L’intelligence artificielle connaît une croissance fulgurante, avec des applications qui s’intègrent de plus en plus dans le monde des entreprises. Mais une question demeure: comment exploiter l’IA de manière optimale sans tomber dans le piège d’un investissement précipité? “Le problème, c’est qu’il existe des acteurs sur le marché qui promettent absolument tout.”
Commençons par les chiffres. Selon une étude récemment menée par le cabinet de conseil Sopra Steria, le marché mondial de l’IA connaît une croissance annuelle de 19% et devrait atteindre, d’ici à 2028, une valeur de 1.270 milliards de dollars.
Qu’en est-il pour la Belgique? André Ekas, Director of Technology au sein de l’éditeur de logiciels Exact, dispose d’une vision claire du marché belge grâce à une enquête conduite chaque année auprès des PME locales: “Cette enquête révèle que 31% des PME utilisent déjà des outils d’IA, et que 45% y réfléchissent. Nous prévoyons qu’elles concrétiseront ces intentions à partir de 2025. En d’autres termes, trois quarts des PME belges s’intéressent de près à l’IA.”
Gwendolyn de Zanger, Learning Expert chez Cefora, observe elle aussi une hausse de la demande. “Les entreprises ne recherchent pas seulement des outils d’IA, mais aussi des formations pour permettre à leurs employés de les utiliser. Nous formons désormais nos propres enseignants à cette technologie.”
Pas de solution clé en main
Kimberly Hermans, Director OptimAI chez Sopra Steria, insiste sur l’importance d’une approche sur mesure. “L’idée que l’IA fonctionne toujours en mode ‘clé en main’ est une illusion. Les solutions doivent être adaptées aux besoins spécifiques et aux défis des clients. Chez Sopra Steria, nous n’aidons pas seulement nos clients à développer ces solutions: nous les accompagnons stratégiquement dans leurs choix. Parallèlement, nous renforçons l’expertise en IA de tous nos collaborateurs pour pouvoir soutenir nos clients à tous les niveaux et leur fournir des solutions fiables avec un impact réel et tangible.”
Le fournisseur d’énergie Luminus exploite également l’IA à grande échelle. “Nous utilisons l’IA dans notre service client, notamment pour des outils d’autoassistance et des chatbots”, indique Stan Van Nooten, AI Transformation Director chez Luminus.
“En tant que fournisseur et producteur d’énergie, les systèmes d’IA qui nous aident à prédire la consommation et la production d’énergie sont d’une valeur inestimable. C’est particulièrement vrai avec la montée en puissance des sources d’énergie renouvelables, comme les éoliennes et les panneaux photovoltaïques, à la production fluctuante.”
Le dilemme du “buy or build”
Le développement accéléré de l’IA s’accompagne néanmoins de défis. Stan Van Nooten évoque ici le dilemme entre développer ses propres solutions et acheter des outils existants.
“Tout évolue si vite qu’il faut constamment se poser la question: devons-nous innover nous-mêmes ou attendre qu’un autre acteur propose un produit répondant à nos besoins? Ce dilemme du ‘buy or build’ est très complexe à résoudre.”
“Je suis ravie d’entendre que les entreprises abordent la question de cette manière”, intervient Kimberly Hermans. “L’IA est un domaine en constante évolution. Ce qui est à la pointe aujourd’hui peut être dépassé demain. C’est pourquoi il est crucial, pour les entreprises, de développer une base de connaissances solide. Il s’agit de faire des choix éclairés et d’éviter une confiance aveugle dans des ‘solutions magiques’. Cela vaut autant pour nos clients que pour nous-mêmes. Sans ce regard critique, on reste bloqué dans des preuves de concept qui n’ont jamais d’impact réel.”
“Le marché est inondé de solutions d’IA. Mon conseil: gardez votre calme et faites le test. Si le défi est pour ainsi dire plus complexe qu’un outil d’IA qui génère des résumés, posez-vous les bonnes questions. Il faudra un certain temps encore avant que les entreprises de logiciels intègrent des fonctionnalités d’IA fiables et avancées à leurs plateformes.”
Des garde-fous pour l’IA
Malgré l’enthousiasme pour les possibilités de l’IA, une certaine méfiance persiste. Constitue-t-elle un frein à l’adoption de l’IA dans les entreprises? “Il n’est pas nécessaire de lever cette méfiance à tout prix”, avance Gwendolyn de Zanger. “La pensée critique est essentielle, surtout lorsqu’on travaille avec des outils d’IA générative comme ChatGPT. Cela permet d’aborder les résultats avec le bon état d’esprit.”
Selon André Ekas, cette méfiance explique en partie pourquoi 45% des PME belges étudient l’IA sans franchir le pas. “Dans ce cas, notre rôle est avant tout d’informer correctement les clients sur la manière dont l’IA est mise en œuvre et d’installer les garde-fous nécessaires. Par exemple, dans les processus financiers, il est indispensable de garantir la fiabilité. Un comptable ne saurait se contenter de dire: ce bilan est probablement correct.”
“Mettons l’IA de côté un instant”
Comprendre ce qu’est réellement l’IA demeure une question-clé. L’IA générative évolue rapidement et capte la majeure partie de l’attention. “Lorsque je parlais tout à l’heure d’IA pour équilibrer le marché de l’énergie, il ne s’agit toutefois pas d’IA générative, mais plutôt de machine learning traditionnel”, précise Stan Van Nooten.
Kimberly Hermans acquiesce. “Nous le constatons dans nos discussions avec les clients. Lorsqu’ils nous demandent de travailler avec l’IA, ma première réponse est: intéressant, mais mettons l’IA de côté un instant et parlons d’abord des défis et des stratégies. Où voulez-vous emmener votre entreprise? Cela peut sembler un cliché, mais aujourd’hui encore, de nombreuses entreprises investissent dans l’IA pour finir avec des projets-pilotes qui échouent parce qu’ils n’ont pas l’impact souhaité, ne sont pas bien intégrés dans les processus d’entreprise ou étaient de toute façon irréalisables sur le plan technologique ou juridique.”
“L’IA est un outil, pas un objectif en soi”, embraie Stan Van Nooten. “Il faut toujours commencer par la question du pourquoi. Parallèlement, il est précieux de sensibiliser vos équipes à l’IA. Nous devons ouvrir les esprits et stimuler la réflexion hors des sentiers battus avec ces nouvelles possibilités.”
Une bulle ou un cycle de la hype?
Les attentes ne sont-elles pas trop élevées? À Wall Street, on spécule déjà sur l’éclatement de la bulle de l’IA… “Je pense qu’il y a effectivement une bulle, mais pas parce que l’IA n’a pas le bon potentiel ou parce que la technologie est moins révolutionnaire qu’on ne le pensait”, déclare Kimberly Hermans.
“Le problème, c’est qu’il existe des acteurs sur le marché qui promettent absolument tout. Grâce à l’IA, trois jours suffiraient, soi-disant, pour résoudre tous vos problèmes. Ce n’est tout simplement pas vrai. Cette bulle va éclater, et cela pourrait faire mal.”
“Je ne le formulerais pas de manière aussi extrême”, nuance Stan Van Nooten. “C’est un cycle de la hype technologique tout à fait classique. Nous sommes dans une phase où nous constatons que les attentes à court terme ne sont pas immédiatement satisfaites. Quand on voit la vitesse à laquelle ChatGPT a atteint 100 millions d’utilisateurs, il est presque normal que des attentes trop élevées en découlent.”
“Ce n’était pas moi, mais l’IA”
Qu’en est-il du scénario catastrophe ultime: une IA qui rend l’humain obsolète? “L’IA fait certaines choses mieux que vous et moi, mais l’objectif n’est pas que l’IA prenne en charge toutes les tâches agréables et créatives”, juge Gwendolyn de Zanger. “C’est même tout l’inverse: l’humain apporte la valeur ajoutée, tandis que l’IA s’occupe des tâches sans valeur créative. L’IA générative est utile comme sparring partner, mais au bout du compte, c’est toujours un être humain qui prend la décision finale.”
“Là encore, il est crucial de savoir pourquoi vous voulez développer un outil d’IA”, complète Kimberly Hermans. “Si vous le faites dans un contexte de processus sensibles, vous devez intégrer des barrières de sécurité. Par exemple, interrompre un processus automatique dès qu’un comportement anormal semble se produire en raison de l’IA, ou appliquer le principe du human-in-the-loop (qui implique une intervention humaine dans l’entraînement, l’adaptation et le contrôle de l’IA, NDLR). Nous pratiquons ce standard chez tous nos clients.”
“Il est également important d’être transparent sur les données utilisées pour entraîner votre modèle”, estime André Ekas. “Ainsi, vous savez sur quoi reposent certaines décisions. Nous ne fournissons pas de systèmes qui décident à votre place. La question est et reste: nous pensons que c’est judicieux; voulez-vous le faire? L’humain a toujours le dernier mot.”
“Il ne saurait jamais être question que quelqu’un dise: oui, mais ce n’est pas moi qui ai décidé, c’était l’IA”, conclut Stan Van Nooten.