Élections 2024: l’ombre de l’extrême droite plane sur la culture
Absente du discours politique, la culture est pourtant l’un des enjeux majeurs des élections du 9 juin. Culture ouverte pour le secteur, identitaire pour les extrémistes du Vlaams Belang et de l’aile la plus à droite de la N-VA...
Alors que la campagne pour les élections du 9 juin entre dans sa dernière ligne droite, on ne peut pas dire que la culture apparaisse dans les slogans censés rallier les électeurs. Elle ne semble pas être un enjeu politique, sauf pour le Vlaams Belang, qui fait coïncider revendications nationalistes et culturelles. Dans son programme 2024, le Belang a le mérite d’être clair: «Pour nous, la culture et l’identité vont de pair. La politique culturelle doit donc viser à promouvoir l’identité culturelle flamande».
En première ligne face à ces revendications figure Michael De Cock, directeur artistique du Théâtre flamand (Koninklijke Vlaamse Schouwburg, KVS), à Bruxelles. «Le monde politique a négligé la culture, un mouvement qui s’est accéléré pendant le Covid», dit-il. «Du coup, ces deux dernière années, l’extrême droite essaie de mettre la main dessus, et il faut être très vigilant».
Nouveau CEO et directeur artistique de Bozar, l’une des trois institutions culturelles fédérales avec La Monnaie et l’Orchestre national, Christophe Slagmuylder explique cette «déplorable» mise à l’écart: «Au sein de la plupart des partis, il y a une contagion du fait que tout ce qui est culturel est assimilé à quelque chose d’exclusif, d’élitiste, et qui finalement n’appartient pas aux nécessités et aux fondements d’une société. Cela me fâche beaucoup et je trouve très alarmant de lire des interviews d’hommes politiques qui jouent à se vanter de ne pas écrire, ni lire de livres, de ne jamais aller voir d’exposition, etc. Comme si cela avait quelque chose de honteux. C’est aberrant.»
Rhétorique populiste
Pour le nouveau directeur de Bozar, cette tendance à considérer la culture comme élitiste n’est qu’une déformation. «On le sait tous, l’extrême droite est devenue une force très importante au niveau européen. Cela entraîne une vraie déformation au sein de tous les partis politiques aujourd’hui, et c’est ça qui est terrible: on dirait que la seule issue, c’est de suivre une rhétorique populiste. Ça, pour moi, c’est le vrai danger. Une mentalité tend à s’insinuer, selon laquelle on ironise par rapport à la culture, assimilée à un club progressiste complètement éloigné du reste de la société. C’est une image complètement fausse, et je pense qu’on ne peut pas la laisser passer ».
"Une coalition VB-N-VA pourrait avoir un véritable impact négatif sur le monde culturel. Et, plus largement, sur le monde associatif en général, voire l’enseignement et les médias"
Ce sentiment, Michael De Cock le partage, d’autant plus qu’au KVS, il se trouve en première ligne depuis que, en 2023, un représentant du Vlaams Belang, Filip Brusselmans, est entré dans le conseil d’administration de l’institution, sous tutelle de la Ville de Bruxelles et de la Communauté flamande. C’est l’une des conséquences du Pacte culturel de 1972, visant à protéger les minorités politiques, deux ans après la création des Communautés française, flamande et germanique.
«Pour ce faire, dans les institutions culturelles, le conseil d’administration doit refléter les relations de pouvoir au Parlement flamand», analyse le politologue Dave Sinardet. «Et donc oui, logiquement, si le Vlaams Belang a du succès, il va y avoir du Vlaams Belang dans les institutions culturelles».
Attaques ad personam
Engoncé dans son costume cintré, Brusselmans «n’a pas trente ans, et il est un peu du genre Dries Van Langenhove». Mais, sous ses airs poupons, ce parlementaire flamand depuis 2019 balance du lourd à l’adresse de Michael De Cock: «Pour lui, je fais des conneries et je méprise les Flamands. Dans la revue ’t Pallieterke, il dit que je ne fous rien, que je voyage tout le temps». Dans son numéro du 14 mars dernier, l’hebdomadaire d’extrême-droite, citant le jeune militant de 26 ans, titre: «Si cela dépend de moi, les voyages d'agrément de Michael De Cock ne seront plus financés».
Au nord du pays, nationalisme et progressisme ne font pas bon ménage. Selon Dave Sinardet, professeur à la VUB, il n’en a pas toujours été ainsi. À l’origine, «le mouvement flamand était aussi, en grande partie, un mouvement culturel. Il défendait la culture flamande en Belgique».
"Le monde politique a négligé la culture, un mouvement qui s’est accéléré pendant le Covid. Du coup, l’extrême droite essaie de mettre la main dessus, et il faut être très vigilant."
Logiquement, une connivence existe entre milieux culturels et politiques dans d’autres régions nationalistes comme l’Écosse, la Catalogne, le Québec. Mais en Flandre, il y a des tensions importantes entre la grande majorité du monde culturel – théâtre, littérature, musique, etc. – d’un côté, N-VA et VB de l’autre. «L’une des raisons en est que, contrairement aux autres régions, le nationalisme flamand a toujours été très à droite, face à un monde culturel naturellement progressiste», analyse Dave Sinardet.
Antidote aux nationalistes
Le paradoxe est évident, entre le rayonnement des productions culturelles flamandes à l’étranger – Tom Lanoye, Anne Theresa De Keersmaeker, Philippe Herreweghe, Guy Cassiers, Ivo Van Hove – et l’animosité des nationalistes du cru. «Ces artistes exportent une certaine identité flamande, mais ils se définiront très probablement plus comme Belges», explique Dave Sinardet. «Le type de culture qu’ils produisent n’est certainement pas celui qui plaît au Vlaams Belang, qui le trouve trop avant-gardiste. Les nationalistes ne sont pas contents parce que ce rayonnement n’est pas le leur».
"Au sein de la plupart des partis, il y a une contagion du fait que tout ce qui est culturel est assimilé à quelque chose d’exclusif, d’élitiste."
Même son de cloche depuis le KVS, où, «d’un point de vue bruxellois, nous avons plutôt une scène belge. Nous sommes un petit pays, avec une grande ouverture au monde». Celle-là même qui déplaît aux nationalistes de tout poil. «À Anvers, on ne peut pas dire que la N-VA soit anti-culturelle», énonce Dave Sinardet, «mais le parti favorise la culture classique, les grands musées, Rubens… Tout en rejetant ce qui est expérimental, jeune, alternatif, contestataire d’un certain climat politique».
Cela s’est traduit, il y a un an et demi, par une véritable guerre culturelle à Anvers. Confrontée à des restrictions budgétaires, l’échevine de la Culture Nabilla Aïd Daoud (N-VA) a décidé de couper tout subside aux nouveaux projets portés par des jeunes. Comme en 2019, lorsque l’arrivée de Jan Jambon à la culture s’est traduite par des coupes budgétaires et a été saluée par des lancers de tomates, la situation à Anvers s’est en partie résolue grâce à des compromis.
Guerre ouverte
Qu’arrivera-t-il si, après le 9 juin, une coalition du Vlaams Belang et de la N-VA – «pas totalement exclue» – prenait les rênes en Flandre? «Le Vlaams Belang pourrait aller dans la direction de la guerre ouverte avec le monde culturel, et la N-VA se cacher derrière», analyse Dave Sinardet. «Une telle coalition pourrait avoir un véritable impact négatif sur le monde culturel. Et, plus largement, sur le monde associatif en général, voire l’enseignement et les médias».
Pour contrer cela, Michael De Cock (KVS) monte aux barricades: «Il faut parler franchement et dire: jusque-là et pas plus loin». La programmation du KVS parle d’elle-même, comme celle de Bozar. En soi, la culture, au sens noble du terme, est un antidote aux extrémismes. Pour Christophe Slagmuylder, «nous devons développer plus que jamais des espaces polyphoniques, où cohabitent des voix qui ne disent pas les mêmes choses mais qui arrivent à les dire ensemble».
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