Pierre Alechinsky, l’ambidextre
C’est l’un des artistes vivants belges majeurs de notre temps. À l’occasion de sa 4e donation aux Musées royaux des Beaux-Arts, cette rétrospective nous livre les œuvres sur papier de cet abstrait si charnel.
Le père de Pierre Alechinsky, russe d’origine juive, a fui Odessa par la mer dans les années 1920. Né de parents médecins et d’une mère wallonne, le jeune Pierre est un gaucher contrarié. Il en conserve une ambidextrie: il écrit de la droite, et la gauche, sa meilleure main, est laissée libre pour les travaux "de moindre importance": le dessin. Il possède et entretient cette double dextérité de la main qui peint et de celle qui dessine. Il a longtemps cherché à surmonter la lenteur épaisse de l’huile pour la rapprocher de la rapidité fluide de l’encre.
L’Odessa qu’a fui le père d’Alechinsky dans les années vingt fut aussi, incidemment, la ville où le fondateur de l’abstraction, Vassili Kandinsky, vécut son enfance et sa formation à l’école d’art Grekov. L’abstraction est inscrite dans la calligraphie chinoise depuis des siècles. Le calligraphe et artiste nippon Morita Shiryū a bouleversé la relation entre cette calligraphie et l’abstraction occidentale, ce qui l’a fait entrer en contact avec Alechinsky, à travers une correspondance nourrie dès les années 1950.
Alechinsky abandonne peu à peu l’huile pour des matériaux plus rapides et plus souples, l’encre et l’acrylique.
À l’occasion de cette donation de 45 œuvres, les Musées royaux ont puisé dans les 270 pièces conservées dans leurs collections pour composer "Carta Canta", un parcours original autour du papier, un effeuillement, un feuilleté, où l’âpreté nocturne de l’encre joue de la page et l’anime.
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Recherche de vitesse
Dans le dessin, Alechinsky cherche la vitalité: pour ce faire, il se met en position de recherche de vitesse, vise à raccourcir la distance entre la pulsion et la main, l’écart entre le geste et le support. Il abandonne peu à peu l’huile pour des matériaux plus rapides et plus souples, l’encre et l’acrylique. Les prédelles qui animent le cadre et lui offrent son assise (comme dans "Parfois c’est l’inverse", toile monumentale où la prédelle à l’encre offre un socle vivant et un contrepoint au cœur de couleur du tableau) agissent comme un récit de pictogrammes, que le regard balaie.
"Central Park" transcrit à merveille cette topographie du parc, vide central, qui fait respirer la ville le jour et en exprime les dangers la nuit.
Comme souvent chez les grands artistes (on songe aux esquisses et études des corps chez Michel-Ange), le dessin n’est pas une forme moindre, avant la grande toile. Au contraire, la vitesse d’exécution et la modestie du format concentrent la puissance expressive qui se déploiera sur la toile. Ainsi que le souligne le directeur des Musées royaux Michel Draguet, l’encre et le plissement de la feuille attestent d’un besoin de récit, de texte, de respiration, de dialogue de la noirceur liquide et du papier.
Œuvre emblématique, révélation née du séjour new-yorkais de 1965, "Central Park" transcrit à merveille cette topographie du parc, vide central, qui fait respirer la ville le jour et en exprime les dangers la nuit. "De cette topographie aérienne jaillit une 'gueule débonnaire de monstre' par laquelle le dessin débusquerait l’origine mythique d’un lieu en même temps qu’il en capterait le tragique immémorial", explique le directeur.
Pierre Alechinsky: "Carta Canta"
Musées royaux des Beaux-Arts, Bruxelles,
jusqu’au 1er août.
Note de L'Echo: 5/5