Francis Kéré (architecte): "On nous pousse à nous opposer"
L’architecte burkinabé à la carrière internationale a été honoré par l'ULB, le 14 décembre dernier. À 57 ans, Kéré reste attaché aux valeurs et aux matériaux de ses débuts. La terre de son village natal.
Né en 1965 à Gandao, à 250 km de Ouagadougou (Burkina Faso), Diébédo Francis Kéré a 17 ans quand il obtient une bourse pour se former en Allemagne où il ouvre par la suite son bureau d’architecture. Professeur à l’université technique de Munich, il est aussi passé par Yale où une bourse porte à présent son nom. “Dans les écoles qu’il a fait construire, tous les enfants peuvent se concentrer parce qu’il y fait 25 degrés, même lorsque, à l’extérieur, il en fait 40”, écrit le journal suisse Le Temps à son propos.
Lauréat des plus prestigieux prix d’architecture (le Pritzker, en 2022, et le Praemium Imperiale, en 2023), il est devenu docteur honoris causa de l’ULB il y a quelques jours. “Nous ne pouvons plus nous permettre de copier le mode de vie et la façon de construire de l’Occident”, ne cesse-t-il de répéter, se servant de sa renommée pour faire avancer son Continent d’origine. Rencontre avec celui qui valorise ce que les autres ne voyaient plus: les matériaux locaux et les techniques naturelles.
L’an dernier, vous êtes devenu le premier Africain à recevoir le Prix Pritzker, la plus haute distinction en architecture. Selon vous, quelle est la portée de cette première?
Vous savez, j’ai commencé ma carrière en 1998 en travaillant sans l’apport d’énergie fossile, avec les matériaux disponibles là où je me trouvais. Je n’ai jamais voulu être le premier architecte à faire quoi que ce soit, j’ai seulement voulu, depuis le début, me mettre au service de ma communauté. Chez moi au Burkina Faso, j’ai étudié la menuiserie. Je faisais des charpentes, des meubles. J’ai reçu une bourse pour terminer ma formation en Allemagne, je voulais apprendre la maçonnerie et le dessin. On m’a dit “pour ça, il faut devenir architecte, aller à l’Université.” Je n’avais pas le bac. Alors, j’ai travaillé tout en suivant les cours du soir pour m’y préparer. J’allais en cours de 18 à 23 heures. Après cinq ans, à 30 ans, j’ai obtenu le bac. C’était aussi l’âge limite pour être boursier en études d’architecture. Et me voilà.
"j’ai commencé ma carrière en 1998 en travaillant sans l’apport d’énergie fossile, avec les matériaux disponibles là où je me trouvais."
Tout ça vient de mon intérêt à pouvoir bâtir moi-même. Dans ce sens, le Prix Pritzker représente un grand encouragement et de grandes responsabilités. On ne me regarde plus comme le gentil qui construit des écoles. Je crois que cela encourage les jeunes du continent africain à fouiller, à ne pas copier la tendance mainstream. Mais c’est à d’autres d’évaluer la portée symbolique.
Quelles sont ces responsabilités dont vous parlez?
Je suis comme tout Africain qui vient d’un village où chacun contribue à ce que la communauté avance. Ce qui a toujours été ma priorité, c’est le contenu, pas sa description ou sa définition. Si ce que je fais est qualifié d’écologique ou perçu positivement, je suis honoré. Mais ma seule motivation a toujours été de regarder les matériaux les moins chers au village, introduire de nouvelles techniques pour aider les gens à améliorer leurs façons de faire. On verra dans cinq ans où en seront les modes, si les grandes entreprises qui polluent seront devenues vertes. Moi, je courrai toujours pour améliorer le bâti chez moi.
Demain, je serai devant le Ministère de la Culture du Burkina pour expliquer le projet de mausolée en l’honneur de Thomas Sankara. Il sera entièrement en terre et latérite. Même pour un tel bâtiment, je continue de faire avec les matériaux de mes débuts. Les solutions aussi bien économiques et écologiques que je propose, je ne dois plus les défendre aujourd’hui. On m’écoute. Pareil avec les étudiants à qui je martèle qu’il faut penser autrement. Chez moi, il n’y a pas d’argent pour construire des boîtes qui surchauffent. Le changement climatique est réel.
Vous êtes devenu une source d’inspiration pour une génération entière. Mais quelles sont vos propres sources d’inspiration en architecture?
Tout le monde m’inspire. Les gens au village qui se démènent dans des travaux mal rémunérés, qui dépendent des éléments, qui ont le courage de continuer malgré les difficultés. Quand j’étudiais l’architecture, il n’y avait pas de modèle chez moi, j’ai dû voyager pour me former à d’anciennes techniques, à trouver comment utiliser la terre autrement. J’ai découvert Hassan Fathy sur le tard. Nos deux approches se rejoignent, même si, pour le design, nous sommes très différents. Aujourd’hui, tout le monde veut faire des études d’architecte. La demande est là et le besoin est énorme. Je m’en réjouis.
"Moi, je vois la chose de manière technique: qu’est-ce que les idées introduites en Afrique apportent de positif et de négatif? Il ne faut pas calquer le modèle occidental."
Est-ce que l’architecture ou plus globalement les imaginaires en Afrique doivent être décolonisés?
Moi, je vois la chose de manière technique: qu’est-ce que les idées introduites en Afrique apportent de positif et de négatif? Il ne faut pas calquer le modèle occidental. Vous ne pouvez pas prendre une structure vouée à protéger du froid dans un pays pour la reproduire dans un autre où il faut se protéger de la chaleur. Mais il faut aussi se rappeler qu’il n’existe presque aucun territoire sur la planète qui n’a jamais été colonisé. Les effets de cela ont été plus ou moins dramatiques, mais on met dans la tête de tout le monde le mot “décolonisation" que l’on recrache sans réfléchir. C’est souvent trop lourd, on nous pousse à nous opposer, on crie du vide partout.
Soyons clairs: coloniser pour exploiter est un crime. Maintenant, à chacun de consommer sa propre indépendance. Il y a des voies et moyens communs pour un développement sain dans tous les domaines. En architecture, on peut regarder la période coloniale, ce qui a été construit et ce qui n’est plus utile. Et si on coopère pour créer de bonnes infrastructures pour permettre aux Africains de rester chez eux, vous voyez l’intérêt, n’est-ce pas?
L’Unesco vous a confié une mission, celle d’un musée des biens culturels volés. Mais ce musée sera… virtuel. Quel est alors l’apport d’un architecte?
La Fantaisie! Le rêve! Bien sûr que j’aime toucher la terre, la brique, introduire du béton là où c’est nécessaire, ou prendre la tourbe, la plier, pour trouver quelque chose d’inspirant. Comment arriver à faire ça dans le virtuel? On a créé un projet fabuleux fait d’un noyau et de spirales telles des branches d’arbre qui se déplacent comme des continents pour se diviser vers les communautés. Vous verrez, c’est fascinant. Et c’est une vraie démarche humaniste: tout faire pour rendre accessible des objets culturels qui ont disparu sans même les toucher.
→ Info: www.kerearchitecture.com
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