Sauver les ascenseurs historiques de Bruxelles
Les propriétaires d'ascenseurs datant d'avant 1958, à Bruxelles, n'ont plus qu'un mois pour demander une attestation de valeur patrimoniale qui les dédouanerait jusqu'en 2027 de les mettre aux normes, au risque de leur faire perdre leur valeur historique.
"Avec cette machine, faut pas avoir peur. On sera tous morts avant qu'elle crève!" La scène est assez savoureuse et se passe dans les combles d'une maison de maître de 1912, boulevard Clovis, à Bruxelles, transformée en immeuble à appartements dans les années 50. Deux des propriétaires, Lauréline Tissot, d'Homegrade, le centre de conseil et d’accompagnement sur le logement privé de Bruxelles, et votre serviteur sont pendus aux lèvres du vétéran des ascensoristes bruxellois. "Un pensionné passionné", dit Paul Mariën, 82 ans, avec une pointe de zwanze et d'accent marollien, rappelant qu'il n'est pas ingénieur, qu'il a dû arrêter l'école le surlendemain de la mort de son père, le 4 avril 1959, pour reprendre son atelier d'ascensoriste. Mais qu'il connaît toutes ces vieilles bécanes. "J'ai connu la forge", dit-il en scrutant la poulie en fonte sur laquelle s'enroule un câble d'acier tressé.
La main sur le moteur, tripotant au carter pour vérifier que tout baigne dans l'huile, il vérifie le placement des éléments de la machinerie sur les trois paliers de béton, isolés de la trémie par des coussins de liège. "Si ce n'est pas bien aligné, l'axe de la poulie peut casser", dit-il. "Mais ici, rien à redire. Regardez ces cales coniques: on savait travailler à l'époque! Par contre, ça, il faudra changer par de l'électronique", ajoute-t-il en désignant le sélecteur d'étage électro-mécanique.
"Avec cette machine, faut pas avoir peur. On sera tous morts avant qu'elle crève!"
Et de fait, un peu plus bas, on constate que le plancher du vieux Schindler n'est pas aligné avec le sol du rez-de-chaussée et forme une petite marche. "Ça, c'est un peu dangereux pour les personnes âgées", dit-il avec un clin d'œil en direction de Lauréline Tissot, qui réalise l'inventaire des ascenseurs de Bruxelles d'avant 1958 et semble convaincue d'attribuer à ce modèle simple une attestation de valeur patrimoniale. C'est que le temps presse. Il faut introduire la demande avant la fin de l'année sous peine de devoir mettre aux normes ces ascenseurs historiques, comme le prévoit un Arrêté royal de 2003, au risque de les voir défigurés.
Sur mesure
Et ce serait dommage pour des modèles moins basiques que celui que nous venons de découvrir. Avenue Molière, à deux pas du Square Guy d'Arezzo, nous retrouvons le style fonctionnel de Schindler dans un immeuble de 1938 signé par l'architecte moderniste Paul-Amaury Michel, célèbre pour sa "Maison de verre", visible dans la rue d'à côté.
Ici, la qualité du chêne et la réalisation du placage indiquent déjà un autre standing, tout comme la disposition parfaitement intégrée de la trémie d'ascenseur, à gauche de la cage d'escalier. L'ensemble est baigné d'une lumière aussi blanche que les murs, passant à travers une baie vitrée en verre granulé, typique de l'époque, et cerclée d'un chambranle en fer forgé. Des détails que l'on retrouve exactement dans la gaine d'ascenseur en contrebas, toujours intacte, et elle aussi réalisée sur mesure à la demande de l'architecte.
"On retrouve encore parfois des banquettes rétractables ou un support où poser un téléphone en bakélite... Prendre l'ascenseur, c'était un vrai voyage."
Si on devait mettre aux normes un tel ascenseur, stricto sensu, on s'attaquerait directement aux parois de verre, indique Muriel Muret, attachée à la Direction des monuments et sites, à Urban Brussels. "En théorie, on devrait tout remplacer par du verre de sécurité. On pourrait plastifier, mais visiblement, ça n'adhère pas sur le verre granulé." Autre souci: la grille rétractile, typique des ascenseurs belges. "Comme il y en a beaucoup, ce qui est autorisé, c'est d'installer un rideau de cellules photoélectriques qui arrêtent l'ascenseur quand on coupe leur faisceau. On va pouvoir le faire ici, mais cela reste délicat pour bien l'intégrer."
L'ascenseur a déjà été retouché: son panneau de commandes, à l'intérieur de la cabine, a des airs seventies, et le plafonnier, qui a été remplacé, ne projette plus sa lumière en étoiles. "Mais il y a toujours le cendrier d'origine", s'amuse Lauréline Tissot. "On retrouve encore parfois des banquettes rétractables ou un support où poser un téléphone en bakélite... Prendre l'ascenseur, c'était un vrai voyage." "Ce sont des véhicules", abonde sa collègue. "Les ascensoristes disent d'ailleurs que l'ascenseur 'roule'. Ce sont des voitures qui ont souvent plus de 100 ans et il y en a plein à Bruxelles! C'est pour cela qu'on voudrait préserver ce patrimoine et faire prendre conscience de ce qu'il représente."
Authenticité suffisante
Quels sont d'ailleurs les critères pour figurer à l'inventaire des ascenseurs historiques et bénéficier de la fameuse attestation de valeur patrimoniale fournie par Homegrade Brussels qui permet de postposer la modernisation de ces vieilles machines en attendant le développement de nouvelles techniques de sécurisation et un assouplissement des règles de contrôle?
"On fait une évaluation globale pour déterminer la valeur de l'ascenseur", indique Lauréline. "L'ascenseur doit dater d'avant 1958, date pivot à laquelle on bascule dans des critères modernes. Il doit encore présenter une authenticité suffisante et avoir été préservé le mieux possible. Ici, les boutons d'appel ont été modernisés, mais cela s'est fait manière discrète et respectueuse. Même si le moteur a été changé, on ne peut pas l'exclure pour cela. Par contre, et c'est notre 'core business', si l'intégration esthétique dans l'immeuble a été altérée, on va être beaucoup plus regardant."
"Il n'y a pas de statistiques des accidents. Il n'empêche, les Sect vont toujours préférer des solutions de sécurisation physiques."
Principale pierre d'achoppement entre les défenseurs du patrimoine et les "Sect", les services qui contrôlent ces appareils: les gaines ouvertes. C'est évidemment ce qui frappe les esprits quand on voit ces cabines 1900 en acajou qui voguent à 0,63 mètre par seconde à travers les étages, simplement ceinturées par des grilles ajourées en fer forgé. Ou ce sublime modèle Art déco signé par le dernier élève d'Horta qui semble sur l'aire de lancement d'un vaisseau spatial et dont le magazine international Elevator World Europe a fait sa couverture. Ces modèles à gaine ouverte incarnent autant la valeur patrimoniale des anciens ascenseurs que le risque de voir arrachée une petite main imprudente qui passerait à travers leur grille.
"Il n'y a pas de statistiques des accidents", plaide Muriel Muret. "Il n'empêche, les Sect vont toujours préférer des solutions de sécurisation physiques. Car c'est durable, ça se contrôle sans problème et ça ne rajoute pas de responsabilité supplémentaire."
L'historienne de l'art fait ici allusion aux nouveaux systèmes de sécurisation que les défenseurs du patrimoine espèrent voir se développer rapidement et qui éviteraient de devoir murer ou grillager ces merveilles d'archéologie industrielle. Dans le même ordre d'idée que les rideaux de cellules, Paul Mariën évoque l'installation de faisceaux laser qu'il a déjà expérimentés pour sécuriser une gaine ouverte. Ici aussi, couper le faisceau de la main ou avec un objet du genre poubelle ("l'accident poubelle" est un classique) couperait immédiatement le courant. Reste évidemment à développer et valider ces dispositifs pour faire évoluer la législation autrement que par un nouvel amendement à l'Arrêté royal de 2003, de façon à élaborer une 'analyse risques' spécifique pour les ascenseurs historiques.
Ces dispositifs devront aussi être installés et entretenus, ce qui nous amène à la question de la maintenance de ces antiquités. Un problème bien connu des possesseurs d'ancêtres, que ce soient des voitures ou des pianos d'époque. Comment et par qui les faire entretenir dans le respect de leurs spécificités, et à quel prix?
"Au Civa, la Fondation pour l'architecture, j'ai retrouvé toute une série d'anciens catalogues de firmes des années 20, 30, 40 et 50", reprend Lauréline Tissot. "Et même des devis d'architectes contenant des extraits de catalogues des firmes d'ascenseurs. Ce sont des informations précieuses pour compléter nos constats sur le terrain."
Marché de niche
En marge de son inventaire, Homegrade répertorie les interventions adéquates sur ces modèles anciens et tient à disposition une liste d'ascensoristes sensibilisés au patrimoine. Mais la transmission du savoir pose problème, relève Paul Mariën. "J'ai formé deux apprentis. J'étais prêt à en former dix, mais on m'a mis des bâtons dans les roues", dit-il, après avoir été envoyé sur les roses par deux écoles techniques de Bruxelles. "La formation est tombée à rien et les grosses sociétés n'aiment pas ça. Elles n'ont d'ailleurs plus d'ateliers ici."
Reste qu'il y a déjà 400 ascenseurs remarquables à l'inventaire et qu'une liste fait état de 2.300 ascenseurs historiques en Belgique. Un nouveau marché de niche?
"S’occuper d’un ascenseur ancien demande du temps et des solutions sur mesure"
S’ils veulent préserver sa valeur patrimoniale, les propriétaires d’un ascenseur d’avant 1958, à Bruxelles, doivent introduire une demande d’attestation auprès de Homegrade avant le 31 décembre. Si celle-ci est positive, ils disposeront d’un délai jusqu’en 2027 avant de devoir le mettre aux normes de sécurité, le temps que des solutions innovantes soient trouvées pour le moderniser sans le dénaturer et que le cadre légal soit adapté à ses spécificités. Rencontre avec Muriel Muret d’Urban Brussels et Lauréline Tissot d’Homegrade Brussels qui travaillent main dans la main pour inventorier et sauvegarder le parc des ascenseurs historiques de la capitale.
Devoir mettre aux normes de sécurité un ascenseur ancien, c’est risquer de le voir perdre sa valeur patrimoniale?
Muriel Muret (Urban Brussels): Avant le 31 décembre, ils auront dû trouver des solutions pour tous les problèmes relevés par le service externe pour les contrôles techniques (Sect) qui contrôle leur ascenseur. Une analyse de risques qui se réfère à une check-list selon la procédure élaborée par le SPF Économie. Les Sect suivent ce guide pour évaluer les risques et préconiser des solutions standards. Et c’est là que nous intervenons.
"Malheureusement, il n’existe pas pour les ascenseurs historiques un assessment différent de celui des ascenseurs modernes."
Malheureusement, il n’existe pas pour les ascenseurs historiques un assessment différent de celui des ascenseurs modernes. Ce qui relève d’ailleurs d’une logique en termes de prévention: ascenseur ancien ou pas, un risque est un risque et le patrimoine doit être intégré dans la vie de tous les jours. Par contre, la question des solutions se pose quand elles sont trop strictes. On a demandé un assouplissement pour les ascenseurs d’avant 1958 et il semble que les choses aillent dans le bon sens, ce qui permettrait d’éviter de devoir les moderniser à tort et à travers.
Depuis l’entrée en vigueur, en 2003, de l’Arrêté royal qui contraint à cette mise aux normes de sécurité standard, avez-vous vu une évolution des mentalités?
M.M.: Les lobbys de propriétaires, notamment Save Our Elevators, ont suscité plusieurs questions parlementaires et incité le politique à bouger et à dégager des moyens (l’ex-secrétaire d’État Pascal Smet a permis de procéder, à partir de 2020, à l’inventaire des ascenseurs historiques par Homegrade Brussels, NDLR). Le Fédéral a également été interpellé pour changer la législation.
De notre côté, nous espérons induire un changement de mentalité parmi les ascensoristes, souvent soumis à des contraintes économiques qui ne leur permettent pas de prendre en compte la spécificité de ces ascenseurs réalisés sur mesure. À cela s’ajoute une insécurité juridique: tant qu’il n’y a pas de règles claires du Fédéral pour encadrer le parc historique, ni les ascensoristes ni les Sect ne prendront le risque d’engager leur responsabilité.
Y a-t-il malgré tout suffisamment d’ascensoristes sensibles à cette valeur patrimoniale?
Lauréline Tissot (Homegrade Brussels): Ceux avec lesquels nous sommes en contact ont, parmi les ascenseurs dont ils s’occupent, des modèles anciens qu’ils savent réparer et pour lesquels ils proposent des solutions adéquates.
M.M.: Pour les grands groupes, c’est plus compliqué car ils suivent des procédures et doivent être rentables. Or, s’occuper d’un ascenseur ancien demande du temps et des solutions sur mesure. Et parfois, une intervention minime suffit à la remise en service d’un ascenseur qu’un grand groupe proposait de remplacer par du neuf.
Quelles sont les ressources à disposition des syndics d’immeubles ou des propriétaires pour choisir la bonne solution?
M.M.: C’est justement la logique du SPF Économie que de reconnaître qu’on n’arrivera pas au même niveau de sécurité avec les anciens ascenseurs. C’est la modification majeure de l’Arrêté royal de 2003 qui est entrée en vigueur au début de cette année. On joue dorénavant sur la "sécurité des produits" qui doit être suffisante, à défaut d’être optimale.
"Grâce à notre inventaire, nous avons une série d’exemples qui peuvent nous renseigner sur les solutions trouvées sur des modèles similaires."
L.T.: Ce qu’on recommande aux syndics et aux propriétaires, c’est de demander plusieurs devis, de bien préciser que leur ascenseur a une valeur historique et, dans le meilleur des cas, de passer par notre répertoire des métiers du patrimoine architectural qui renseigne des ascensoristes informés. Nous proposons aussi aux syndics d’analyser avec eux les devis qu’ils ont reçus. Grâce à notre inventaire, nous avons une série d’exemples qui peuvent nous renseigner sur les solutions trouvées sur des modèles similaires.
Et le classement? Ne permet-il pas d’aller plus loin que votre attestation?
M.M.: C’est l’aboutissement de notre travail d’inventaire que de pouvoir identifier les ascenseurs vraiment exceptionnels. À Bruxelles, une dizaine sont déjà classés, dont le plus vieux, le mythique Édoux de l’Hôtel Métropole qui date de 1894, même s’il a été beaucoup transformé. Mais c’est une gageure de les sécuriser avec des technologies alternatives pour trouver l’équilibre entre leur modernisation et le respect de leurs caractéristiques initiales.
L.T.: Les gens font souvent la confusion entre attestation et classement, qui va souvent de pair avec le classement de l’immeuble tout entier. L’attestation est moins contraignante, mais ce sera à eux, et non à la Direction de Patrimoine culturel, de faire respecter auprès de leur ascensoriste le caractère historique et patrimonial de leur ascenseur. Et il n’y aura évidemment pas de subventions à la clé. (rires)
PATRIMOINE
"Ascenseurs anciens: préservation et modernisation"
Formulaire de contact en ligne, guichet ouvert Place Quetelet, 7, à 1210 Bruxelles, et permanence téléphonique au 02/219.40.60.
Inventaire des ascenseurs historiques. En savoir plus
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