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Deborah V. Brosteaux: "Penser la guerre, c'est aussi penser les désirs et les affects qu'elle mobilise"

©Antonin Weber / Hans Lucas

Le vocabulaire guerrier, si présent dans nos échanges, dépasse largement le cadre du champ de bataille. À quoi fait-il référence, et quelle est sa dynamique? Le nouvel opus de Deborah V. Brosteaux se penche sur nos rapports au conflit et à ce qu'il sous-entendrait de renouveau.

La guerre n'est pas qu'une affaire militaire, politique ou économique. C'est aussi une histoire d'affects et de désirs. Chercheuse en philosophie à l'Université Libre de Bruxelles (ULB) et membre du Centre de Recherche sur l'Expérience de Guerre (CREG), Deborah V. Brosteaux publie "Les désirs guerriers de la modernité" (Seuil), une vaste enquête sur l'ambivalence de nos rapports à la guerre. 

Dans ce livre, vous déplacez la réflexion au sujet de la guerre sur ce terrain des affects et des désirs. Qu'est-ce que ce déplacement nous révèle sur la guerre et sur nous-mêmes?

Depuis deux décennies, tout un courant d'histoire des sensibilités s'est développé, et a mené de nombreuses analyses du fait guerrier. Dans mon cas, donc dans une approche philosophique, je m'appuie sur une tradition qui commence avec Wilhelm Reich: celui-ci, au tout début des années 30, explique qu'il faut développer des outils d'analyse pour cerner la part désirante qui est à l'œuvre dans le succès du nazisme.

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Ce que montre bien Reich, c'est que l'on a tendance à évacuer les affects. On les cantonne dans le domaine de l'irrationnel ou de la mystification. Or, selon lui, si on ne saisit pas les logiques et les histoires que les affects portent en eux, on se rend incapables de leur faire face et de les transformer. Penser la guerre, c'est aussi penser les désirs et les affects qu'elle mobilise. 

Selon vous, la modernité se caractérise par une ambivalence au sujet de la guerre. Les désirs guerriers sont contradictoires: d'un côté, une volonté de mise à distance de la guerre et, de l'autre, une perception de la guerre comme intensité. Comment expliquez-vous cette contradiction?

Dans ce livre, j'explore en effet plusieurs visages de la modernité. Ceux qui se sont définis comme modernes se sont présentés comme l'incarnation de la paix, de la civilisation et du progrès.  Même quand ils font la guerre, ils la font tout en se vivant eux-mêmes comme étant un remède à celle-ci. C'est quelque chose dont parlait déjà Aimé Césaire, quand il décrit l'ensauvagement du colonisateur, qui utilise l'argument de l'humanité et du progrès pour coloniser, dominer et tuer.

"L'un des visages de la modernité, c'est un rapport passionné à la guerre et à son expérience. Quelque chose qui a trait à la recherche de l'aventure, de l'exaltation, au goût de l'exploration."

Deborah V. Brosteaux

L'autre visage de la modernité, c'est, au contraire, un rapport beaucoup plus passionné à la guerre et à son expérience. Quelque chose qui a trait à la recherche de l'aventure, de l'exaltation, au goût de l'exploration. La guerre y devient alors synonyme d'une galvanisation et d'une promesse de transformation de soi. Or, il est intéressant de noter que ces affects guerriers, que ce soit la mise à distance ou la quête d'intensité, n'ont pas disparu. En ce sens, nous ne cessons d'hériter du XXe siècle.

©Antonin Weber / Hans Lucas

"Aucun affect, pris de manière abstraite et isolée, n'est en lui-même guerrier", écrivez-vous. Il ne s'agit pas tant pour vous de décrire des affects isolés, que des dynamiques affectives. Qu'entendez-vous par là?

Prenez un affect tel que la peur. La peur peut être terriblement mobilisatrice. Mais la peur, prise dans d'autres agencements, peut aussi être démobilisatrice. Pensons à l'accusation de couardise qui planait sur les combattants de la Première Guerre mondiale, tétanisés par leur expérience du front. Et il y a encore de nombreuses autres étoffes de la peur en temps de guerre.

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"Après la Deuxième Guerre mondiale, il y a eu un véritable engouement à l'idée d'une modernisation, comme si les ruines étaient l'occasion d'un nouvel élan modernisateur, une sorte d'aubaine."

Deborah V. Brosteaux

Cette plasticité des affects, la manière dont ils se transforment en fonction des dynamiques dans lesquels ils sont pris, est aussi ce qui fait leur force politique. Et ce, que ce soit au service des logiques bellicistes, ou pour résister à celles-ci.

Dans votre exploration de la modernité, vous évoquez aussi l'empressement pour effacer les ruines. Trump qui annonce vouloir transformer la bande de Gaza en Riviera fait écho à cette idée?  

Je me suis intéressée au processus de reconstruction après la Deuxième Guerre mondiale, ce moment où l'Europe est en ruine. Or, on remarque qu'il y a eu un véritable engouement à l'idée d'une modernisation, comme si les ruines étaient l'occasion d'un nouvel élan modernisateur, une sorte d'aubaine.

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On assiste alors à cette conversion tout à fait incroyable de la destruction, de la perte, en une source de construction et de reconstruction. On a pu observer cette dynamique au niveau de l'urbanisme, mais aussi, comme l'a montré l’écrivain W.G. Sebald, au niveau de la psyché. Il s'agit de convertir la perte en une occasion de table rase, ce qui implique que les liens affectifs avec ce qui a été perdu soient effacés pour se tourner vers l'avant.

©Antonin Weber / Hans Lucas

Trump, avec cette sortie sur Gaza, est exemplaire de cette dynamique. Mais, dans la mesure où il dit cela au moment où la destruction est toujours en cours, et en tant que président de la nation alliée de la puissance conquérante, ce geste devient profondément génocidaire. En l'occurrence, il s'agit de faire table rase sur les habitants et leur histoire, au nom de la célébration d'une autre ville à venir qui effacerait tous les liens qui existaient sur ce territoire, comme si ceux-ci n'avaient jamais existé.

Pourquoi ce désir d'intensité s'est-il logé dans la guerre? On pourrait penser qu'il y a mille et une façons d'intensifier la vie…

Durant l'entre-deux-guerres, un philosophe tel que Walter Benjamin se penche sur la façon dont l'industrialisation, et la métropolisation, entraînent une transformation et une accélération des rythmes de la vie. Avec la Première Guerre mondiale, tous ces nouveaux rythmes de la modernité, de la production industrielle, vont venir se condenser sur le champ de bataille.

"Le fait de décrire la paix comme étant le lieu de l'ennui par excellence, de la platitude, etc: ce regard désenchanté fait en retour fructifier l'attente d'une revitalisation par la guerre."

De nombreux auteurs de l'époque, dont des auteurs combattants, vont alors célébrer cette intensification de la vie dans la guerre, et ce justement dans la proximité avec les chocs destructeurs qui rythment la bataille industrielle. Il y a ainsi toute une manière de décrire et de fantasmer la guerre qui s'invente. Cela va de pair avec la production, également très moderne, d'un regard qui vient sans cesse appauvrir l'image qu'on a de la paix: le fait de décrire la paix comme étant le lieu de l'ennui par excellence, de la platitude, etc. Ce regard désenchanté fait en retour fructifier l'attente d'une revitalisation par la guerre.

Comment interprétez-vous, en ce sens, le plan actuel de réarmement européen?

Le moment dans lequel nous sommes me fait penser, sous certains aspects, à la période qui précède le début du déclenchement de la Première Guerre mondiale. Il y a une sorte d'alignement incroyable qui se met en place pour le vote des crédits de guerre, pour la reconnaissance de la nécessité de s'armer jusqu'aux dents. Or, c'est précisément ce processus qui a rendu la guerre inévitable il y a un siècle.

Et tout cela va de pair avec la disqualification des voix pacifistes jugées irresponsables, comme ne prenant pas en compte la réalité de la situation. Affirmer ceci ne revient pas à dire qu'il ne faut pas soutenir l'Ukraine. Ce que je veux dire, c'est que la nécessité de soutenir ne doit pas devenir l'occasion de s'enthousiasmer pour la guerre et d'en faire notre horizon. Or, c'est ce qu'il se passe actuellement.

Le vocabulaire que l'on emploie pour qualifier certains conflits actuels n'est donc pas anodin lui non plus? 

Dès le déclenchement de la guerre en Ukraine, par exemple, on a parlé d'un véritable "électrochoc" pour l'Europe. Ce vocabulaire brasse toute une histoire de l'électrisation qui symbolise, en même temps, un moment de stupeur et de relance. Il y a également ce discours: nous vivons, nous dit-on, "un moment existentiel pour l'Europe".

"Il y a cette idée que la guerre représente un moment existentiel ou un tournant historique, qui va nous faire entrer dans de nouveaux rythmes."

Là aussi, il y a cette idée que la guerre représente un moment existentiel ou un tournant historique, qui va nous faire entrer dans de nouveaux rythmes. Il est intéressant de voir à quel endroit la guerre va être invoquée pour activer certaines passions et à quels endroits elle va, au contraire, être mise à distance et ne pas être nommée.

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La récurrence du mot "guerre" dans les discours a priori non guerriers peut également interpeller. Que révèle-t-elle, selon vous?

Le fait d'utiliser toutes ces métaphores guerrières dans ces contextes a priori non guerriers fait partie aussi de la dynamique de mobilisation guerrière elle-même. Dans certaines situations, on va suramplifier ce vocabulaire de la guerre, même quand il s'agit de quelque chose d'aussi peu guerrier qu'un virus, comme on a pu l'observer durant le covid. Actuellement, il n'est pas innocent non plus de parler de "guerre commerciale".

Essai

"Les désirs guerriers de la modernité"

Par Deborah V. Brosteaux.

Seuil, 240 pages, 21,50 euros.

Note de L'Echo:

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