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Jacques Attali: "Le mécénat est appelé à prendre encore plus d'importance"

L'écrivain et économiste Jacques Attali estime que la culture doit se réinventer. Les artistes "qui sauront comprendre que demain ne sera pas un retour d’hier auront un avantage certain", dit-il.

Jacques Attali, économiste, écrivain mais également grand amateur d'art, plaide pour un rapprochement entre le monde de l’entreprise et les artistes.

On connaît le Jacques Attali économiste et écrivain, proche conseiller de François Mitterand et éminence grise du pouvoir politique français jusqu’à Emmanuel Macron; celui qui, depuis trente ans et une longue série d’ouvrages, se livre à des exercices de prospective. Mais il y a également un autre Attali, sans doute moins connu: le mélomane et le grand amateur d’art. Dans un livre paru en 2018, "Les chemins de l’essentiel" (Fayard), il évoquait son besoin de fréquenter aussi souvent que possible les plus grands chefs-d’œuvre de la création humaine dont il réalisait un inventaire très personnel. "Je rêve", écrivait-il, "d’un monde où l’essentiel serait proposé à tous". Dans cette période de crise où le monde culturel est extrêmement fragilisé, il estime que la culture doit se réinventer, notamment par le biais des nouvelles technologies, et il plaide pour un rapprochement entre le monde de l’entreprise et les artistes.

N’avez-vous pas l’impression que la culture a été la grande oubliée de cette crise? Il y a eu très peu d’annonces politiques à ce sujet, ce qui a poussé certains artistes à s’exprimer et à réclamer un "état d’urgence culturel"…

Au contraire, j’ai l’impression que la culture n’a jamais été aussi présente. Jamais les gens n’ont lu autant de livres, écouté autant de musique, parlé autant de littérature, échangé des informations au sujet des œuvres. La culture est, en quelque sorte, envahissante. Mais il est vrai que les pouvoirs publics n’ont pas attaché une grande attention à la survie du spectacle vivant notamment. Heureusement, il y a la culture accumulée, stockée, immense et accessible qui subsiste.

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"J’ai l’impression que la culture n’a jamais été aussi présente."

En ce qui concerne les interprètes de spectacles vivants, on ne s’est pas plus occupé d’eux que des vendeurs ou des ouvriers, beaucoup plus invisibles, et qui se trouvent dans une situation au moins aussi catastrophique que celle des artistes. Bien sûr, les artistes méritent un sort, probablement différent, puisque la plupart d’entre eux ne sont pas des salariés et n’ont pas accès au chômage. Cependant, on ne peut pas imaginer transformer la société française ou belge en une nouvelle Union soviétique où les artistes deviendraient des salariés de l’État.

Il y a quand même une réelle menace d’effondrement de certains domaines d’activité qui risquent de ne pas survivre à la crise…

Mais c’est vrai également pour l’industrie automobile, l’industrie aérienne, l’industrie de la restauration ou du tourisme, pas seulement pour l’industrie culturelle! 

Comment relancer le secteur? Quelles sont, selon vous, les priorités?

La priorité numéro un est celle-ci: les artistes doivent réfléchir eux-mêmes à faire autrement. Il y a beaucoup de tentatives qui sont en train d’apparaître aujourd’hui. On peut, par exemple, réaliser des concerts distanciés ou des concerts virtuels payants. Une pandémie, comme toute grande mutation, est une occasion de réinventer le mode de transmission de l’art. Bien sûr, ce serait bien si l’État aidait à effectuer cette transition, soit en attendant que – par une espèce de miracle – tout redevienne comme avant et que le monde de la culture se renouvelle à l’identique, soit en réalisant une transition vers quelque chose de neuf.

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"Les artistes doivent réfléchir eux-mêmes à faire autrement."

L’État doit fournir aux artistes les moyens de réussir cette transition en leur donnant une protection sociale digne. Il a un rôle à jouer, de même que les collectivités locales. Par exemple, je suis très surpris qu’aucune collectivité locale n’ait établi une carte des lieux où l’on pourrait faire du théâtre ou réaliser des concerts en plein air dès cet été. Les règles de distanciations sociales seraient pourtant beaucoup plus faciles à mettre en œuvre dans ce secteur que dans les transports en commun.

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De manière générale, notre approche de la culture doit-elle changer? Nos politiques culturelles devront-elles être repensées?

Il faut d’abord espérer qu’elles repartent à l’identique, au moins… Il faudra sans doute effectuer des changements profonds qui devront tenir compte de ce qui se passe. Cela passera par une réinvention des modes de communication. Pour le théâtre ou pour la musique, on doit, par exemple, imaginer des concerts en 3D ou utiliser des hologrammes. 

Mais est-ce possible à mettre en place dans tous les domaines culturels?

C’est plus difficile à mettre en place pour les expositions évidemment, mais on peut aussi imaginer des expositions virtuelles. Et puis, comme je le disais tout à l’heure, si on peut aller dans le métro, on peut aller dans un musée. C’est quand même plus risqué de prendre le métro que de rentrer dans une galerie d’art!

L’usage des nouvelles technologies peut-il constituer une solution à plus long terme pour relancer ce secteur? Cette crise signe-t-elle le véritable basculement de la culture dans l’ère numérique?

Oui, la culture doit utiliser le numérique autant comme moyen de diffusion que comme moyen de création. Cette crise va accélérer des mutations qui étaient déjà en cours.

"La culture doit utiliser le numérique autant comme moyen de diffusion que comme moyen de création."

  Depuis très longtemps, il y avait des créations en vidéo. Il y a de grands artistes vidéastes précurseurs. Beaucoup d’autres vont apparaître. De nouvelles techniques vont également se mettre en place en matière de diffusion.

Si je vous comprends bien, cette crise pourrait être, d’une certaine façon, positive pour le milieu de la culture?

Non, une crise n’est jamais positive car elle crée des malheurs et des désastres. Mais ceux qui sauront comprendre que demain ne sera pas un retour d’hier et qui sauront inventer auront un avantage certain. C’est d’ailleurs le propre de l’artiste: il essaye de ne pas faire comme ses prédécesseurs. Il est le mieux placé pour inventer et créer. Les artistes ne devraient pas se contenter d’attendre qu’on les soutienne, sauf s’ils souhaitent devenir les salariés d’une nouvelle Union soviétique. 

Vous estimez qu’il y a un certain attentisme dans le milieu de la culture?

Comme dans tous les domaines, il y a une sorte de sidération devant la crise, qui entraîne une procrastination face à l’ampleur des changements qui ont lieu.

Pensez-vous que le regard des artistes sur leur création et sur la société va changer suite à cette crise?

Toutes les grandes épidémies ont coïncidé avec de grandes créations et des innovations. On peut penser au "Decameron" de Boccace, mais aussi aux travaux de Darwin ou encore aux découvertes de Newton. Certains artistes seront influencés par cette crise, d’autres non.

Comment doivent évoluer les rapports entre le monde économique et le monde culturel, selon vous? 

Dans la mesure où les entreprises prennent de plus en plus de pouvoir et de puissance, le mécénat, qui joue déjà un rôle décisif, est appelé à prendre encore plus d’importance. En plus de produire de manière écologique, une entreprise doit avoir du sens et elle doit également soutenir des artistes.

"Les entreprises doivent soutenir des artistes pour qu’ils deviennent des égéries, comme un mannequin peut l’être dans le domaine de la mode."

Une entreprise doit se penser elle-même comme une œuvre d’art, avoir des œuvres d’art dans son siège social ou dans ses succursales. Les entreprises doivent soutenir des artistes pour qu’ils deviennent des égéries, comme un mannequin peut l’être dans le domaine de la mode. Actuellement, la relation entre les artistes et les entreprises passe très souvent par des fondations. Leur rôle ne va cesser de croître dans le futur.

Cette crise ne doit-elle pas nous amener à valoriser une culture à plus petite échelle et non seulement une culture des grosses structures comme Amazon ou Netflix qui apparaissent aujourd’hui comme les grands gagnants, au détriment de beaucoup d’autres…

Personne n’empêche une librairie de mettre ses livres sur Internet. Si les libraires n’avaient pas fermé et qu’ils avaient proposé leurs livres en ligne, vendu leurs livres à l’entrée de leurs boutiques, le secteur se porterait sans doute mieux. Les grandes firmes ne gagnent que parce que les autres ne jouent pas.

"L’argent n’a jamais été un moteur de la création."

Mais ne craignez-vous pas quand même que, dans le milieu culturel, une espèce de darwinisme social se mette en place: certains vont s’en sortir; d’autres non, faute de moyens...

Les créateurs n’ont jamais créé pour gagner de l’argent. Très peu d’artistes ont fait fortune de leur vivant. Très peu étaient issus de familles riches. Certains seulement ont eu des mécènes. Je ne dis pas pour autant que cela doit constituer un modèle pour l’avenir mais, dans l’histoire de l’art, et ce depuis l’Antiquité, l’argent n’a jamais été un moteur de la création.

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