L'auteur suisse Arno Camenisch nous emmène aux sommets de l'absurde
Avec "La dernière neige", Arno Camenisch nous envoie au pied d’un télésiège, auprès de deux employés qui devisent d’un monde qui n’a plus besoin d’eux.
"Tu vois venir quèqu'chose?", demande Georg devant la cabane. Paul est à côté de lui, il a pris les jumelles, "mhm", il dit, "je vois encore personne, il est quelle heure dis voir?" C’est le début de la saison mais ni neige, ni clients à l’horizon. Le ciel n’envoie pas le moindre flocon et Davos attire davantage le chaland. À moins que ce soit l’Autriche, qui triche avec ses canons à neige? Dans leur vieux anoraks et leurs bonnets démodés, les deux employés du tire-fesse entretiennent la machine, affichent les forfaits et le règlement, respectent à la lettre les consignes et l’ordre suisses. Pourtant quelqu’un triche dans leur dos, et personne ne se pointe à l’horizon.
Les rares clients sont remballés, ils n’avaient qu’une carte bancaire, comme si ce remonte-pente antédiluvien avait un terminal électronique! Tout juste s’il a une radio à l’antenne cassée, mais il y a un bouquet de fleurs et des biscuits maison, ça oui. Et deux vieux ponctuels pour veiller ce balcon en forêt, incrédules face à la marche du monde qui rachète à tout-va, modernise, rentabilise et transforme les montagnes en décor pour train Marklin et fonds d’écran.
Humilité palpable
En treize courts romans et pièces de théâtre, Arno Camenisch n’aura écrit qu’à partir de Tavanasa, son village des Grisons, qui lui inspire un climat, une langue, un rythme, une lenteur à mesure humaine. La vastitude des montagnes incite au mystère, à la grandeur, au silence et à l’humilité. Cette humilité-là est palpable dans "La dernière neige". L’auteur la chérit, perçoit sa fragilité balayée par un ennemi titanesque et invisible.
Arno Camenisch ajoute à l’absurde le registre de la tendresse, là où ses compatriotes Friedrich Dürrenmatt et Max Frisch dénonçaient avec virulence la cécité hypocrite d’une Suisse au-dessus de tout soupçon.
Paul et Georg sont les derniers remparts d’un monde dépossédé, leur télésiège soigneusement graissé, veillé comme le fort du désert des Tartares. Résistera-t-il à l’assaut de la rentabilité, des investisseurs et du tourisme de masse? L’épicerie, le bureau de poste, l’école, la station-service ne sont plus. Et voilà qu’une arbalète du tire-fesse manque à l’appel! Ils ont beau compter et recompter, tout s’évapore sans explication. Seuls demeurent les souvenirs et la saveur de cette langue romanche, suisse-allemand mâtiné de français et d’italien, patois de confluence que les anciens utilisent encore. Enfin, ceux qui restent dans ce hameau désertifié.
Les derniers des Mohicans
Arno Camenisch ajoute à l’absurde le registre de la tendresse, là où ses compatriotes Friedrich Dürenmatt et Max Frisch dénonçaient avec virulence la cécité hypocrite d’une Suisse au-dessus de tout soupçon. Dans ce conformisme d’alors, il était urgent de se battre pour exister, pour ne pas se fondre dans le décor petit-bourgeois.
Désormais, c’est le décor qui fond comme neige, semble dire Arno Camenisch, nous n’avons plus prise sur rien, pas même sur la nature, vaincue, non par les éléments mais par l’homme, le réchauffement climatique, l’insatiabilité consumériste et prométhéenne.
À vouloir posséder ce qui ne nous appartient pas, l’air, l’eau, la montagne, il ne restera rien de nous. Georg et Paul sont les derniers des Mohicans d’un territoire ancien, celui des conversations au bistrot, des compétitions de ski familiales bénies par le curé, les gardiens des petits riens qui étaient le sel de la vie.
Roman
"La dernière neige"
Note de L'Echo:
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