’une promotion à une fonction managériale. Selon moi, il faut travailler au cas par cas. Un ingénieur doit pouvoir se développer dans un domaine qui lui plaît. Indépendamment de cela, il est indispensable de mettre en place des interactions fécondes entre les connaissances des ingénieurs et des autres services d’une entreprise. Il faut créer des ponts entre les îlots.”
Bruno Geltmeyer: “L’époque où l’ingénieur expérimentait et imaginait des nouveautés seul au fond d’un vieux laboratoire poussiéreux est définitivement révolue. Ceux-là, nous ne les embauchons plus. L’ingénieur doit avoir l’esprit d’équipe. Facultés de communication et connaissances des langues sont indispensables. Les formations devraient y consacrer davantage d’attention.”
Dimitri De Ruelle: “C’est exactement ce dans quoi nous investissons. Dans notre XPLUS Academy, nous aidons les participants à exprimer leurs idées conceptuelles ou techniques jusque dans les bureaux de la direction. Ils maximisent ainsi leur impact. Cet accompagnement fonctionne comme un aimant. De nombreux ingénieurs qui travaillent sur leurs soft skills remarquent qu’ils obtiennent plus rapidement de meilleurs résultats. Nous leur montrons comment élaborer un elevator pitch en se concentrant sur la quintessence de leur idée. Ces compétences sont indispensables à l’ingénieur du futur. Et ce futur commence dès aujourd’hui.”