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La peinture est un jeu de hasard

©Yves Zurstrassen

Yves Zurstrassen est un colosse à la voix feutrée et aux mains pleines de largesse. Chez lui, tout est enveloppement. Son atelier vaste, ample, ouvert accueille la lumière et le visiteur. Sa nouvelle exposition s’intitule "Summertime".

Dans ce qu’il appelle sa forteresse, il soulève ses cadres monumentaux avec souffle et sourire. Ses toiles, collages délicats aux formes dansantes et aux couleurs éclatantes, le reflètent: de précieuses enveloppes, puissantes et légères, missives échangées avec le soleil du nord. Un soleil qu’il invite à se montrer, mais pas trop. Du nord, Zurstrassen a l’étoffe, présente et pudique. Quand il peint, il se retire et tire ses rideaux. Ses voisins et amis, eux-mêmes collectionneurs avertis, respectent ce signal de retrait. "Je ne chauffe pas, sauf la pièce de l’étage, ajout récent. J’aime le froid et fuis la chaleur. Sans doute mon ascendance espagnole, qui me fait rechercher l’ombre."
Une ascendance de collages, espagnole, française, allemande, comme ses toiles: des ancêtres maternels partis de Tolède en Colombie, rentrés à Paris en 1830, devenus français. Côté paternel, des marchands de tissu verviétois. "Enfant, je me roulais dans la laine." Or son atelier est une ancienne filature de coton devenue, au gré des collages successifs, entrepôt, studio de cinéma, garde-meubles et squat. Et ses toiles évoquent le tissu, la trame: "Ma préférée est une toile de lin. J’aime y passer mon pinceau."

Picasso disait: après les impressionnistes, nous sommes tous des autodidactes, et il s’inscrit dans cette lignée. Expérimentateur, improvisateur (au sens du jazz et de la danse), sa palette se compose de longues tables, une par couleur, formant comme un clavier. D’où viennent les motifs au pochoir, l’une de ses marques? "Des cubistes, des dadaïstes et de leurs papiers peints collés."

Et de son sous-sol, où tout commence: il y imprime ses motifs dans son atelier de photogravure, découpe les éléments dans la forme, les monte à l’atelier, les peint au sol, comme le faisait Matisse, et les colle sur la toile. Puis il les retire, "comme un chirurgien". Superposition et soustraction, géométrie et décollement créent fraîcheur lumineuse et légèreté. "Chaque forme est isolée des autres, comme une pièce de puzzle. Ce peut être un cliché pris à l’iPhone, un élément repris sur une ancienne pièce, une simple page de journal trouée." Chez Zurstrassen, la peinture ressurgit, du sous-sol ou du passé.

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Ce n’est pas soi qui peint

Dans l’atelier en lumière zénithale, de petites pièces rythment un mur. "Mes partitions! je les observe. Tout naît de là. Je commence petit et je grandis. De petites formes, je rate, je déchire, avant de passer à la grande toile. J’aime les contraires. Comme en jazz, l’improvisation est décisive! On sent parfois que ce n’est pas soi qui peint!" La toile aboutie sort de l’atelier, "où je ne la vois pas vraiment", passe dans une autre salle, un cube blanc, ouvert sur des escaliers de pierre. "Ici, je prends du recul. Pour ne pas me satisfaire à tort. J’ai détruit beaucoup de toiles. Un tableau est appelé à partir, à voyager, à se partager. On ne voit son pays que quand on le quitte."
Les toiles en partance sont alignées sur des cadres métalliques. Dans quelques heures, elles s’envoleront à Genève, à la galerie Xippas. Il les soulève, les déplace, les emporte dans son "grand cube blanc" où la lumière filtre par une paroi de verre. Il les pose contre un mur, contre un pilier, et chaque toile converse avec le jour.

Qu’est-ce qui fait le passage entre couleur et bichromie? "Je peins en couleurs, un an ou deux, avant de revenir au noir et blanc, qui me régénère. C’est comparable au passage de la peinture à la sculpture." On songe au dessin, à l’écriture cunéiforme. "Jusqu’au début des années 1990, le dessin et la peinture étaient jugés préhistoriques. Nous étions oubliés, donc libres. Ma peinture touche plus de solitaires que de courants", un sillon lentement creusé qui le met à l’abri de la spéculation.

Yves Zurstrassen: "J’aime la toile du lendemain. L’important c’est de ne jamais perdre le nord… de soi-même! Je n’aime pas m’agiter. Je suis comme un marin qui part en solitaire et revient au port."
Yves Zurstrassen: "J’aime la toile du lendemain. L’important c’est de ne jamais perdre le nord… de soi-même! Je n’aime pas m’agiter. Je suis comme un marin qui part en solitaire et revient au port." ©Yves Zurstrassen

Ses tableaux impriment du mouvement, ils sont en marche. Le free-jazz est présent dans cette absence de fixité. "Je n’ai jamais eu la peinture triste!" Il refuse de se figer. "J’aime la toile du lendemain. L’important c’est de ne jamais perdre le nord… de soi-même! Je n’aime pas m’agiter. Je suis comme un marin qui part en solitaire et revient au port." Entre deux traversées, il se pose et s’expose, puis repart. "Jeune, je me suis retiré huit ans dans les montagnes, en Grèce, en France, dans le massif des Maures, puis dans le sud de l’Espagne, dans une maisonnette sans eau, sans électricité. Je peignais en pleine nature et vivais avec peu d’argent. Bruxelles est une ville qui permet encore ce retrait que je chéris et que d’autres capitales interdisent."

Un métier de boxeur

"Un tableau se crée en quelques jours, mais pour dire le temps qu’il lui fallait pour en peindre un, Picasso donnait son âge."

Une pièce latérale étroite et profonde renferme ses cadres de référence. "Ce sont mes graines, ma vie en petit." Dans cette "bibliothèque" où sont classés les petits formats, comme autant d’échantillons de grand couturier, il lui suffit de faire coulisser un cadre pour qu’une pièce passée, lointaine ou récente, refasse surface. C’est son catalogue de semences. En greffant ces éléments qui reprennent vie et transforment la pièce présente, il se livre à un collage temporel. Le changement d’échelle est constant. À partir d’une cellule, le tableau se déplie et se démultiplie.

La vie d’un peintre commence parfois tard. "Je réfléchis beaucoup plus avant d’agir. J’ai de longs moments de silence, où seul l’œil travaille. Il y a toujours mille choses à faire dans un atelier. Je marche, je trie l’ordre et le désordre. Il me faut ce temps-là, avant d’affronter le tableau. C’est un métier de boxeur. Certains de mes amis y ont laissé la vie. Père de six enfants, cela m’a insufflé de la force." Ensuite, vers quoi ira-t-il? "Vers la liberté de faire. Cet outil (d’un geste ample, il désigne son atelier) peut me mener loin dans l’aventure mentale. Un tableau se crée en quelques jours, mais pour dire le temps qu’il lui fallait pour en peindre un, Picasso donnait son âge. Le temps est essentiel. La part du hasard. Un jour, une critique allemande férue d’art abstrait s’est mise à regarder mes tableaux. Pourquoi, s’étonnèrent certains? “Pour rester jeune”, avoua-t-elle avec un sourire."

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