Pendant des décennies, l'industrie pharmaceutique a été l'un des piliers économiques de l'Europe, avec la Belgique en position de leader. Sans mesures drastiques, cependant, cette position risque de s'affaiblir. Avec un impact économique et sociétal qui ne saurait être sous-estimé.
Mario Draghi, dans son rapport très commenté The Future of European Competitiveness, met en garde contre une “tempête parfaite” qui menace l'Europe. Une tempête qui pourrait particulièrement frapper l'un des secteurs cruciaux du continent: l'industrie pharmaceutique.
La productivité globale en Europe est en déclin depuis des années, tandis que la population vieillit rapidement. Après le Japon, l'Union européenne est la région du monde où le vieillissement démographique est le plus rapide. La situation est encore aggravée par le retard de l'Europe en matière d'innovation. “En ratant en grande partie la révolution numérique, nous avons perdu les gains de productivité qui en découlent”, constate Mario Draghi.
La part européenne dans l'innovation recule
Cet avertissement résonne particulièrement dans le secteur pharmaceutique. En Europe, ce secteur affronte un climat concurrentiel défavorable par rapport à l'Asie et aux États-Unis, ainsi qu'une baisse des investissements dans l'innovation clinique. “Avec le vieillissement rapide de la population, il est pourtant essentiel de garantir l'accès à des thérapies avancées”, déclare Caroline Ven, CEO de l'organisation sectorielle pharma.be. “Pour rester compétitifs, les pouvoirs publics doivent investir de toute urgence dans la numérisation et le développement des talents. C'est maintenant aux décideurs politiques de prendre les mesures nécessaires pour assurer un avenir solide et durable pour tous.”
“En ratant en grande partie la révolution numérique, nous avons perdu les gains de productivité qui en découlent.”
C'est un lieu commun, mais une innovation disruptive repose avant tout sur une position concurrentielle disruptive. Au fil des décennies, la Belgique a su bâtir un écosystème enviable et une réputation mondiale dans ce domaine. En 2024, le pays accueille pas moins de 23 sièges sociaux et 37 sites de production d'entreprises pharmaceutiques, mais aussi 18 bio-incubateurs, plus de 50 centres de R&D, et peut s'appuyer sur l'expertise de sept hôpitaux universitaires.
Néanmoins, d'autres régions du monde progressent plus rapidement que nous. Les innovations pharmaceutiques majeures sont de plus en plus souvent réalisées en dehors de l'Union européenne. Alors qu'en 1990, l'Europe était encore le leader mondial des investissements en R&D pharmaceutique, elle accuse aujourd'hui un retard considérable par rapport aux États-Unis. Ces dernières années, la part de l'Europe dans le marché mondial de la biotechnologie, en forte croissance, a également diminué, tandis que celle des États-Unis a augmenté.
“Nous investissons beaucoup dans les soins de santé, mais relativement moins dans les médicaments innovants, ce qui fait que notre population vieillissante a paradoxalement un accès plus difficile à de meilleurs traitements.”
“La rapidité et l'ampleur de ce déclin sont extrêmement préoccupantes”, estime Nathalie Moll, directrice générale de l'EFPIA, l'association européenne des entreprises pharmaceutiques innovantes. “En seulement deux décennies, l'Europe a perdu un quart de sa part des investissements mondiaux en R&D.”
Un impact sociétal inévitable
En Belgique, un autre problème se fait sentir: l'accès moins rapide des patients aux médicaments innovants. Le délai de mise sur le marché de ces nouveaux traitements s'est considérablement allongé ces dernières années, reléguant la Belgique au rang de simple acteur moyen en Europe. En 2022, seuls 46% des nouveaux médicaments disponibles en Europe étaient accessibles en Belgique. “Nous investissons beaucoup dans les soins de santé, mais relativement moins dans les médicaments innovants, ce qui fait que notre population vieillissante a paradoxalement un accès plus difficile à de meilleurs traitements”, note Caroline Ven.
Or, un accès limité aux médicaments innovants aura inévitablement des répercussions sociétales à long terme. Par exemple, le nombre de décès dus au cancer a diminué de 21% dans le monde depuis 1991. Et 95% des 15 millions de patients atteints d'hépatite C en Europe peuvent désormais être guéris en 8 à 12 semaines grâce à des traitements innovants.
Nous ne devons pas ignorer ces signaux d'alerte, met en garde Caroline Ven. “Des processus d'approbation trop longs, un niveau d'investissement insuffisant et un manque de collaboration stratégique menacent à terme la compétitivité de l'industrie pharmaceutique européenne. Ces défis surviennent à un moment critique, alors que d'autres régions, comme les États-Unis et la Chine, accélèrent leurs investissements dans les avancées technologiques en matière de santé.”
Vers une alliance stratégique pour la santé
Pour rester compétitive, l'industrie pharmaceutique européenne doit opérer un changement de cap radical. Les priorités? Une numérisation accrue, un accès plus rapide à l'innovation et une approche intégrée. Ce n'est pas un hasard si les États-Unis, le Japon et la Chine figurent en tête des pays qui investissent le plus dans la R&D pharmaceutique. L'Allemagne et la Suisse occupent les quatrième et cinquième places de ce classement, tandis que la Belgique se situe en septième position.
“En seulement deux décennies, l'Europe a perdu un quart de sa part des investissements mondiaux en R&D.”
Caroline Ven plaide pour la création d'une alliance stratégique pour la santé, réunissant divers acteurs afin de stimuler l'innovation: “Nous devons abandonner les approches cloisonnées et adopter une méthode plus intégrée impliquant toutes les parties prenantes.” Nathalie Moll acquiesce: “Le secteur a besoin d'une politique cohérente pour répondre aux besoins des 27 États membres. Ce n'est qu'avec une approche intégrée que l'Europe pourra préserver sa position de leader pharmaceutique.”
Caroline Ven donne des exemples concrets de ce qu'elle entend par alliance stratégique pour la santé, soulignant au passage que la collaboration entre entreprises pharmaceutiques et hôpitaux ne suffit pas. “Les instituts de recherche et les organismes publics doivent renforcer leurs connexions et tirer parti d'accélérateurs d'innovation comme l'intelligence artificielle et le machine learning afin de parvenir à des avancées plus rapides. En outre, des partenariats public-privé doivent pouvoir être négociés. Ce n'est qu'en brisant les barrières que nous pourrons innover plus rapidement et obtenir de meilleurs résultats pour les patients. Last but not least, il est crucial de réintroduire des procédures d'approbation plus courtes et flexibles, afin de rendre l'Europe à nouveau attrayante pour les entreprises pharmaceutiques et de garantir les meilleurs soins à ses citoyens.”