Une protection efficace de la propriété intellectuelle est indispensable pour donner aux entreprises de haute technologie la marge de manœuvre et la sécurité juridique dont elles ont besoin. Deux entreprises pharmaceutiques axées sur l’innovation témoignent de l'impact et de la valeur ajoutée des droits de propriété intellectuelle.
Celyad est actif dans la recherche sur le cancer, un domaine qui évolue à une vitesse fulgurante. Que faites-vous exactement?
Georges Rawadi: “Nous développons une thérapie cellulaire dans le cadre de laquelle les cellules immunitaires des patients atteints de cancer sont modifiées en laboratoire afin de pouvoir reconnaître et détruire les cellules cancéreuses. Cette thérapie innovante pourrait rendre l'immunothérapie existante encore plus efficace pour certains types de cancer.”
Dans quelle mesure la protection de la propriété intellectuelle contribue-t-elle à votre recherche?
“L'ensemble de notre processus de recherche en dépend. Pour nous, il s'agit avant tout de technologies innovantes – souvent une combinaison de technologies – et de nouvelles thérapies qui ne peuvent être développées qu'avec des techniques de fabrication spécifiques. La protection par brevet est cruciale pour protéger nos travaux, ainsi que les lourds investissements qu'ils impliquent, contre les concurrents, et pour ensuite en commercialiser le fruit.”
La protection par le brevet est cruciale pour protéger nos investissements
Le brevet offre une protection de 20 ans, alors que le développement et la commercialisation d'un nouveau médicament dans votre secteur peuvent facilement durer 15 ans. Cela vous laisse-t-il suffisamment de temps pour récupérer les fonds investis?
“C'est effectivement serré. Mais grâce à la recherche de haute technologie que nous menons ici, le développement ultérieur d'alternatives génériques prendra aussi beaucoup de temps. Il existe une grande différence entre les médicaments classiques basés sur des molécules chimiques et la biotechnologie, qui est fondée sur les protéines et les anticorps, entre autres. Avec les médicaments traditionnels, ces alternatives génériques arrivent plus rapidement sur le marché. Cette différence peut jouer en notre faveur dans le cadre de la commercialisation d'un médicament innovant. Mais dans ce domaine, il est préférable de parler au conditionnel, car la technologie évolue à une vitesse fulgurante.”
Vous en êtes au stade préclinique et vous prévoyez qu'il vous faudra sept à huit ans avant de pouvoir commercialiser votre premier médicament breveté. Les brevets provisoires génèrent-ils déjà des revenus?
“En effet. Aujourd'hui, le processus de développement d'un nouveau médicament coûte aisément 1 milliard de dollars. Pour le financer, nous dépendons d'investisseurs externes, dont les apports sont protégés par cette propriété intellectuelle. Sans ce système, le modèle actuel ne serait pas pérenne! Nous développons également des technologies qui pourraient être utiles à court terme dans les thérapies cellulaires de nos concurrents. Les licences sur ces innovations représentent une source de revenus. La propriété intellectuelle est très importante dans ce contexte.”
Ipsen existe depuis presque un siècle. Que faites-vous exactement?
Philippe Ghyssels: “Au cours des dernières décennies, nous nous sommes spécialisés dans la lutte contre le cancer et les troubles neurologiques, ainsi que dans le traitement des maladies rares.”
Le processus de recherche visant à mettre au point des médicaments pour les maladies rares est-il plus difficile, plus coûteux et, partant, plus risqué?
“En Europe, on parle de maladie rare lorsqu'elle touche moins de 5 personnes sur 10.000. Le processus de recherche – de la découverte d'une molécule potentiellement active à l'autorisation de commercialisation d'un médicament innovant – dure 12 à 15 ans, comme pour d'autres maladies, à cela près que les risques financiers sont potentiellement plus grands. Aujourd’hui, il existe quelque 8.000 maladies rares connues, pour à peine 5% desquelles un traitement existe déjà. Chez Ipsen, par exemple, une molécule est en cours de développement qui pourrait constituer une percée pour une maladie orpheline rare – une maladie orpheline est une maladie pour laquelle il n’existe pas encore de traitement – dont seule 1 personne sur 735.000 souffre. Environ 15 ans de recherche pour une thérapie que l'on ne peut commercialiser qu'auprès d'une douzaine de patients dans notre pays: il va sans dire que la propriété intellectuelle est essentielle pour le développement de ce type de médicaments.”
Redéfinir le concept de propriété intellectuelle nuirait à l'ensemble de l'écosystème de l'innovation
La propriété intellectuelle doit couvrir les risques financiers que prennent les investisseurs. Dans quelle mesure peut-elle également renforcer l'industrie et stimuler l'innovation?
“La mise au point d'un nouveau médicament est risquée et gourmande en capitaux. Cependant, la propriété intellectuelle ne sert pas seulement à se protéger des concurrents potentiels au moment où un médicament innovant est commercialisé. Les brevets encouragent l'innovation scientifique: ils permettent aux scientifiques de publier et de partager leur invention avec leurs collègues. De cette manière, le brevet agit comme un déclencheur de nouvelles recherches. Dans ce contexte, la protection des données réglementaires, c'est-à-dire la protection des données d’études cliniques dont bénéficient les fabricants de produits pharmaceutiques après que l'Agence européenne des médicaments leur a donné l’accès au marché pendant un certain temps, est vitale. Pour l'instant, en Europe, cette période s'élève à huit ans plus deux années d'exclusivité, et il faut absolument la maintenir, voire la renforcer. Cette législation protège et renforce notre compétitivité par rapport aux États-Unis et à la Chine, et pourrait, à terme, attirer encore plus d'investissements en Europe. Redéfinir le concept de propriété intellectuelle nuirait à l'ensemble de l'écosystème de l'innovation. En raison de l'immense valeur ajoutée économique du secteur, il est dans notre intérêt et dans celui de notre pays de continuer à soutenir cet écosystème.”
Quel est le taux de réussite du développement d'un nouveau médicament?
“Sur les 10.000 molécules envisagées au début du processus de recherche, une ou deux en moyenne finissent par arriver sur le marché. Même lors de la troisième phase des essais cliniques d'un nouveau médicament, durant laquelle celui-ci est testé sur des centaines ou des milliers de patients, le taux de réussite se limite encore à plus ou moins 50%. Et ce, alors que des centaines de millions d'euros ont d’ores et déjà été investis dans le développement du médicament… La protection de la propriété intellectuelle est indispensable pour que ce risque, supporté par les investisseurs, reste gérable.”
“Les droits de propriété intellectuelle sont essentiels dans notre secteur”, souligne Charlotte Weyne, Senior Legal Counsel & European Policy Advisor au sein de l'association sectorielle pharma.be. “D'une part, le secteur biopharmaceutique produit une nouvelle génération de médicaments prometteurs. L'innovation en est la force motrice, mais la recherche et le développement approfondis ne sont possibles que s'ils sont également protégés par la loi. D'autre part, nous constatons que cette activité demeure particulièrement risquée dans le secteur pharmaceutique au sens large, avec un taux de réussite très faible. Et puis, notre industrie est très réglementée, ce qui complique encore les choses.”
On n'y pense pas toujours, mais les droits de propriété intellectuelle sont aussi une garantie de la sécurité des médicaments: “Ils donnent au patient l'assurance que le médicament prescrit a suivi tout le processus de recherche, de garantie de sécurité et de traçabilité. De cette façon des mesures peuvent être prises contre les médicaments falsifiés qui se retrouvent dans le circuit.”