Dans les soins de santé comme ailleurs, les possibilités offertes par les données semblent infinies. Le partage des données des patients peut amener à la découverte de nouvelles connaissances précieuses et favoriser l'innovation médicale. Pourtant, beaucoup de patients montrent encore une certaine réticence à partager leurs données. Karen Crabbé, conseillère en données de santé chez pharma.be, et Patricia van Dijck, président du Task Force sur les données de santé et la numérisation au sein de pharma.be, sont unanimes: “Nous sommes à un carrefour important.”
Comment les patients et les médecins bénéficient-ils du partage des données relatives aux patients?
Karen Crabbé: Parfois, les patients doivent attendre trop longtemps pour obtenir un diagnostic correct, ou les médecins doivent passer trop de temps à chercher le traitement le plus approprié. En comparant les données des patients – présentant des symptômes similaires, par exemple –, la probabilité de découvrir un traitement plus adapté s’accroît. Dans certains cas, ces données nous permettent littéralement de sauver des vies.
“ Les Big Data fournissent de nouvelles informations impossibles à collecter à partir des études cliniques classiques”
Patricia Van Dijck: Les médecins exploitent bien sûr les données de leur patientèle depuis bien plus longtemps. Mais aujourd'hui, ils ont accès à un volume plus grand de données et à un rythme de plus en plus élevé. Ces quantités gigantesques de données sont reliées entre elles par la puissance de calcul désormais disponible, et mènent ainsi à de nouvelles informations. À long terme, toutes les parties concernées en tireront profit.
Des plateformes mondiales existent-elles déjà pour collecter et croiser ces données médicales? Ou ne sommes-nous qu'au début d'une véritable révolution des données?
Patricia Van Dijck: Les premières étapes ont été franchies, notamment par le biais de l'Espace européen des données de santé et avec la future création d'une autorité belge des données de (soins de) santé. Tout ceci va dans le sens d’un écosystème de données structuré et harmonisé, dans lequel les données sont évidemment bien protégées. Au demeurant, les patients et les médecins ne sont pas les seuls à en profiter: les décideurs politiques sont informés de manière beaucoup plus précise et peuvent prendre des décisions mieux fondées.
Quels sont les plus grands défis pour les médecins, les hôpitaux et les entreprises pharmaceutiques en matière de partage des données?
Karen Crabbé: On peut les résumer par l'acronyme FAIR: Findable, Accessible, Interoperable et Reusable. Les données doivent évidemment être faciles à trouver, grâce à un catalogue regroupant les métadonnées en un seul endroit. En outre, il doit exister des règles d'accès à ces données et les bases de données doivent pouvoir être croisées. Enfin, ces données doivent être réutilisables. C'est encore trop peu le cas.
Patricia Van Dijck: L'harmonisation est particulièrement cruciale, à mon avis. Concrètement, il faut pouvoir relier des bases de données entre elles. À l'hôpital – pensez au laboratoire, à l'imagerie et à la facturation – mais aussi en dehors de l'hôpital, notamment en établissant un lien avec des données sur les soins primaires et même des bases de données liées aux soins, telles que des données socioéconomiques. Par ailleurs, la législation européenne RGPD sur la protection de la vie privée reste un défi, car elle est souvent interprétée différemment selon les pays.
“ Le partage des données avec les entreprises pharmaceutiques se heurte à davantage de résistance, au motif peut-être que le public ne se rend pas assez compte de l’importance de sa valeur ajoutée médicale”
Les patients sont-ils disposés à partager leurs données? Réalisent-ils à quel point ce partage contribue aux innovations médicales et à l’amélioration du confort des patients?
Karen Crabbé: Selon une étude de la Fondation Roi Baudouin, une grande majorité de personnes sont disposées à partager leurs données avec leurs propres prestataires de soins, les hôpitaux et les centres de recherche. Le partage des données avec les entreprises pharmaceutiques se heurte à davantage de résistance, au motif peut-être que le public ne se rend pas suffisamment compte de l'importance de sa valeur ajoutée médicale. Il convient donc de mieux informer les patients sur la finalité de la réutilisation des données. Je pense que nous devrions également impliquer les organisations de patients dans ce domaine.
Pouvez-vous citer des exemples concrets de l’utilité du partage des données dans le cadre d’un traitement?
Karen Crabbé: Absolument. Lors de la récente pandémie, il a été suggéré que les patients atteints de sclérose en plaques (SEP) pouvaient être plus vulnérables au Covid. Des précautions supplémentaires auraient dès lors dû être prises afin de minimiser leur risque d'infection. La MS Data Alliances’est empressée de collecter des données sur le sujet. Quelques mois plus tard à peine, ces données ont permis de conclure que le Covid ne présentait aucun risque supplémentaire pour les patients atteints de sclérose en plaques. Ceux-ci ont pu se soumettre aux règles de confinement “normales”, ce qui a bien entendu amélioré leur qualité de vie.
Patricia Van Dijck: Il arrive que les Big Data fournissent de nouvelles informations impossibles à collecter à partir des études cliniques classiques, dans la mesure où celles-ci n’offrent pas toujours une image suffisamment large de la population, avec toutes ses exceptions et ses variations. Les Big Data issues de la pratique quotidienne peuvent être complémentaires et ouvrir de nouvelles perspectives.
“Aujourd'hui, près de deux Wallons sur trois sont déjà inscrits au Réseau Santé Wallon, le système de données sur la santé de la Région wallonne”, souligne le professeur Philippe Kolh, directeur des systèmes d'information de gestion au CHU de Liège. “Une proportion plutôt encourageante. Cette adhésion montre que la résistance du grand public au partage des données médicales n'est pas aussi forte qu'on peut le croire. À condition de pratiquer une communication transparente, on peut convaincre une plus grande part de la population, j'en suis certain.”
Le Pr. Kolh entrevoit un autre défi majeur, cependant: “Les données qui figurent actuellement dans le dossier électronique du patient proviennent de plusieurs applications intégrées. Ces dossiers contiennent tout un éventail d'informations! Des problèmes se posent parfois, comme le mélange de données structurées et de données en texte libre, ou encore l'existence de doublons de données et d'informations cryptées de manière différente. Il faut donc avant tout que les données disponibles soient très bien structurées, afin que les informations pertinentes puissent être trouvées rapidement. Une table des matières efficace est cruciale à cet égard. Par ailleurs, il convient de rester attentif à l'utilisation secondaire des données, depuis la recherche universitaire sur l'amélioration de la qualité des soins jusqu’aux essais cliniques.”