Les informaticiens sont des denrées rares sur le marché du travail: ils peuvent se permettre le luxe de choisir leur employeur et placent donc la barre assez haut. Cinq spécialistes s’accordent toutefois sur un point: l’informaticien-type n’existe plus. Il n’est même plus nécessaire de disposer du bon diplôme afin d’être pris en considération pour un emploi dans l’informatique. “L’image de notre secteur est souvent erronée, ce qui décourage certains jeunes de se lancer dans la profession.”
La rapidité de l’évolution technologique dans pratiquement tous les secteurs fait monter la pression sur les départements IT, auxquels on demande d’être de plus en plus flexibles. Cette tendance est-elle un frein à l’embauche de nouveaux collaborateurs?
- Tony Janssens, Strategic Recruitment Manager chez Egov Select
- Sophie Vernaet, Business Director chez Hays Technology
- Andy Stynen, CEO d’Ausy Belux et CDO d’Ausy Group
- Christof Kieboom, Head of HR, Change & Communication chez Ypto
- Pieter Lootens-Stael, Head of HR Benelux & Nordics bij Dedalus, Head of HR Benelux chez Dedalus
Pieter Lootens-Stael (Dedalus): “À mes yeux, il convient de relativiser cette demande de flexibilité. La tendance à aller vers des structures organisationnelles aussi plates que possible joue davantage le rôle de fil rouge dans la plupart des départements informatiques. La flexibilité doit donc venir autant de l’entreprise que des collaborateurs. Cela relève, selon moi, de la responsabilité du management d’évaluer correctement ses collaborateurs et leurs capacités. Cela vaut pour la stratégie de recrutement: certains collaborateurs se sentent mieux dans un rôle généraliste, tandis que d’autres sont très spécialisés.”
Sophie Vernaet (Hays Technology): “Nous devons en effet oublier la catégorisation. Les bons informaticiens étant rares, les employeurs et managers doivent se montrer aussi flexibles que possible.”
Christof Kieboom (Ypto): “La perspective a radicalement changé, c’est vrai. Les candidats viennent frapper à la porte des entreprises avec une seule question: qu’avez-vous à m’offrir? Ensuite seulement, ils nous disent ce qu’ils aimeraient faire. Les candidats prennent davantage leur carrière en main.”
Andy Stynen (Ausy): “C’est l’ensemble de l’organisation qui doit être agile. Par conséquent, les employeurs doivent surtout chercher les personnes prêtes à travailler avec suffisamment de passion. Les plans de carrière sont totalement dépassés! Je rencontre de plus en plus de personnes qui, dotées d’une formation en gestion, disent vouloir faire carrière dans l’informatique. Ou le contraire… Les employeurs doivent se montrer ouverts et prêter une oreille attentive à leurs collaborateurs.”
Cette demande de flexibilité s’exprime-t-elle dans les services publics, où les plans de carrière et les exigences de diplôme sont un peu plus rigides?
Tony Janssens (Egov Select): “Certainement. Cette image de la fonction publique est obsolète. D’ailleurs, les connaissances techniques d’un diplômé en informatique sont souvent dépassées avant même qu’il ne commence à travailler. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous demandons aux employeurs d’être suffisamment flexibles afin que leurs informaticiens puissent maintenir leurs connaissances à jour par le biais de formations continues. Parallèlement, l’attitude et la motivation des candidats sont devenues plus importantes que les diplômes et la formation.”
Auparavant, les départements informatiques étaient parfois surnommés “la techpolice” et se tenaient à l’écart de la véritable activité de l’entreprise. Est-ce toujours le cas?
Andy Stynen: “Non. Les choses sont plus nuancées désormais. Les départements convergent davantage, notamment grâce au fait que les jeunes maîtrisent généralement mieux la technologie.”
Faut-il encore posséder un diplôme d’informaticien pour décrocher un poste dans un service IT?
Tony Janssens: “Nous avons négocié ce tournant voici 18 mois. Confrontés à la pénurie de développeurs, et forts du constat qu’un nombre croissant de personnes consacrent une part de leur temps libre à l’informatique, nous avons mis en place un programme qui offre aux candidats de suivre une formation intensive de quatre mois en tant que développeurs Java. Nous les évaluons, nous mesurons leur motivation et nous les formons. Cette approche a remporté un franc succès. Donc non, en 2021, il n’est plus nécessaire de posséder un diplôme d’informaticien pour travailler dans l’IT.”
Christof Kieboom: “Tout dépend bien sûr de la fonction. Nous sous-traitons pratiquement tout le travail de développement; nos collaborateurs s’occupent essentiellement de gestion de projets et d’analyse – en d’autres termes, ils remplissent une mission plus stratégique. Nous constatons qu’il existe des profils très différents, avec des formations variées. Ils doivent avant tout réfléchir avec l’entreprise. Ils pourraient tout aussi bien être économistes ou titulaires d’un diplôme en communication!”
L’internet des objets, le machine learning, l’intelligence artificielle s’imposent un peu partout, ce qui nécessite un solide bagage technique. Évoluons-nous vers une situation où nous aurons d’un côté des généralistes et de l’autre des profils hautement spécialisés?
Pieter Lootens-Stael: “Les spécialistes Java ‘traditionnels’ trouvent progressivement leur chemin vers de nouvelles applications, plus spécialisées. En conséquence, la demande pour ces développeurs continue d’augmenter. Ces évolutions ne font que souligner la nécessité, pour les employeurs, de faire preuve de plus de flexibilité et d’organiser des formations.”
Andy Stynen: “C’est vrai, et je pense que nous ne devons surtout pas dramatiser ce besoin de reskilling. Il s’agit d’une évolution normale, qui nous permet précisément d’attirer davantage de candidats qui ne disposent peut-être pas des connaissances techniques idéales, mais qui sont prêts à se former.”
Concrètement, comment tentez-vous de faire la différence en tant qu’employeurs pour attirer ces oiseaux rares?
Pieter Lootens-Stael: “Nous développons des logiciels pour le secteur des soins de santé au sens large, de la digitalisation du diagnostic aux traitements et au suivi. Cette niche n’est pas encore très connue du grand public. En revanche, lorsque nous en parlons avec les candidats, cette niche devient un atout majeur: des logiciels capables d’aider à améliorer la vie des personnes, voire de les sauver, recèlent un attrait indéniable.”
Andy Stynen: “L’époque où il suffisait d’offrir une belle voiture de société pour convaincre un candidat d’accepter un poste est définitivement révolue. Nous nous focalisons dès lors sur les possibilités de développement et sur la carrière que nous pouvons offrir aux candidats, et nous misons sur l’étendue de notre portefeuille de clients.”
Tony Janssens: “Tous les candidats n’ont pas les mêmes priorités, cependant. Parfois, la rémunération et la voiture jouent un rôle déterminant! Ceci étant dit, les informaticiens apprécient de pouvoir travailler avec les dernières technologies et, partant, de continuer à élargir leurs compétences. Les entreprises qui sont capables d’offrir cette perspective, combinée avec un bon équilibre entre vie privée et vie professionnelle, sont certainement avantagées. Même si l’image d’une carrière au sein des services publics peut jouer à notre désavantage, en réalité nous affichons aujourd’hui un taux de rotation exceptionnellement bas, de moins de 2%.”
Christof Kieboom: “À l’heure actuelle, la motivation intrinsèque occupe une place essentielle. Dans cette optique, l’impact sociétal et la visibilité de la SNCB – de son app aux écrans dans les gares – constituent de solides atouts.”
Sophie Vernaet: “Nous travaillons bien entendu pour des secteurs et entreprises très variés, mais, aux facteurs que mes confrères ont cités, j’ajouterais la liberté et la responsabilité dont jouissent les candidats.”
Les informaticiens ne sont-ils pas trop gâtés, ce qui complique d’autant leur fidélisation?
Sophie Vernaet: “Je le pense, en effet. Cela rend les choses parfois très difficiles pour les employeurs.”
Pieter Lootens-Stael: “Effectivement, même si j’estime que, pour nous employeurs, ce n’est pas une mauvaise chose. Cela nous oblige à rester vigilants, à nous former constamment et, de temps à autre, à regarder par-dessus le mur pour voir comment les autres entreprises s’y prennent. Au même moment, nous perdons parfois de vue que de nombreux collaborateurs quittent l’entreprise à cause de conflits personnels, parce qu’ils ne s’entendent pas avec l’équipe ou avec d’autres collègues. Les employeurs doivent donc prêter attention à ce que les personnalités des candidats correspondent à l’entreprise. Cela dépasse le simple cadre technique et les possibilités de carrière.”
Andy Stynen: “À mon avis, il s’agit d’abord d’établir le bon contact en tant qu’employeur. Il faut bien évaluer ses employés, comprendre leurs attentes et ce qui les motive. Un véritable travail sur mesure.”
Christof Kieboom: “De fait, et c’est pourquoi nous avons totalement modifié notre politique de formation. Auparavant, c’était simple: le manager constatait qu’un collaborateur obtenait de moins bons résultats dans un domaine spécifique et l’envoyait suivre un cours pour y remédier. En 2021, les collaborateurs sont responsables de leur propre développement. Ils connaissent parfaitement les formations qu’ils souhaitent suivre et décident eux-mêmes s’ils suivront cette formation pendant les heures de travail, le soir ou un mélange des deux. Nous ne sommes plus que des facilitateurs.”
À quelques exceptions près, le taux de rotation est particulièrement élevé dans le secteur. Est-ce réellement une catastrophe? Car un turnover élevé garde les entreprises en alerte et leur garantit l’arrivée de sang neuf, avec de nouvelles expertises et connaissances…
Tony Janssens: “C’est vrai en théorie, mais tant que les entreprises seront en recherche quasi permanente de nouveaux candidats, un taux de rotation élevé sera toujours un désavantage.”
Pieter Lootens-Stael: “Pour moi, un certain taux de rotation – pas un exode, soyons clairs – est positif. On bénéficie ainsi d’idées nouvelles et l’on conserve les équipes sur le qui-vive.”
Christof Kieboom: “Nous enregistrons un taux de rotation que nous jugeons sain, même si je souscris à ce que Pieter vient de dire: les nouveaux arrivants apportent de nouvelles compétences au sein de l’entreprise.”
Ces dernières années, les pouvoirs publics ont consenti un effort considérable pour encourager les jeunes à se tourner vers des carrières techniques, comme les formations STEM. Cela a-t-il du sens si la technologie évolue à une vitesse telle que les connaissances d’un diplômé du secondaire sont totalement dépassées cinq ans plus tard?
Andy Stynen: “Dans tous les cas, je reste un défenseur convaincu de cette position. Les fondements de l’IT n’ont guère changé au cours des 15 dernières années. Les enfants apprennent à programmer et à penser de façon logique. Selon moi, nos investissements dans leurs capacités à résoudre des problèmes continuent d’offrir une grande valeur ajoutée.”
Sophie Vernaet: “Une enquête récente révèle que nos cours d’informatique dans l’enseignement secondaire se focalisent encore sur l’apprentissage de Word et d’Excel. Avec une telle approche, le fossé qui les sépare du monde du travail reste bien entendu très profond.”
Christof Kieboom: “C’est absolument vrai. Soit les écoles secondaires n’organisent aucun cours d’informatique, soit ces cours sont fortement orientés vers les mathématiques, ce qui décourage de nombreux élèves. C’est dommage.”
Tony Janssens: “Je m’inquiète moi aussi de l’approche très étroite de l’informatique dans l’enseignement. Cela fait longtemps que l’informatique ne se limite plus à la programmation et touche aux systèmes de réseaux, à la gestion de projet, à la cybersécurité, etc.”
Notre enseignement doit-il davantage tenir compte des besoins du marché de l’emploi afin que nous puissions mieux remplir les postes vacants? Beaucoup considèrent que c’est une mauvaise idée.
Tony Janssens: “L’enseignement doit surtout permettre aux jeunes de se frotter à de multiples matières pour qu’ils puissent choisir leur futur métier en connaissance de cause et non sur la base de perceptions erronées. Si notre enseignement assimile encore plus ou moins l’informatique à Word et Excel, il continue d’alimenter ce malentendu.”
Pieter Lootens-Stael: “Dans le meilleur des cas, l’informatique est associée à la programmation et aux mathématiques. Résultat: après l’enseignement secondaire, beaucoup de jeunes ne se sentent pas attirés par cette matière, alors que, dans des études comme la psychologie ou la communication, on parle énormément de statistiques! Malheureusement, les idées fausses pullulent toujours autour du métier d’informaticien.”
Christof Kieboom: “Si l’enseignement ne doit pas être un ‘fournisseur de la cour’ pour les entreprises, il ne peut être totalement déconnecté de la réalité. Les élèves du secondaire se retrouveront un jour sur le marché du travail. Pourquoi les informaticiens qui travaillent en entreprise ou pour les services publics ne sont-ils pas invités plus souvent dans les classes, afin de parler aux jeunes et de leur donner une image réaliste des possibilités offertes par notre secteur? Le cliché du nerd qui passe huit heures par jour devant son ordinateur est depuis longtemps dépassé.”
Sophie Vernaet: “Si le secteur fait face à un défi de taille aujourd’hui, c’est bien celui de corriger la perception erronée dont il souffre.”