Apichatpong Weerasethakul: "Aussi longtemps qu’on aura peur d’être seul, on aura besoin du cinéma"
Le maître du cinéma thaïlandais Apichatpong Weerasethakul ouvre la saison à Bozar avec "A Conversation with the Sun", une expérience en réalité virtuelle remplie de poésie, portée par les mélodies envoûtantes de Ryuichi Sakamoto.
Observer le monde à travers les yeux d'Apichatpong Weerasethakul, c'est se laisser séduire par les subtilités du quotidien. "La nature ne se répète jamais, bien qu'elle emprunte le même chemin. Que ce soit la couleur ou le son des nuages, tout sera éternellement frais et nouveau", explique-t-il avec une douceur réconfortante, lors de son passage à Bruxelles.
Ses films capturent les moments suspendus et uniques d'une brise sur un arbre, ou d'un songe derrière des paupières closes. Leurs narrations ambiguës se jouent de la frontière entre visible et invisible, fiction et réalité, avec au centre une réflexion sur le vivant et le mystique. Cette sensibilité lui a valu les louanges du Festival de Cannes, obtenant la Palme d'or, en 2010, pour "Uncle Boonmee who can recall his past lives" ou bien le Prix du jury, en 2021, pour son dernier film, "Memoria", avec Tilda Swinton à l'écran.
Mais s'il s'est déplacé jusque dans la capitale européenne, c'est pour un projet d'une autre envergure: sa première création en réalité virtuelle, "A Conversation with the Sun", diffusée à Bozar jusqu'au 29 septembre. "Je pensais que la VR serait la prochaine étape du cinéma alors que non, elle possède sa propre évolution", assure le réalisateur. Lui qui "adore la technologie", se réjouit de participer aux prémices de celle-ci: "Ce n'est que le début, le casque est encore lourd, la résolution n'est pas optimale, un peu comme lorsque le cinéma était muet ou en noir et blanc. C’est un honneur de toucher cet instrument."
La VR, un rêve éveillé
Créer une œuvre en VR lui a fait prendre conscience de l'importance du cadrage dans le septième art: "Le cinéma est comme un fantôme, il possède le spectateur, qui reste passif. Alors que la VR, c'est l'openframe et le mouvement, il y a une totale liberté. C’est une autre sorte d’illusion."
"Le cinéma est comme un fantôme, il possède le spectateur, qui reste passif. Alors que la VR, c'est l'openframe et le mouvement, il y a une totale liberté."
Pour que l'audience prenne conscience de cette relation-là, le cinéaste a souhaité que "A Conversation with the Sun" se déroule en deux temps. D'abord, un moment sans VR, où on s'immerge en petit groupe, pieds nus sur de la moquette rayée noire et blanche recouvrant sol et murs, dans une salle contenant des installations vidéos. Dans un second temps, toujours dans cette même pièce, on est invité à enfiler un casque et à plonger dans cette autre dimension, ressemblant à un rêve éveillé. On se déplace, prenant conscience de son corps et de celui des autres dans l'espace, encadrés par des professionnels qui veillent à éviter toute collision.
"Je me faufile pour voir les mouvements des spectateurs durant l'expérience. C’est presque une danse. Les gens marchent lentement, explorent quelque chose de très personnel, on ne sait pas ce qu’ils voient. C’est fascinant."
Lorsque le cinéaste a présenté l'œuvre en Thaïlande et au Japon, le public s'est parfois laissé aller aux larmes. "Je pense que les Japonais ont été sensibles à la musique de Ryuichi Sakamoto, car ils savent que sa santé décline. Il compose ses dernières pièces.
"Faire des films est devenu une seconde nature, comme respirer."
Lorsque je travaillais, je mettais sa musique dans mes écouteurs et l'utilisais comme tempo pour l'image. J'entendais sa respiration, il est fatigué sur son piano. Ça a été très émotionnel pour moi, en tant que passeur d'histoire." Ce compositeur japonais a signé la bande originale de nombreux films – "Furyo", "Talons aiguilles", "The Revenant" – et a obtenu un Oscar pour "Le Dernier Empereur".
Une reconnexion à la réalité
Peu après le covid, alors qu'il était dans un musée à San Francisco, en train d'observer une œuvre d'Andy Warhol, Apichatpong Weerasethakul a eu une révélation. L'art ne le touche plus comme avant. Il s'est mis à en questionner son sens. "L’art facilite l’existence dans nos modes de vie actuels. Aussi longtemps qu’on aura peur d’être seul, peur du silence, le vrai ou celui de l’esprit, alors, on aura besoin du cinéma, de la musique, des histoires." L'art est pour lui une réponse à notre anxiété.
Aujourd'hui, il préfère se reconnecter à la réalité. Il vit seul dans les montagnes, avec ses chiens. Ses journées sont rythmées par des balades en nature. Il peint, médite, échange avec ses amis... "et répond aux centaines de mails non lus", blague-t-il.
Les rêves ont une place de premier plan dans ses œuvres autant que dans sa vie. "Comme tout le monde, mes rêves s'évaporent vite, alors je les écris ou les dessine. Pas tous, mais ceux qui me semblent forts." Quand on lui demande le contenu de son dernier songe, il sort son téléphone et fouille dans ses notes. "Le 11 septembre, mon père m'a revisité dans un rêve. Normalement, il est docteur, mais là, il était architecte. Le gouvernement lui reprochait d'avoir construit illégalement une grande arche, un genre de portail dans ma ville natale. Nous étions à une réunion de famille et nous devions gérer ça, c'était très étrange."
"Tout ce que je crée est très personnel, il n'y a pas vraiment d'histoire. Que des gens restent assis et regardent, ça reste un mystère pour moi."
Il ne regarde plus de films et n'écoute plus de musique. Cette année, parmi les rares trois ou quatre films visionnés figure notre fierté nationale, Chantal Akerman (dont l'œuvre a récemment été exposée à Bozar). Il a introduit "La Captive" lors d'une projection spéciale à la Cinematek. "C'est un film génial", dit-il. "Peut-être que c’est parce que je vieillis, mais je me sens plus inspiré par les anciens films. Je les trouve plus surprenant."
S'il n'en consomme plus, il continue d'en créer. "Faire des films est devenu une seconde nature, comme respirer." Même après deux décennies de pratique, il s'étonne de son succès. "Tout ce que je crée est très personnel, il n'y a pas vraiment d'histoire. Que des gens restent assis et regardent, ça reste un mystère pour moi."
Expérience en réalité virtuelle
"A Conversation with the Sun"
Par Apichatpong Weerasethakul
Jusqu'au 29 septembre 2024 (le close-up consacré par Bozar au réalisateur se poursuit jusqu'au 26 octobre).
Note de L'Echo:
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