Andreï Makine ou le bonheur de dire la beauté
À travers l’histoire d’une amitié adolescente, Andreï Makine révèle dans "L'ami arménien" (Grasset) un épisode de sa jeunesse à travers un narrateur de treize ans qui vit dans un orphelinat de Sibérie, à la fin de l’URSS.
«Il m’a appris à être celui que je n’étais pas». Cette confession énigmatique ouvre «L’Ami arménien». Le narrateur nous éclaire, à demi: «Nous nous résignons à ne pas chercher cet autre que nous sommes, et cela nous tue bien avant la mort».
«L’ami arménien»
Andreï Makine
Grasset, 214p., 18 euros.
Note de L'Echo: 5/5
Le tragique de cette amitié est doublement hanté de fraîcheur et de menace. La fraîcheur: «À notre hauteur, c’est le même air qu’au milieu des nuages, n’est-ce pas? Donc, le ciel commence à partir d’ici», explique Vardan, l’ami de 14 ans, au narrateur, qui en a 13. Un peu plus loin, à nouveau, celui-ci confie: «Désormais, en pensant à Dieu, j’imaginerais sa présence infiniment plus proche de nous».
D’un bout à l’autre, «L’Ami arménien», d'Andreï Makine, oscille entre cette amitié et son histoire tragique. Depuis «Le Double» de Féodor Dostoïevski, ce dédoublement croise «l’être russe», dont celui-ci disait qu’il était «habité par deux abîmes du bien et du mal». Ici, l’abîme s’ouvre sur les rives de l’Ienisseï, en Sibérie centrale. À l’orphelinat du narrateur, face au persécution des autres pensionnaires, Vardan est «absent».
«Nous nous résignons à ne pas chercher cet autre que nous sommes, et cela nous tue bien avant la mort.»
L’un d’eux lui crache au visage, afin de «dégrader la rectitude de ses traits». Le narrateur se défend en maniant sa ceinture armée d’une plaque d’acier aiguisée en lame et le raccompagne au «Bout du diable», où sont réfugiés les Arméniens, au pied d’un monastère transformé en prison, quartier que ceux-ci appellent le «royaume d’Arménie». Il découvre Chamiram, la mère de Vardan, et son «timbre de voix» qui le transfigure en adulte. La grande joie de la découverte de ce «royaume d’Arménie» va de pair avec une grande douleur, un « mal arménien » qui obstrue les poumons de Vardan.
Scène mythologique
Lors de leurs escapades aux abords de la prison, Vardan attire son regard vers un vol d’oies, qui composent leur «épure ailée». Aussitôt après cette scène mythologique, réminiscence du «Merveilleux voyage de Nils Holgersson», qui parcourt la Suède avec son vol d’oies, ce dernier, «devant cette beauté», éprouve pour la première fois de sa vie «la douleur de ne pas pouvoir la dire aux autres».
C’est pourtant ce qu’il nous offre. Makine possède l’art du retranchement, une écriture «en arrière de la main», comme disent les cavaliers, qui lui vient peut-être de sa posture d’étranger dans sa propre langue, comme l’écrivait Gilles Deleuze à propos de Beckett, cet irlandais qui écrivait en français, comme l’Académicien russe qui écrit dans sa langue d’adoption.
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