Environ un tiers des CFO belges expérimentent actuellement avec l'IA. Mais celle-ci offre-t-elle vraiment une solution aux défis complexes de la finance? Les réponses de Kristof Stouthuysen, professeur et directeur du Centre for Financial Leadership and Digital Transformation à la Vlerick Business School.
ChatGPT est-il le collègue que chaque département financier attendait?
“Oui et non. Pour beaucoup, l'intelligence artificielle semble être tombée du ciel – voire du paradis –, mais ses bases ont été posées dans les années 1950. Jusqu'à tout récemment, l'IA était surtout un domaine technique et complexe, exigeant une connaissance approfondie des langages de programmation, de la science des données et des mathématiques. Par conséquent, ce sont principalement les grandes entreprises, disposant de ressources importantes, de vastes ensembles de données et d’équipes spécialisées, qui ont expérimenté avec elle.”
“Aujourd'hui, le paysage est complètement différent. Grâce à l'accessibilité des grands modèles de langage – les Large Language Models, ou LLM –, presque tout le monde peut utiliser l'IA, sans formation technique ni gros budget. Cette démocratisation marque un moment-charnière comparable à l'introduction d'Excel.”
“Bien que les LLM semblent impressionnants, ils sont principalement formés sur des données textuelles et non sur les chiffres et analyses dont la finance a besoin. La finance repose sur un traitement de données détaillé et précis, avec une prise de décision transparente et explicable. Les modèles d'IA comme les réseaux neuronaux, fréquemment utilisés dans les LLM, sont des modèles ‘boîte noire’: ils fournissent un résultat, mais il est difficile de comprendre comment ils sont passés de A à B. Dans un contexte financier où les décisions ont souvent des conséquences majeures et nécessitent une base rationnelle, cela peut être problématique.”
Un modèle d'IA alimenté par des données qualitatives et fiables est généralement inégalé dans la prévision des tendances et la reconnaissance des motifs – parfois même des motifs que nous, humains, ne découvririons jamais.
“Cependant, il convient de souligner que tous les modèles d'IA ne sont pas des boîtes noires. Il existe aussi des modèles ‘boîte blanche’, tels que la régression logistique et les arbres de décision, qui sont plus transparents et plus aisés à interpréter. En outre, des techniques comme les valeurs SHAP (Shapley Additive exPlanations, une méthode appliquée pour expliquer les prédictions individuelles des modèles de machine learning, NDLR) gagnent en popularité. Elles permettent de comprendre quels facteurs influencent un résultat particulier, même dans des modèles plus complexes.”
“Si vous attribuez un prêt au client A et non au client B, vous voulez savoir exactement quels facteurs ont influencé cette décision. Est-ce parce que le client est une start-up, parce que le climat dans ce secteur est instable, en raison d’un autre risque? De telles considérations impliquent une transparence totale, qui peut être plus ou moins grande selon le type de modèle d'IA. Avec des modèles complexes du genre ‘boîte noire’, comme les réseaux neuronaux, cela reste un défi. Et il faut toujours tenir compte des possibles hallucinations.”
Pour quelles tâches les départements financiers peuvent-ils déjà prendre de meilleures décisions grâce à l'IA?
“Un modèle d'IA alimenté par des données qualitatives et fiables est généralement inégalé dans la prévision des tendances et la reconnaissance des motifs – parfois même des motifs que nous, en tant qu'humains, ne découvririons jamais. L'IA peut effectuer des calculs et des analyses complexes de façon nettement plus rapide et approfondie que nous ne pourrions le faire. Mais cela ne signifie pas que l'IA est prête à prendre toutes les décisions.”
“Dans des domaines comme la budgétisation et le forecasting (estimation de la croissance future, NDLR), l'IA constitue un atout immense, par exemple. Elle est fantastique pour analyser les données de performance, fournir du feedback et établir des prévisions. Mais les résultats ne sont précieux que s'il existe un contexte stratégique clair. Si ce contexte manque, l'IA demeure un outil avec des limitations. Elle peut beaucoup, mais elle ne peut pas encore résoudre seule des questions stratégiques.”
En alignant l’IA sur les objectifs de l’entreprise, les CFO peuvent jouer un rôle de premier plan dans la maximisation des avantages de cette technologie.
Le rôle des équipes financières et du CFO a-t-il changé à cause de l'IA?
“Nos recherches montrent que l'adoption de l'IA par les CFO belges progresse à des rythmes variables. Environ un tiers des CFO travaillent et expérimentent activement avec l'IA, un tiers attendent ou testent prudemment, et un tiers ne s'y intéressent pas du tout.”
“Quoi qu'il en soit, l'IA changera le rôle des équipes financières. Elle peut prendre presque entièrement en charge les tâches transactionnelles et répétitives: comptabilité, paiements, etc. Cela libère l'équipe qui peut se concentrer sur l'analyse des risques et le conseil stratégique. Le CFO de demain remplira de plus en plus une mission de conseiller proactif, qui gère les risques et est capable d’identifier où de la valeur peut être créée pour l'entreprise.”
“Le succès de cela dépend d'une stratégie claire. Les CFO doivent réfléchir aux besoins de leurs principales parties prenantes, tant internes – comme le CEO – qu'externes, notamment les autorités publiques. De quoi auront-ils besoin à l'avenir? De rapports en temps réel, par exemple, ou d’analyses budgétaires plus rapides?”
“Beaucoup des CFO de premier plan qui adoptent l'IA ont eux-mêmes une connaissance de base de la technologie. C'est aussi une condition importante. Trop de CFO se cachent derrière leurs emplois du temps chargés, leurs budgets et autres pour ne pas se lancer dans l'IA. C'est une attitude qui comporte des risques. À la Vlerick Business School, nous avons développé un scan de maturité de l'IA pour les CFO et leurs équipes. Ce scan aide les entreprises à évaluer la maturité numérique de leur organisation et de leur département financier, et à identifier les étapes à suivre pour mieux intégrer l'IA et la digitalisation.”
Que peut encore apprendre l'IA de l'expert financier?
“Dans certains domaines, l’IA remplacera complètement l’humain. Les départements financiers, par exemple, recourront de plus en plus à des agents d’IA pour automatiser leurs tâches répétitives, telles que la facturation, la gestion des flux de trésorerie et la création de rapports financiers. Ces agents fonctionnent comme des assistants intelligents, traitant les données et fournissant des informations proactives en détectant des schémas et des anomalies.”
“Dans des applications plus avancées, l’IA peut agir comme un outil d’aide à la décision en soutenant les gestionnaires financiers dans des décisions stratégiques: analyses d’investissement, gestion des risques, etc. Grâce au traitement des données en temps réel et à la simulation de scénarios complexes, l’IA offre des perspectives que les analystes humains ne pourraient fournir dans le même délai. En revanche, pour les questions stratégiques et la planification à long terme, l’intervention humaine reste essentielle. Les décisions stratégiques nécessitent une combinaison de réflexion à long terme, de considérations éthiques et d’intuition – des qualités dans lesquelles l’humain excelle toujours.”
“Les CFO et autres décideurs financiers ne doivent pas craindre l’IA, mais l’adopter et la guider. En intégrant activement l’IA dans leurs processus et stratégies, ils peuvent à la fois en améliorer l’efficacité et découvrir de nouvelles perspectives. La force réside dans l’utilisation de l’IA comme un partenaire qui ajoute rapidité et précision aux qualités humaines que sont la réflexion stratégique, l’expertise financière et l’empathie. En alignant l’IA sur les objectifs de l’entreprise, les CFO peuvent jouer un rôle de premier plan dans la maximisation des avantages de cette technologie.”