Arcadi Volodos, pianiste: "Cette époque s'éloigne beaucoup de la poésie"
Rare en concert comme en interview, le pianiste russe Arcadi Volodos s'était confié à L'Echo en juin 2022. À l'occasion de son récital Mompou-Liszt-Scriabine, à Liège, le 23 avril 2023, nous republions cet entretien exceptionnel.
"On ne parlera pas de la guerre en Ukraine, d'accord?", s'enquiert l'agent du pianiste russe Arcadi Volodos avant de nous le passer au téléphone. À vrai dire, pour brûlante qu'elle soit, la question ne nous avait même pas effleuré s'agissant d'un pianiste qui s'est depuis longtemps retiré de l'agitation du monde après avoir été jeté en pâture au public, au début des années 2000, du temps où il était le plus grand virtuose de sa génération.
Aujourd'hui, à 50 ans, Volodos ne sort de son silence que pour nous livrer la quintessence de son art, une vibration abyssale qui révèle l'essence de chefs-d'œuvre auxquels il revient inlassablement, comme il le fera à la Salle philharmonique de Liège, le dimanche 23 avril, à 16 heures, en enchaînant des extraits de la "Música callada" de Mompou, la "Ballade n°2" de Liszt et une sélection d'œuvres de Scriabine. Un répertoire taillé sur mesure...
"Il faut concevoir les chefs-d'œuvre comme de la lumière sonore, comme de l'éternité sonore, du silence sonore, de la solitude sonore."
Depuis la mort de Radu Lupu (le 17 avril 2022), la planète piano est inconsolable: le seul pianiste dont on se disait: "ce n'est plus du piano, c'est de la métaphysique du son". Mais il n'était peut-être pas le seul, il y a vous...
J'étais venu très jeune, à 18 ans, pour étudier dans la classe de Jacques Rouvier, au Conservatoire de Paris, et j'ai eu l'occasion de découvrir la série des grands pianistes de la Salle Pleyel. J'ai un souvenir intact de plusieurs concerts de Radu Lupu et à quel point il était génial et totalement unique, notamment dans les concertos de Mozart. Avec Radu Lupu, on n'entendait pas le fond du clavier, le "tac-tac-tac-tac" des touches et des marteaux. Avec Radu, le piano n'était plus un instrument de percussion mais une porte ouverte sur l'infini.
N'est-ce pas ce que vous recherchez vous-même? Au cours de vos récitals, il y a une progression jusqu'au moment où le son n'est plus qu'une vibration profonde.
Exactement. Mais je crois que ce n'est pas moi, mais les compositeurs qui nécessitent cette approche. Avec Schubert, Scriabine, Mompou, les derniers "intermezzi" de Brahms, l'instrument doit se dématérialiser, car on se trouve quelque part de l'autre côté du miroir, de l'existence. On voit déjà cette lumière qui n'est plus tout à fait humaine.
La première fois qu'on l'a ressenti à ce point chez vous, c'était en 2013, dans votre disque consacré au compositeur catalan mystique Federico Mompou. On était déjà dans les étoiles...
Pour Mompou, c'est très simple: toute sa vie durant, il a cherché à supprimer la barrière entre le son et le silence. Pour lui, le silence, c'est le son et le son, le silence. C'est très compliqué à rendre. On retrouve cela aussi dans les dernières sonates de Beethoven et de Schubert: il faut les concevoir comme de la lumière sonore, comme de l'éternité sonore, du silence sonore, de la solitude sonore. C'est beaucoup plus métaphysique comme esprit, comme expression.
"Plus on vit avec les chefs-d'œuvre, plus on apprend que la musique relève d'un mystère qu'aucune machine ne peut mesurer."
Si le silence précède, l'interprète doit-il philosophiquement renverser son approche de la musique?
Debussy dit que "la musique, c'est le silence entre les notes". C'est très profond. Les gens qui apprennent la musique voient d'abord les notes, mais plus on vit avec les chefs-d'œuvre – et on vit avec eux jusqu'à notre dernier souffle –, plus on apprend que la musique relève d'un mystère qu'aucune machine ne peut mesurer.
Cela a-t-il à voir avec la résonance? Vous prenez souvent la liberté de laisser l'instrument vibrer. Est-ce que cela se joue dans cet espace-là?
C'est vraiment très difficile à analyser. Quand on entend deux jeunes pianistes de même niveau, de même talent, sur un même instrument, chez l'un la musique vit, chez l'autre, non. Pourquoi? C'est inexplicable. C'est comme si la substance de chaque pianiste coulait à travers le piano. Et ce qui est intéressant, c'est qu'on ne peut pas apprendre cela.
Quand vous posez les mains sur le clavier, on sait directement à qui on a affaire... Cette profondeur abyssale, ça vous vient comme ça ou vous la travaillez?
Ce n'est pas très réfléchi. Cela vient du don et avec le voyage à travers la musique. On change au fil des œuvres: on ne peut pas rester le même. Mes amis me disent que j'ai complètement changé de son. C'est une évolution dont je ne me rends pas compte. Disons que j'essaie toujours de corriger ce qui me gêne. Le but, pour moi, n'est pas de jouer un maximum de répertoires, mais d'arriver au maximum de mes possibilités musicales. Prenez les Schumann que je vais interpréter à Flagey: je ne les ai plus joués depuis 9 ans et je n'avais pas le sentiment d'être parvenu au cœur de ces œuvres. C'est ça qui m'intéresse, plutôt que d'aborder systématiquement de nouveaux morceaux.
Ça n'a pas toujours été le cas...
Au début de ma carrière, je voyageais beaucoup aux États-Unis et je changeais de concerto comme de chemise! C'était complètement inutile, je m'en souviens même comme d'un cauchemar.
Avez-vous parfois l'impression de toucher la vérité d'une œuvre? Radu Lupu, pour revenir à lui, était toujours insatisfait alors que nous autres, dans la salle, on avait connu l'extase...
La vérité change chaque jour, c'est ça le problème. Ma vérité d'il y a 20 ans n'est plus celle d'aujourd'hui. Quand je réécoute mes anciens enregistrements, j'ai l'impression d'entendre quelqu'un d'autre. C'est une autre personne qui joue et qui est morte depuis longtemps. Mais être à 100% dans la vérité d'une œuvre, cela n'existe pas, a fortiori dans un concert "live" où il y a des hauts et des bas. On reste des humains.
Quelles sont les conditions de cet approfondissement. On sait que vous vous limitez à un programme par saison, mais faut-il aussi se retirer de l'agitation du monde?
Cela fait longtemps que je me suis retiré: retiré géographiquement – j'ai supprimé les longs voyages et je ne joue plus aux États-Unis depuis 2003 –, retiré du jeu avec orchestre aussi – je ne pratique que le récital depuis 5 ans. Durant les années qu'il me reste à vivre, je veux donner le meilleur dont je sois capable. Sinon, ça sert à quoi cette vie de folie?
On a l'impression que vous cherchez à prendre le contrepied de cette époque en accélération constante...
Il faut rester soi-même. Radu Lupu, c'est aussi quelqu'un qui a su rester lui-même. À mon sens, il était le dernier à avoir ce rapport entre son et poésie. Rien de tout ça aujourd'hui! L'époque a changé. Même les pianos ont changé: plus bruyants, plus puissants, plus dynamiques, en totale opposition avec la musique de Schubert et de Brahms. Cette époque s'éloigne beaucoup de la poésie.
Récital classique
Arcadi Volodos, pianiste
Programme: Ode à Alicia de Larrocha: MOMPOU, Música callada, extraits | LISZT, Ballade n° 2 en si mineur | SCRIABINE, Sonates, Préludes et Poèmes
À la Salle philharmonique de Liège (OPRL)
Dimanche 23 avril 2023 | 16:00
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