Une farce breughélienne à la Biennale de Venise
Ce n'est pas une œuvre habituelle qu'accueillera le Pavillon belge de la Biennale de Venise 2024, mais un grand récit dont nous avons assisté à l'écriture d'un chapitre: le banquet des géants au Lac de Resia, dans les Alpes...
Pour comprendre ce qu'on verra au Pavillon belge de la Biennale de Venise, à partir du 20 avril, il fallait faire 15 heures de car, temps qui sépare la Gare du midi du Lac de Resia, perché à 1.500 mètres d'altitude dans les Alpes, entre le Tyrol, la Suisse et l'Italie. C'est cet endroit précis qu'a choisi le collectif Petticoat Government, sélectionné par la Fédération Wallonie-Bruxelles, pour écrire l'un des chapitres de sa grande transhumance de géants d'osier, au nombre de sept, venus de Belgique, de France et d'Espagne. Venise n'est d'ailleurs qu'une étape, où ils se reposeront durant huit mois, sur une plateforme surplombant les visiteurs de la Biennale, avant de repartir vers le BPS 22, à Charleroi, pour aboutir enfin, en 2025, au Frac Grand Large de Dunkerque.
Pour l'heure, en ce petit matin du 8 mars, c'est tout un attelage hétéroclite d'artistes, de musiciens de fanfares et de confréries de géants qui tentent de trouver leur place dans deux cars affrétés pour l'expédition. Voyage interminable, ponctué par les musiciens de Filharmonix, la fanfare de Jette, et les percussionnistes de Salamba, qui s'essaient à de nouveaux rythmes sur leur tablette en skaï. Seule la sélection vidéo qui s'égrène sur les écrans du bus nous met sur la voie des thèmes de notre épopée – "Les nains aussi ont commencé petits" de Werner Herzog, le nanar gore "Mad Heidi" ou les "Exploits érotiques de Maciste dans l'Atlantide", porno soft de 1973 qui arrache quelques rires et bâillements à l'assistance, avant le débarquement en pleine nuit, en Suisse.
Le lendemain, après avoir retraversé trois frontières, entre la Suisse, l'Autriche et l'Italie, on parvient au lieu-dit de la performance, qui nous laisse le souffle coupé. Sur l'immense lac gelé de Resia, à flanc de montagnes, se dresse un campanile du XIVe siècle, comme sorti des profondeurs, unique vestige du village de Graun submergé dans les années 50. Triste histoire d'une région du Tyrol, annexée par l'Italie en 1920 et italianisée à marche forcée par Mussolini et ses sbires qui projetaient d'y réaliser un barrage hydroélectrique dans "l'intérêt de renforcer l'industrie nationale".
Les expropriations débutent en 1939, mais se poursuivent après-guerre quand la Suisse paie rubis sur l'ongle la poursuite du projet contre un paquet de mégawattheures. Le village est rasé malgré les protestations, les habitants expropriés quasi sans indemnités et dispersés. Seul subsiste ce campanile dont la légende veut que certaines nuits d'hiver, on entende encore sonner les cloches...
Anciens rites païens
C'est quasiment au pied de la tour que les géants, qui ont cheminé de leur côté, depuis Enghien, commencent à s'ébrouer au rythme des fanfares. Il y a là Julia de Charleroi qui fait du gringue à Edgar l'motard de Steenvoorde, Erasme d'Anderlecht qui toise Dame Nuje Patat de Baaigem, très drôle avec sa tête de pomme de terre, Babette de Tourcoing, inspirée d'une ouvrière textile, et Akerbeltz de Mutriku, au Pays basque, mi-homme mi-bélier, vestige d'anciens rites païens et d'une culture vernaculaire aujourd'hui menacée.
Mais c'est le plus jeune d'entre eux, créé en 2022, Mettekoe, le grand doudou en forme de singe de Petit-Enghien, qui impressionne avec ses 5 mètres de haut, son pelage orange et son imposante structure qui nécessite un échafaudage pour l'assembler. "Imaginez qu'on va dans le temple de l'art contemporain le plus incroyable au monde. Il y a des gens qui rêvent d'y aller pendant des années et nous, on fabrique notre truc orange et, trois jours après, on est embarqué dans le projet", se réjouit Olivier Gilkain.
Pour la petite histoire, une communauté s'est tissée autour de Mettekoe, dont un couple, enthousiasmé par le projet de Petticoat Government, a financé le voyage de tous les géants vers l'Italie... Voilà le genre de dynamiques locales, belles et improbables, qu'affectionnent Ivo Provoost et Simona Denicolai, le duo d'artistes du collectif.
"La question de l'échelle par rapport au Pavillon belge de la Biennale a été déterminante pour choisir de constituer avec les géants."
En marge de leur "rétrospective" au SMAK de Gand, en 2021, "Are We in the show?", ils l'affirmaient à Pascale Viscardy, critique d'art et responsable du Pôle ressources de la Direction des Arts plastiques contemporains de la Fédération Wallonie-Bruxelles: "Pour nous, le local, c'est le monde entier. À partir du local, on peut toucher à des problématiques qui sont compréhensibles n'importe où sur le globe, alors qu'à d'autres échelles, il nous semble que c'est moins le cas. Intuitivement, très tôt dans notre parcours, nos idées émergeaient à partir de ce qui était déjà là. Les contextes locaux sont tellement riches de matières à penser qu'il n'y a pas besoin d'aller chercher ailleurs."
Autres contextes, autres perspectives
À condition cependant de les déplacer ailleurs, dans d'autres contextes, et de voir ce qu'il se passe en fonction d'un scénario de départ qui s'écrit en même temps que les dynamiques qu'il suscite. En arrivant, on ne l'avait pas tout de suite compris, car la brume bouchait l'horizon. Mais une fois dissipée, l'étrange obsession du collectif pour les géants s'éclaire. Déjà face au campanile, ils semblaient petits, mais au pied des montagnes qui maintenant apparaissent dans toute leur majesté, ils sont minuscules. Comme les nains d'Herzog, le film qui nous a été montré dans le bus, c'est toute notre vanité d'humain qui se trouve mise en perspective.
"La question de l'échelle par rapport au Pavillon belge de la Biennale a été déterminante pour choisir de constituer avec les géants", explique Simona Denicolai. "Cette forme d'art populaire a été regardée de haut par le monde de l'art contemporain", réagit son complice Ivo Provoost. "Le but, dans le Pavillon, ce sera d'inverser ce regard-là", dit encore Simona qui évoque le "Passage des Alpes", en référence à Hannibal et son armée, prêts à fondre sur l'Empire romain.
Dimension politique
La question des frontières, que nous avons maintes fois franchies depuis la veille, est aussi posée en filigrane, relève Valentin Bollaert, architecte du bureau Nord et membre du collectif: "C'est l'idée de la traversée des Alpes comme une frontière naturelle pour essayer de raconter l'artificialité avec laquelle ces tracés sont posés sur le paysage pour déterminer des territoires, et à quel point cela ancre notre société dans des phénomènes d'autorité qui manquent de sensibilité."
"Autour de ces géants, les communautés s'organisent et ce sont ces organisations qui peuvent ensuite s'interconnecter et déteindre sur le monde autour."
Tout l'inverse des gouvernances hyperlocales de ces communautés de géants ici rassemblées, poursuit-il: "C'est aussi raconter ces porosités, ces limites difficiles à définir, mais qui sont sans doute plus réelles que les limites artificielles qu'on vient poser sur la carte."
On mesure toute la charge politique et la mise en jeu du pouvoir que distille Petticoat Government dont le nom même fait référence au "gouvernement jupon", le premier gouvernement local entièrement dirigé par des femmes, en 1920, à Jackson Hole, dans le Wyoming. Cette inversion du pouvoir évoque aussi une œuvre de 2006 de Denicolai & Provoost, "Kisses, The Government". "J'aime ce terme de gouvernance", renchérit Simona Denicolai: "C'est un terme politique. Autour de ces géants, les communautés s'organisent et ce sont ces organisations, qui sortent du cadre général et trouvent une autonomie, qui peuvent ensuite s'interconnecter et déteindre sur le monde autour."
Cachés dans leur cage d'osier, les porteurs de géants sont aux premières loges pour assister à la scène qui se déroule sous nos yeux. Le drapeau aux dimensions mystiques qui avait servi à lancer le projet, à Louvain, le 9 décembre 2023, va être à présent déplié au son d'une caisse claire et se transformer en nappe pour accueillir un grand banquet breughélien.
L'instant est solennel, car il signe aussi la transformation de tous les participants. Ce ne sont plus les anonymes de la veille, mais les complices d'une œuvre en cours d'élaboration, une procession qui semble tout à coup avoir existé en ce lieu depuis toujours, comme si les villageois de Graun, soudain ressuscités, étaient revenus du fond des âges.
"Je suis très ému", réagit à chaud Ivo Provoost devant la beauté du spectacle. "Cette constellation de géants, qui sont autant d'objets d'identification, dans ce contexte qui m'apparaît presque comme le 'white cube' d'une galerie d'art avec toute cette neige, et ces relations qui se créent entre toutes ces localités, c'est quelque chose qu'on peut imaginer, mais tant qu'on ne les a pas vues, on ne peut pas se rendre compte de toute les couches humaines et émotionnelles qu'elles renferment."
"On est cent-trente, avec une mixité inimaginable! C'est comme une fête de famille avec des gens qui n'ont rien à voir les uns avec les autres et qui pourtant travaillent tous pour la même chose. Nous devrons faire face à cette idée d'anonymat qui émerge ici". Le début d'un grand récit qui continuera de se filer avec les visiteurs de la Biennale de Venise. Et au-delà.
60E BIENNALE DE VENISE
Petticoat Government
Collectif composé de Denicolai & Provoost · Antoinette Jattiot · Nord · Spec uloos
Commissaire: Antoinette Jattiot
Du 20 avril au 24 novembre 2024 (ensuite au BPS 22 de Charleroi et au Frac Grand Large de Dunkerque)
Avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles (350.000 euros) et de Wallonie-Bruxelles International (100.000 euros)
Note de L'Echo:
La tradition des géants est vivace partout sur la planète et particulièrement dans nos régions. Rien qu’en Belgique, on en dénombrerait 2.700, portés par des communautés qui entretiennent un folklore, une histoire sociale ou des rites ancestraux, dans une veine souvent carnavalesque.
Révélé par L’Echo, ce dessin inédit du collectif Petticoat Government montre la provenance des 7 géants retenus pour la grande transhumance, dont la Biennale de Venise n’est qu’une étape. Ils incarnent des histoires qui seront croisées et transformées au cours des prochains mois.
→ Suivez leur grand récit sur: petticoatgovernment.party
Paolo Boselli: "J'ai aimé qu'Ivo dise, en italien, 'mais c'est quoi ce bordel!'"
Ancien galeriste et ami proche du duo d'artistes Ivo Provoost et Simona Denicolai, Paolo Boselli revient sur leur travail original qui vise à déplacer des réalités existantes dans d'autres contextes, pour les transformer.
Lors de la performance à Resia, j'ai entendu Simona dire: "C'est notre moment ici, parce qu'on est hors institution"...
C'est le grand challenge: comment être dedans et dehors, participer à quelque chose qu'on ne peut pas changer radicalement et exister dans ce milieu-là, avec ses institutions, ses pouvoirs subsidiants, ses décideurs, etc., et en même temps marquer un territoire de pensée nouveau et changer ses propres paradigmes. C'est leur travail de tous les jours.
C'est la nature du dispositif qu'ils utilisent qui leur permet de résoudre ce dilemme?
D'autant plus qu'Ivo et Simona, en décidant de travailler à deux, brisent quelque chose: l'unicité de l'artiste. Travailler à deux, cela signifie travailler avec d'autres personnes. J'ai un respect profond pour le dispositif, car j'estime qu'il a son intelligence propre, qui peut être étudiée, stimulée, critiquée. Ivo et Simona arrivent à mettre en place des dispositifs, des chemins, des parcours qui font que la réalité change. C'est quelque part leur coup de pinceau.
Y a-t-il des universaux dans la manière de les concevoir et qui signeraient leur travail?
Leur travail est-il reconnaissable? Ils ont cette qualité de rassembler des personnes – c'est-à-dire des forces – de façon presque "anodine", autour d'une fête, de quelque chose qui ne met pas directement en discussion les bases sur lesquelles on est en train de voyager, mais qui s'infiltre. Ce qu'on oublie souvent à leur propos, c'est la connotation très politique de leur travail. Mais c'est très subtil, jamais mis en avant. Et c'est profondément ancré dans leur vision: comment parvenir à trouver ce chemin qui va nous permettre de nous faire réfléchir et remettre en question nos paradigmes.
"Ivo et Simona arrivent à mettre en place des dispositifs, des chemins, des parcours qui font que la réalité change. C'est quelque part leur coup de pinceau."
Le côté bon enfant du banquet de Resia et la beauté extrême du lieu, avec ce lac gelé et ce campanile qui en émerge, contrastaient avec son histoire tragique: un village submergé, des habitants expropriés, déplacés...
Soudain, cela devient beaucoup moins amusant que ce qui nous est d'abord présenté comme une fête. Mais en même temps, ce n'est jamais appuyé, c'est très délicat comme trait de peinture. Le côté politique est presque toujours présent, mais on peut passer à côté.
Finalement, il est où l'objet d'art? Car on pourrait s'arrêter à la composante folklorique ou sociétale de la performance...
Si on se pose la question, c'est qu'on est déjà proche de l'art contemporain. L'objet d'art se trouve dans la nature morte, le coup de pinceau, dans la représentation, le prisme de lecture, dans toutes ces questions posées. C'est pour cela que c'est un travail très riche, car il nous donne la capacité de poser toutes ces questions. Et, en cela, ce sont bien des artistes!
La performance est finalement très proche du dessin préparatoire au bic réalisé par Ivo. Mais on a l'impression que le concepteur, augmenté du collectif puis de l'ensemble des participants, s'efface devant l'énergie qu'il a suscitée. Ivo a même évoqué l'idée d'"anonymat", comme au Moyen Âge...
Cela me fait penser à leur référence au vers de terre (qui apparaît dans leur dessin "Earthworm since 2001", en 2001, NDLR). Le lombric est en soi un long tube digestif qui avance dans un contexte en le digérant, en le transformant et en l'évacuant... Cela a été la marque de fabrique de cette génération qui vient de l'atelier Espace urbain de la Cambre et du post-situationnisme, et qui se pose la question de savoir comment on interagit avec son contexte.
C'est comme avec ce projet pour la Biennale de Venise: ils jouent d'abord avec les limites, les frontières, les questions d'échelles...
J'ai aimé qu'Ivo dise, en italien, "mais c'est quoi ce bordel!" Qu'est-ce qu'on a fait là? Et, quelque part, ils n'ont pas la réponse. Ivo et Simona ont cette capacité de mettre en œuvre des dispositifs et des agencements sans savoir tout à fait – et heureusement – comment définir le résultat.
C'est amusant aussi de voir comme le projet se médiatise: d'abord à travers les échanges de toute cette troupe bigarrée et improbable qui participe au projet...
Il y a cette disposition extraordinaire à faire du collectif via la parole et la tradition orale, qui n'est pas folklorique, c'est-à-dire qui ne fixe pas les choses mais les reproduit en les transformant.
Ce qui était très touchant dans ce banquet de Resia, c'est son côté totémique: comme si cette procession de géants avait toujours existé là, et révélait quelque chose de très ancré en nous, de profondément humain...
Alors, c'est qu'ils ont réussi dans leur propos, parce qu'il y a de l'émotion, de la réflexion, du mouvement, et que tout cela se tient.
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