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Au musée égyptologique de Turin, le soleil d'Amon éclaire à nouveau Ramsès II

Le Ramsès II de Turin qui avait chamboulé Champollion.. ©Mauro Ujetto

Pour son bicentenaire, le Musée égyptologique de Turin a confié ses salles des rois au célèbre bureau d'architectes OMA de Rotterdam. Un résultat radical et étincelant qui n'est que le jalon d'une toute nouvelle expérience muséale.

En cet après-midi éclairé par le soleil de Turin, tout s'efface autour de nous lorsque notre regard croise celui de Ramsès II, qui nous toise de son mètre 96, avec son sourire énigmatique de Joconde. Deux prunelles de granodiorite qui vous renvoient de l'au-delà ses reflets noirs sous le khépresh, le coiffe royale de la XIXe Dynastie.

Pose hiératique. Le pharaon des pharaons est assis là, entre sa femme Nefertari et leur fils, sculptés en hauts reliefs de part et d'autre de son siège d'apparat, la main droite sur la poitrine, tenant fermement le bâton de berger heka, signe du pouvoir royal qu'il exerçait sur les terres méridionales de l'Égypte du Nouvel Empire (1580-1077 avant JC). Pouvoir magnanime? Rien d'agressif ne se dégage du chef-d'œuvre de la collection du Musée égyptologique de Turin; un je-ne-sais-quoi de féminin même, avec le fin plissé de sa tunique. Et pourtant, un réflexe profondément enfoui nous saisit à la gorge: détourner le regard et se prosterner.

"'Cette statue est tellement belle qu'elle me rappelle l'Apollon du Belvédère. Maintenant, je comprends que l’art égyptien est aussi beau que l'art grec et l’art romain."

"Ah!, mais vous avez eu la même sensation que Champollion, le premier traducteur des hiéroglyphes, quand il a déballé les caisses de la collection Drovetti, en 1824"', s'amuse Cédric Gobeil avec un délicieux accent québécois (il est l'un des quatorze conservateurs internationaux sur les 80 personnes qu'emploie le musée). "Champollion est tombé en pâmoison et s'est dit: 'Cette statue est tellement belle qu'elle me rappelle l'Apollon du Belvédère. Maintenant, je comprends que l’art égyptien est aussi beau que l'art grec et l’art romain'."

L'une des deux nouvelles galeries des rois avec, en majesté, Ramsès II.
L'une des deux nouvelles galeries des rois avec, en majesté, Ramsès II. ©Mauro Ujetto
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Cette intuition, la puissante famille des Savoie, dont le royaume avait Turin pour capitale, l'avait déjà eue deux siècles plus tôt, lorsqu'en 1560, on met au jour les vestiges d'un temple d'Isis sous les remparts de la ville, à la place de l'actuelle église Gran Madre di Dio. L'Égypte excitait déjà les imaginaires depuis le Moyen Âge, à travers des récits de voyages et des gravures montrant des colosses ensablés, des pyramides, des temples et autres vestiges d'une civilisation trois fois millénaire.

Pour les Savoie, l'occasion était trop belle de légitimer leur lignée en l'associant au pouvoir éternel des pharaons de l'ancienne Égypte. Les premières campagnes de collectes d'objets débutent aux XVIIe et XVIIIe siècles et se soldent par l'achat, entre 1820 et 1822, de la moitié de la collection du Turinois Bernardino Drovetti, consul de Napoléon en Égypte, dont l'homme de main, Jean-Jacques Rifaud, ouvrait des tranchées à tours de bras au temple de Karnak pour en excaver les statues. Il en coûtera à Charles-Félix de Savoie la quasi-totalité du PIB de son royaume, tandis que Champollion réussit à convaincre Louis XVIII de racheter l'autre moitié de la collection, qui deviendra la section égyptienne du Louvre...

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L'une des plus belles collections de statues égyptiennes au monde.
L'une des plus belles collections de statues égyptiennes au monde. ©Mauro Ujetto

En pleine lumière

Ce sont ces merveilles dont le Museo Egizio de Turin, le plus vieux musée égyptologique au monde et qui compte aujourd'hui 40.000 pièces dans ses collections, a décidé, pour son bicentenaire, de renouveler complètement la présentation. Exit la mise en scène hollywoodienne qu'avait imaginée Dante Ferretti, l'ancien chef décorateur de Fellini et Pasolini, pour les JO d'hiver de 2006 et qui plongeait les salles des rois dans la pénombre et surélevait les statues pour en imposer aux visiteurs.

"On doit bien admettre que c'est un échec pour un musée si les visiteurs ne se souviennent pas des œuvres. Surtout lorsqu'on parle d'Amenhotep II, de Thoutmôsis III ou de Ramsès II…"

Christian Greco
Directeur du Musée égyptologique de Turin

"Une journaliste est venue me voir en me disant que je faisais une grosse erreur en changeant cette scénographie qu'elle trouvait splendide", dit d'entrée de jeu Christian Greco, le directeur du musée. "Je lui ai alors demandé si elle pouvait me citer ne fût-ce qu'une statue de cet ensemble qu'elle aimait tant. Elle en a été incapable! On doit bien admettre que c'est un échec pour un musée si les visiteurs ne se souviennent pas des œuvres. Surtout lorsqu'on parle d'Amenhotep II, de Thoutmôsis III ou de Ramsès II…"

Le bouillant directeur, qui avait déjà piloté une rénovation complète du musée, il y a dix ans, faisant passer sa superficie de 6.000 à 12.000 mètres carrés, a trouvé un allié pour concrétiser un changement radical en la personne de l'architecte hollandais David Gianotten.

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Associé-directeur du célèbre bureau OMA de Rotterdam (Office for Metropolitan Architecture) depuis 2015, et créateur de sa branche Asie, que retient-il des préceptes de Rem Koolhaas, son fondateur? "J'ai appris qu'il est important d'avoir un dialogue constant sur les projets, de tout critiquer, même les choses que l'on considère comme acquises. Beaucoup d'architectes prennent certaines décisions en raison d'une forme ou d'une question subjective comme la beauté. Pas chez OMA", disait-il à nos confrères de Clad Features, une revue spécialisée d'architecture.

Christian Greco (à gauche) présente les nouvelles salles à Sergio Mattarella, Président de la République italienne, en november 2024.
Christian Greco (à gauche) présente les nouvelles salles à Sergio Mattarella, Président de la République italienne, en november 2024. ©Egizio Museo Torino

Intervention radicale

Le résultat de son intervention prend l'exact contrepied du décor de Dante Ferretti. Les voûtes des deux salles des rois ont été dégagées, faisant apparaître la structure baroque du palazzo, les fenêtres laissent à nouveau entrer la lumière du jour, accentuée par une forêt de luminaires tombant du plafond et que reflètent les panneaux d'aluminium anodisé qui habillent l'ensemble des murs. Ceux-ci servent aussi de gaines techniques, abritant les systèmes de contrôle du chauffage et de l'hygrométrie, indispensables à la conservation des statues.

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Elles ont été descendues de leur piédestal et sont à présent à peine surélevées pour entrer en communion directe avec le spectateur, dont la rétine est éblouie après avoir passé une antichambre plongée dans le noir, où sont projetés les différentes parties du temple de Karnak explorées par Jean-Jacques Rifaud: le temple de Ptah, dieu créateur par excellence, le temple de Mout, la reine de tous les dieux, et l'axe principal du grand temple d'Amon-Rê, le dieu des dieux, incarnation du soleil.

"On aurait très bien pu présenter ces statues comme des objets d’art et les exposer individuellement, mais nous avons préféré les replacer dans le contexte original pour lequel elles ont été conçues: l’espace rituel et magique du temple de Karnak."

On est même légèrement incommodé, au départ, par la froideur étincelante de la proposition radicale d'OMA, mais qui ne fait que traduire la vision des conservateurs, nous dit Johannes Auenmüller, curateur au Service de la collection et de la recherche du musée turinois: "On aurait très bien pu présenter ces statues comme des objets d'art et les exposer individuellement, mais nous avons préféré les replacer dans le contexte original pour lequel elles ont été conçues: l'espace rituel et magique d'un temple."

Dans cette première salle, on passe devant la haie d'honneur d'une vingtaine de Sekhmet en pied, déesses à tête de lion aussi menaçantes que protectrices, on croise deux sphinx en vis-à-vis qui ouvrent symboliquement dans la paroi de métal une allée processionnelle vers les pylônes d'entrée de Karnak, avant d'aboutir à la majestueuse statue de Seti II, de 5 tonnes et 5 mètres de haut, dont le jumeau est au Louvre. Une excellente transition vers la deuxième salle des rois où trônent les grands chefs-d'œuvre du musée, dont notre fameux Ramsès, avant d'achever le parcours par la proposition de deux artistes contemporains en résidence, Ali Cheri et Sara Sallam, qui ont réinterprété la collection.

Sara Sallam, "Shifting Sands, Carving Scars" (2024), collage de deux mètres réinterprétant les 21 statues de Sakhmet exposées par le musée.
Sara Sallam, "Shifting Sands, Carving Scars" (2024), collage de deux mètres réinterprétant les 21 statues de Sakhmet exposées par le musée. ©Mauro Ujetto
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Nouvelle expérience muséale

Cette rénovation, dont le coût se monte à 2,6 millions d'euros, n'est qu'un élément d'une modification plus profonde du musée, dont le montant total s'élève à 24 millions d'euros. "Ce projet, baptisé 'Piazza Egizia', vise à rouvrir, fin 2025, la cour du musée, créer un espace vivant avec un jardin égyptien, un café, un coin infos, une salle immersive, etc. Les gens pourront circuler librement, accéder au musée de différentes manières, et redécouvrir les œuvres à chaque visite, à l'opposé d'un parcours figé. Comme chez Ikea!", reprend l'architecte David Gianotten.

"Nous sommes une fondation (c'est le premier musée italien à avoir été privatisé, en 2005, NDLR) et nous assurons la vie et la gestion de notre institution sur fonds propres."

Samanta Isaia
Directrice générale du Musée égyptologique de Turin

"Cette transformation en profondeur a débuté en 2019 avec notre projet de mettre mieux en valeur le temple d'Ellesiya, donné par Nasser au musée pour remercier l'Italie d'avoir participé au sauvetage des trésors nubiens lors de la construction du barrage d'Assouan, dans les années 70", précise le directeur Christian Greco. Plusieurs pays ont reçu ce genre de temples rupestres, mais je me suis rendu compte qu'à Leyden, aux Pays-Bas, on pouvait le visiter librement. À New York, le temple est à l'intérieur du Met, mais il est visible depuis Central Park grâce à une baie vitrée. Et, à Madrid, il est situé dans un grand parc public."

Il poursuit: "La pandémie de covid m’a aussi fait réaliser que notre musée, aussi beau soit-il, était une forteresse, totalement déconnectée de la ville. Dès que les voyages ont été à nouveau autorisés, je suis allé à Florence, et j'ai vu l'immense cicatrice de l'artiste JR sur la façade d'un palais. C’était bouleversant. Et je me suis dit: 'voilà ce qu’on a manqué: une connexion avec la ville'. Aujourd'hui, je suis fier qu'en sortant le soir du musée, on puisse admirer les statues depuis la rue, éclairées toute la nuit."

Ramsès II visible depuis la rue et... "singing in the rain".
Ramsès II visible depuis la rue et... "singing in the rain". ©Xavier Flament
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Un musée privé, financé sur fonds propres

Pourquoi tant d'énergie et d'audace pour un musée d'égyptologie? Samanta Isaia, sa directrice générale, donne la réponse: "Nous sommes une fondation (c'est le premier musée italien à avoir été privatisé, en 2005, NDLR) et nous assurons la vie et la gestion de notre institution sur fonds propres. Nos stakeholders (la Région, la Ville et deux fondations bancaires) représentent moins de 10% de notre budget de 19 millions d'euros par an. Nous n'avons pas de problème d'argent jusqu'à présent parce que nous nous gérons comme une entreprise. Nous sommes toujours très attentifs aux dépenses, mais toujours heureux d'investir dans une vision d'avenir."

Et d'évoquer ce jour de 2014 où elle a engagé Christian Greco. "Il était très jeune et fringant! À la question: 'Quelle est votre vision pour le musée? Il a répondu: 'Je ne vais pas vous dire ce que je vais faire maintenant mais dans 10 ans, pour le musée de 2024'. J'ai déposé mon stylo pour écouter et je me suis dit: 'C'est lui mon directeur, je le veux!'" On ne badine pas avec 850.000 visiteurs par an et leur précieux ticket d'entrée. L'éternité est à ce prix.

MUSÉES

Nouvelles salles des rois

Par le bureau d'architecte OMA (Office for Metropolitan Architecture) de Rotterdam

Directeur du musée: Christian Greco

> Au Musée égyptologique de Turin

Via Accademia delle Scienze, 6, 10123 Torino TO, Italie

Note de L'Echo:

Museo Egizio - Musée des antiquités égyptiennes de Turin - Visite commentée et sous-titrée.
Insolite

À Turin, après les Jeux olympiques spéciaux d'hiver 2025, «When Attitudes Take Form» présente treize artistes mentalement fragiles.

Le couple américain Martin et Rebecca Eisenberg, dont la fille Jessica souffre de ce handicap, a entamé vers 2000 sa collection d’artistes en déficience cognitive, en donation partielle au Center for Curatorial Studies du Bard College (État de New York). Tom Eccles, directeur du centre, curateur de l’exposition, a construit le Project Ability, Center for Developmental Arts, à Glasgow, en Écosse, dès 1991.

Ensemble, ils défendent ces œuvres, à travers des expositions et des acquisitions par des musées, guidés par le conservateur new-yorkais Matthew Higgs. À la tête de sa fondation turinoise, Patrizia Sandretto de Rebaudengo, qui accueille l’exposition, est aussi co-administratrice du Center for Curatorial Studies.

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©Creative Growth Art Center

Exposés au MoMA et à Liège

Soutenus par des ateliers comme Creative Growth à San Francisco, ces artistes viennent des USA, de Grande-Bretagne et d'Australie. Exposés au MoMA ou au Whitney Museum, leur vie et leur langage singuliers s’expriment dans les matériaux, avec habileté, complexité et précision du geste.

«Dan Miller, artiste autiste, rappelle Martin Eisenberg, est entré dans les collections du MoMA. Dwight Mckintosh, interné dans un établissement psychiatrique à partir de 16 ans, sorti à l'âge de 72 ans, s’est mis à dessiner, jusqu'à sa mort en 1999. Il est exposé dans le monde entier, notamment chez vous, au Trinkhall Museum de Liège

> Jusqu’au 27 avril à la Fondatione Sandretto de Rebaudengo, Via Modane, 16 – Turin: www.fsrr.org

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"Les bons du Trésor américains n’ont rien d’une valeur refuge, surtout avec une administration comme celle de Trump", avertit l'éminent professeur d'économie de Harvard, Kenneth Rogoff.
Kenneth Rogoff: "Trump accélère la chute d’un dollar déjà sur le déclin"
La suprématie du dollar repose sur des bases bien plus fragiles qu'on ne l'imagine, prévient l'économiste de renom Kenneth Rogoff dans un ouvrage qui tombe à pic. Et cela, sans même l'attribuer à la guerre commerciale chaotique menée par Trump.
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