"Je suis un meilleur entrepreneur depuis que je suis écrivain" (Philippe Hayat)
L’auteur et entrepreneur français Philippe Hayat, remporte le 4e Prix Filigranes avec son 2e roman, "Où bat le cœur du monde". Un récit initiatique avec pour toile de fond la coexistence des communautés juive et arabe à Tunis sous protectorat français… et le jazz.
L’Echo est partenaire du prix Filigranes et c’est un entrepreneur qui décroche la timbale! C’est donc le Français Philippe Hayat, 55 ans, qui remporte le 4e Prix Filigranes, succédant à Adélaïde de Clermont-Tonnerre (2016), Thomas Gunzig (2017) et Adeline Dieudonné (2018). "Où bat le cœur du monde" (Calmann-Lévy) est son second roman sur les sept livres écrits de sa main et qui traitent pour la plupart de l’entrepreneuriat.
À 28 ans, ce diplômé de l’ESSEC reprend la société de son grand-père, puis fonde un incubateur de start-up en surfant sur la vague de l’internet, gère des actifs pour la Société Générale avant de créer un fonds d’investissement qui finance des PME innovantes à forte croissance. Il fourmille de projets citoyens, lance l’association "100.000 entrepreneurs" et sillonne les écoles de France pour convertir les ados à l’esprit d’entreprise. "Il n’y a pas de fatalité!", nous dit-il d’emblée.
Des valeurs positives qui innervent sa plume d’écrivain, sa "deuxième vie", et que le jury du Prix Filigranes a manifestement relevées, touché par l’histoire du jeune Darius Zaken, mutique après le lynchage de son père dans sa librairie juive de Tunis et qui trouvera un substitut à la parole dans la clarinette et le jazz, passeports rêvés pour les USA…
Dans la "vraie vie", vous êtes entrepreneur. Comment vous organisez-vous?
J’ai tout essayé! Écrire tôt le matin, puis reprendre entre midi et deux, le soir, puis le week-end… Ça ne marche pas: on ne peut pas écrire en pointillé. Le meilleur équilibre que j’ai trouvé, c’est de me lever tôt le matin et d’écrire trois heures, entre 7 et 10 heures… si j’ai bien dormi la veille. Et les gens avec qui je travaille m’épargnent généralement jusque-là.
Vous avez moins de temps pour vos affaires?
Mais en contrepartie, je me trouve beaucoup plus efficace comme businessman depuis que j’écris. Cela me fait me concentrer sur l’essentiel, peser les problèmes différemment. Cela m’a donné une façon beaucoup plus humaine de considérer les enjeux et mes relations avec les gens.
Un beau récit initiatique qui n'évite pas des longueurs
Philippe Hayat, lauréat du Prix Filigranes 2019, a choisi de commencer son roman par l’épilogue, l’ultime concert parisien de Darius Zaken, alias Darry Kidzak, king de la clarinette. Darry sait parler la langue non écrite du jazz, celle qui vous éveille les sens, vous empourpre les joues et réveille les sexes les plus assoupis, comme l’avait très vite constaté Dinah, sa compagne de toujours, lorsque des années plus tôt elle l’avait entendu jouer derrière une cloison du bordel new-yorkais où elle livrait son corps pour payer ses études de Lettres.
Philippe Hayat enchaîne les flash-back pour remonter le fil de la destinée de l’artiste que rien ne prédestinait à la musique. Après Paris en 2015, New York en 1946, on se retrouve catapulté dans le Tunis des années 1930 dans le ghetto juif de la Médina alors sous protectorat français. La mère du jeune Darius est une belle Italienne qui attise les jalousies et son père, un libraire qui n’a d’yeux que pour la France de Balzac et d’Hugo, des Lumières et de la Révolution. Et qui rêve de la métropole pour sa famille. Un rêve brisé net par une émeute de musulmans radicalisés qui le lynchent, incendient sa librairie et laissent son petit Darius… sans voix. Une voix qu’il récupérera par le truchement de la clarinette et du jazz qu’il découvre auprès de Français bienveillants et qui deviendront son viatique, sa quête, son accomplissement.
Philippe Hayat s’est beaucoup documenté pour dresser le cadre de son roman où il déploie un récit choral, distribuant tour à tour la parole à ses personnages de fiction aux quels répondent des personnalités de l’époque, bien réelles. Un procédé parfois un peu surprenant, lorsqu’on se retrouve nez à nez avec Saint-Exupéry ou avec Joaquín Rodrigo, venu interprété son "Concerto d’Aranjuez" et dénoncer les Franquistes à la barbe du public pétainiste de Tunis.
Louis Armstrong, Billie Holiday, Lester Young, Count Basie… Philippe Hayat s’est fait plaisir tout en distillant au fil des pages ce qui lui tient à cœur – la persécution des Juifs, l’enseignement et les arts comme vecteurs d’émancipation, de justice sociale et de paix.
On regrettera cependant les longueurs d’un auteur que l’on sent très scrupuleux dans ses recherches historiques et le manque de rythme qui en découle – une critique que l’on adressera aussi à l’éditeur. Au demeurant, son livre se laisse livre et fait du bien.
Je trouve que je suis un meilleur entrepreneur depuis que je suis écrivain, même si mes deux vies sont diamétralement opposées. L’écriture, ce sont des cycles longs, des chemins dans lesquels on s’engage sans savoir si ce sont les bons, alors que dans le métier d’entrepreneur, on est face à des cycles courts, des prises de décision, des objectifs, des résultats à mesurer le lendemain.
Commencer la journée par écrire, cela vous met en phase avec vous-même?
Écrire le matin, c’est avoir l’esprit vierge et reposé. Et c’est vrai: quand je termine ma séance d’écriture, j’ai l’impression d’avoir fouillé, dénoué, nettoyé; je suis plus agile pour le reste de la journée et j’ai un sentiment de bien-être.
Aussi bien dans votre roman que dans vos actions auprès des jeunes, vous gardez toujours foi en l’existence…
C’est ce qui m’anime, autant dans ma vie d’entrepreneur que dans mon association "100.000 entrepreneurs" qui fait témoigner des entrepreneurs dans les classes pour dire aux jeunes qu’il n’y a pas de fatalité, qu’on peut prendre sa vie en main. Mon roman, c’est tout à fait ça: un jeune qui va à la rencontre de lui-même contre vents et marées et qui, malgré tout ce qui s’oppose à lui, réussit à exprimer son talent.
Avec le jazz comme voie royale?
Parce que c’est une musique née de la souffrance des esclaves de la Nouvelle-Orléans.
"Mon roman, c’est un jeune qui va à la rencontre de lui-même contre vents et marées et qui, malgré tout ce qui s’oppose à lui, réussit à exprimer son talent."
Le jazz a cette faculté de faire jaillir la joie dans un océan de mélancolie. Et c’est pour cela que le jeune Darius s’identifie à cette musique. C’est l’histoire sa quête: la recherche de cette joie possible à travers la douleur du monde.
Vous revenez sur la persécution des Juifs sans perdre l’espoir d’une cohabitation possible entre communautés?
Exactement. Dans la scène terrible du lynchage du père de Darius, je prends bien soin de différentier la poignée d’extrémistes de la majorité des voisins arabes qui viennent aussi pleurer sur le drame, ont les mêmes difficultés et sont solidaires pour affronter les difficultés de la vie. C’est encore vrai aujourd’hui.
Outre la musique, des valeurs sont très présentes dans votre livre: l’école de la République, l’esprit des Lumières, les auteurs français qui donnent un cadre et un imaginaire à cette communauté juive de Tunis que vous décrivez…
Ce sont les sources de ce roman. Mes grands-parents et mes parents sont nés à Tunis où ils ont été baignés dans la culture française. J’ai grandi avec cette idée que l’école de la République nous élève, qu’il faut la respecter et qu’elle a beaucoup à nous offrir. Et c’est ce qui se ressent dans les premiers chapitres.
MONTANT DU PRIX FILIGRANES 2019: 12.500 EUROS
Le jury du Prix Filigranes est composé d'une cinquantaine de lecteurs: 15 habitués de la librairie bruxelloise, un ensemble de lecteurs assidus parmi les sponsors du prix (ING, L'Echo, Soyer & Mamet, Radio Nostalgie et LN24, la nouvelle chaîne belge d'info en continu) ainsi que François Coune, "bookstagrameur" et créateur du blog www.livraisondemots.com. Sous la présidence d'Adeline Dieudonné (Prix Filigranes 2018), le jury s'est réuni le 26 août dernier et a choisi parmi les 6 livres en lice ses trois favoris, signés Philippe Hayat, David Zukerman et Franz-Olivier Giesbert (lire les chroniques ci-contre). Chaque juré a ensuite voté en ligne pour son favori et c'est "Où bat le cœur du monde" (Calmann-Lévy), de Philippe Hayat, qui s'est démarqué. En présence d'Adeline Dieudonné et de Thomas Gunzig, les précédents lauréats, il recevra son prix le lundi 23 septembre, assorti d'un chèque de 12.500 euros. 23/9 (19h), Librairie Filigranes: avenue des Arts 39-40, 1040 Bruxelles: www.filigranes.be
Je rencontre beaucoup d’élèves asiatiques dont les parents viennent s’installer en France, qui profitent de la chance qui leur est donnée et nous rappellent qu’on vit dans un pays très privilégié. Se rappeler ces choses-là, cela peut être un remède contre la sinistrose.
Ce qui est frappant dans votre roman, c’est la figure centrale de l’enseignant, du "passeur"…
Mon père avait un enseignant comme ça, à Tunis, qui lui a fait aimer les matières, la France, le fait d’apprendre. D’autres écrivains comme Camus ont vécu cela en Algérie. Ces enseignants qui venaient de métropole avaient dans l’idée qu’il fallait allumer des feux chez l’enfant, dégager ce qu’il avait de meilleur en lui pour qu’ensuite il trouve sa voie.
On croise du beau monde dans "Où bat le cœur du monde", Saint-Exupéry, Louis Jouvet, les grandes stars du jazz…
Je m’en suis beaucoup nourri dans ma vie, mais mes personnages, eux, sont fictifs. La première réaction de mon éditrice en découvrant le manuscrit a été de chercher Darius Zaken sur Google pour savoir qui était ce grand musicien de jazz qu’elle ne connaissait pas. Et pour cause: c’est un personnage de fiction pure. Mais tout ce que je raconte sur Dizzy Gillespie, sur Saint-Exupéry, cela s’est vraiment passé. Saint-Ex, lors d’une tempête de sable, a bien dû se poser à Tunis et déjeuner avec le résident général. Dizzy Gillespie était à Tunis en mai 43 pour encourager les troupes américaines. Tout est absolument exact!
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