En Estonie, un million de chanteurs
Du 13 au 15 octobre, Flagey inaugure son premier festival de chœurs dont la vedette est estonienne: Vox Clamantis. L'occasion d'un parachutage au cœur d'une nation qui chante pour préserver son identité, son unité et se faire du bien.
"S'il y a un endroit au monde que tu dois aller visiter, c'est bien l'Arvo Pärt Center, en Estonie!" L'injonction d'Hélène Rammant, l'une des programmatrices de Flagey, n'était pas à prendre à la légère depuis que l'on sait que le premier Arvo Pärt Weekend, en 2018, a profondément modifié l'identité, voire la mission de l'institution culturelle des Étangs d'Ixelles. Ce festival biennal, qui se transforme, du 13 au 15 octobre prochain, en Flagey Choir Days, "c'est ce qu'est Flagey aujourd'hui", dira même Gilles Ledure, son directeur.
Pour savoir réellement de quoi ils parlent tous les deux, nous voici depuis une demi-heure à bord d'un van qui a laissé Tallinn, la capitale estonienne, un peu plus à l'est, et file à allure modérée sur une petite route de crête qui surplombe, à droite, le Golfe de Finlande, tandis qu'à gauche s'étire une interminable forêt de pins. "D'ici, on voit bien les aurores boréales, nous dit Madli-Liis Parts, chargée de la musique au ministère estonien de la Culture, en montrant au loin une longue plage dorée qui fait la joie des surfeurs au mois de novembre.
Une péninsule qui porte le doux nom de Laulasmaa et participe à la mythologie de la "nation chantante". "Laul", en effet, signifie "chant" et nous l'entendrons souvent décliné, dans un patronyme ou écrit sur une plaque de rue. Laulasmaa signifie donc "le pays chantant" car il paraît qu'un vent favorable y fait chanter le sable.
C'est à cet endroit que le pouvoir soviétique, qui a régné d'une main de fer sur l'Estonie entre 1944 et 1991, a installé Heliküla, littéralement le "Village du son", lieu de villégiature pour compositeurs officiels, comme Heino Eller, le maître d'Arvo Pärt, qui donnait cours au conservatoire de Tallinn mais n'aimait rien mieux que d'enseigner au pied d'un pin au tronc tortueux, comme un philosophe antique. Arvo Pärt, 88 ans aujourd'hui, a, lui aussi, sa maison parmi les troncs, non loin de la vaste structure qui se découpe à présent à travers les frondaisons.
Cela fait un quart d'heure que nous cheminons dans la forêt, ralenti pas la cueillette des mûres et la densité de la végétation. L'Arvo Pärt Center se mérite, nous dira le compositeur américain David Lang, Prix Pulitzer et tête d'affiche du nouveau festival de Flagey, que nous retrouverons à l'intérieur. "Si on devait construire un centre comme celui-là en Amérique, ce serait un cube de verre avec un parking pour 200 voitures! Ici, il faut traverser une forêt pour y accéder. Pour pouvoir apprécier la musique qui s'y fait, il faut d'abord être transformé par l'expérience de la visite. Quelle belle idée!"
"Quand deux Estoniens se retrouvent à l'étranger, ils ne se demandent pas de quelle région ils proviennent, mais quelle tessiture ils tiennent dans le chœur."
David Lang, dont le "Cantique des Cantiques" sera donné pour la première fois ce soir-là (avant Flagey) dans sa nouvelle version élargie, en alternance avec des pièces d'inspiration grégorienne d'Arvo Pärt, n'a jamais rencontré le compositeur estonien. Pourtant, il avait son numéro de téléphone en poche (et celui de Chostakovitch!) quand il a fait son tour d'URSS, à 18 ans. "Je voulais savoir à quoi ressemblaient les plus grands ennemis de l'Amérique", dit-il, toujours bravache à 66 ans.
Mais il ne l'a pas appelé en achevant son périple à Tallinn. Ce qui ne l'a pas empêché de rêver de lui après avoir écouté en boucle "Tabula rasa", son œuvre phare de 1977, qui marque son passage de la musique sérielle des années 60 au style minimaliste, dit "tintinnabuli", qui l'a rendu mondialement célèbre. "Dans mon rêve", dit-il devant des auditeurs estoniens hilares, "Arvo Pärt apparaissait hirsute, avec une barbe énorme. Je devais achever l'une de ses œuvres sans bien savoir comment m'y prendre!"
Pour un compositeur minimaliste comme Lang, Arvo Pärt, sa barbe, ses silences, ses accords parfaits et ses tintements de cloche ont le statut de mythe vivant, d'autant qu'à 88 ans, on ne voit plus guère en public le "compositeur national", sinon à travers les traits de son fils qui gère sa fondation depuis 2010 et son centre abritant ses archives ("4 tonnes au départ", nous explique-t-on) depuis son inauguration en 2018.
"Pour retrouver le chemin de la création, la seule façon, c'est de se couper du bruit du monde et pouvoir entendre son propre silence intérieur."
S'y organisent aussi une saison de plus de 50 concerts par an et des résidences de compositeurs et d'artistes de tous bords, venus du monde entier pour se ressourcer. "Car ici, on est très loin de l'hyperconnectivité et de l'agitation de New York ou de Paris", confirme Michael Pärt dans son bureau habillé de bois clair et ouvert sur la forêt par de larges baies vitrées ondulées, imaginées par le bureau d'architectes madrilène Nieto Sobejano. "Pour retrouver le chemin de la création, la seule façon, c'est de se couper du bruit du monde et pouvoir entendre son propre silence intérieur."
La compositrice Helena Tulve, attachée à l'Arvo Pärt Center, abonde: "Le plus important ici, c'est l'idée de concentration: la concentration du son dans la musique d'Arvo Pärt, son désir de spiritualité, de clarté et de vérité. C'est une sorte d'éducation à la vie intérieure qui tranche avec notre société matérialiste."
On croirait entendre Gilles Ledure lorsqu'il parle de Flagey: "Il y a ici une concentration fondamentale, une manière de se retrouver, de se ressourcer dans quelque chose de pur qui relève du rituel spirituel. C'est notre vision et notre raison d'être pour faire en sorte que les gens trouvent le silence en eux-mêmes et se sentent bien, loin du malaise, du mal-être que l'on sent dans la société. Il y a aujourd'hui un grand besoin de lieux de contemplation."
Et la voie royale pour y accéder, c'est le chant, poursuit le directeur: "Cette maison est faite pour le chant." Et de se tourner vers l'Estonie dont c'est précisément la ressource profonde. "Les Estoniens conduisent leurs enfants à la chorale, comme nous au club de foot", s'émerveille-t-il. "Quand deux Estoniens se retrouvent à l'étranger, ils ne se demandent pas de quelle région ils proviennent, mais quelle tessiture ils tiennent dans le chœur", s'amuse pour sa part Anneli Vilu, conseillère au ministère de la Culture.
Le chant des dominés
Plusieurs raisons peuvent expliquer pourquoi les Estoniens chantent plus volontiers qu'ils ne parlent. Outre le caractère nordique, on cite pêle-mêle une tradition très ancienne de chants runiques, des chants pastoraux inspirés par la nature, omniprésente, le luthéranisme importé de Suède, la tradition chorale allemande. La population, très peu nombreuse (1,33 million à ce jour) et morcelée dès qu'on quitte Tallinn, Tartu et Narva, les villes principales, aurait aussi besoin de ces instants de profonde communion.
"Chanter ensemble donne le pouvoir de traverser les périodes difficiles, mais aussi les périodes joyeuses, car il faut aussi savoir vivre quand tout va bien."
Mais il est une autre explication qui revient plus souvent: la domination quasi ininterrompue de l'Estonie (en mille ans d'histoire, le pays n'aura été indépendant qu'à peine plus de 50 ans). "Nous avons une retenue, un calme; on ne monte pas aux barricades", avance Risto Joost, fringant jeune chef de l'Opéra de Tartu, croisé dans un restaurant à Tallinn. "Et peut-être plus les hommes que les femmes, parce qu'ils ont été plus régulièrement victimes de nos occupants."
Malgré ses allures de carte postale avec son splendide centre historique médiéval, la capitale garde les stigmates de la mainmise danoise, allemande, suédoise, russe et soviétique. La plus emblématique est celle que l'on voit le moins. Durant la nuit du 9 au 10 mars 1944, 300 avions de l'Armée rouge déversaient sur la ville 1.725 bombes explosives et 1.300 incendiaires, tuant 554 civils et en privant 25.000 autres de toit. L'Armée rouge a toujours nié, rappelle une plaque commémorative... Et lorsque, après quelques jours avec les Estoniens, le protocole se relâche et les langues se délient, des histoires de déportation en Sibérie s'échangent à mi-voix et serrent la gorge.
Révolution chantante
Alors on chante? pour se sentir uni? pour conserver son identité, depuis toujours menacée de dissolution? pour se faire du bien comme on va tout naturellement au sauna? Il y a en tout cas des chorales dans toutes les écoles, un festival de chant national – le Laulupidu – qui draine tous les cinq ans plus de 30.000 chanteurs venus de toute l'Estonie (et autant de jeunes dans l'intervalle) et cette belle histoire de "Révolution chantante". En 1989, suite à la chute du Mur de Berlin, une formidable chaîne humaine, unissant un tiers des populations des trois pays baltes, actait en chantant la fin imminente de l'Union soviétique et leur future indépendance.
"Comme partout, la tradition se perd. Pour les jeunes, c'est plus facile d'appuyer sur un bouton", nuance toutefois le chef de Vox Clamantis Jaan-Eik Tulve (la petite économie libérale estonienne a aussi énormément misé sur le numérique). "Mais, tout de même, chanter reste populaire", dit-il avant de conclure: "Dire ce qu'on ressent quand on chante, c'est difficile à expliquer, mais parfois, il y a une unité, une vérité. On sent que tout va bien, que tout est vrai. Et cela donne le pouvoir de traverser les périodes difficiles", poursuit l'ancien punk qui eut maille à partir avec le pouvoir soviétique, "mais aussi les périodes joyeuses, car il faut aussi savoir vivre quand tout va bien.
Trois œuvres structurent la programmation des premiers Flagey Choir Days et interrogent chacune notre rapport au corps.
• Le 13/10 (20h15), il y a l’âme et le corps au cœur de la «Rappresentatione di anima e di corpo» de Cavalieri, par Vox Luminis et Lionel Meunier, commissaire du festival.
• Le 14/10 (20h15), il y a le corps souffrant avec «Little Match Girl Passion» de David Lang, par Paul Hillier et son Theatre of Voices.
• Le 15/10 (17h), il y a le corps aimant avec les 5 pièces de David Lang sur le «Cantique des Cantiques». Programme complet sur flagey.be
• Deux nouveautés discographiques chez ECM: la musique de Henrik Ødegaard, par Vox Clamantis, et «Tractus» d’Arvo Pärt, par l’Estonian Philharmonic Chamber Choir et le Tallinn Chamber Orchestra, dirigés par le mythique Tonu Kaljuste (sortie le 24/11).
• Le Symfonieorkest Vlaanderen, dont la cheffe, Kristiina Poska, est estonienne, accueille, du 23/2 au 3/3/24, l’Estonian Philharmonic Chamber Choir pour
le «Requiem» de Mozart.
• Les tréfonds de la culture estonienne avec «Smoke Sauna Sisterhood», le fascinant documentaire d’Anna Hints, primé à Sundance et dans la course aux Oscars.
• Enfin, Tartu sera Capitale européenne de la Culture en 2024.
David Lang: "Chanter en chœur est une expérience démocratique"
Le père de David Lang est un rescapé de ghetto de Vilnius, ce qui rendait sa présence en Estonie, toute proche, d'autant plus forte. Début septembre, le compositeur américain était venu assister à la création de la version complète de son œuvre vocale sur le "Cantique des Cantiques", dont le dernier volet, "We were", a été commandité par Flagey pour ses premiers Flagey Choir Days, du 13 au 15 octobre.
L’occasion, ce dimanche 15 octobre, à 17h, d’entendre à Bruxelles cette œuvre déjà bien connue ("Just" a servi de musique à "Youth", le film de Paolo Sorrentino, qui sera projeté au Studio 5, à 13h15, et sera suivi, à 15h30, d’un débat entre le compositeur et le chef Paul Hillier, avant le concert de clôture, au Studio 4). Pour l’avoir entendue deux fois en Estonie, l’interprétation de Vox Clamantis, aussi intense que sobre, réussit magistralement à mêler le soupir d’amour au souffle divin...
La veille, à 20h15, toujours à Flagey, on aura pu entendre la première œuvre vocale de David Lang qui lui a valu le Prix Pulitzer en 2008 et un Grammy Award en 2010. "La Passion de la petite fille aux allumettes", inspirée du conte d'Andersen, est servie par les meilleurs interprètes qui soient, Paul Hillier et son ensemble Theatre of Voices. Rencontre avec David Lang.
La première pièce de votre "Cantique des Cantiques" date de 2008. Votre regard a-t-il évolué sur ce texte de l'Ancien Testament?
Quand je l’ai entendue à l’Arvo Pärt Center, par Vox Clamantis, je me suis dit que je n’aurais plus l’énergie d’écrire autant de notes (rires). Vous savez, j’ai beaucoup vieilli! Je pense que ce qui relie ces cinq pièces, c’est la lecture que j’en fais. Car ce qui change avec les années, c’est ma capacité à lire ce texte. J’espère qu’en vieillissant, je suis capable de le lire encore plus attentivement. Pour "For Love Is Strong" (2008), il s’agit d’une lecture plutôt littérale du texte. Je l’ai parcouru et je me suis dit: "Si cet échange entre deux amants est une métaphore de notre rapport à Dieu, je vais me contenter d’énumérer toutes ces métaphores."
Tandis que dans "We were" (2021), la dernière en date et que j’entends ici pour la première fois, il ne s'agit plus seulement du récit en lui-même, mais de la raison pour laquelle nous avons besoin de cette histoire. L’Ancien Testament contient tout ce qui nous relie à Dieu, alors pourquoi avons-nous besoin de cette histoire, qui tranche avec toutes les autres pas sa troublante sensualité? À travers ce texte, on peut se demander ce que seraient nos vies si nous n'avions pas quitté le Jardin d'Eden. Si nous n'avions pas été chassés du Paradis, nous ferions l'amour tout le temps, nous mangerions des choses divines et nous en parlerions librement. C'est plutôt bien, en fait (rires). Plus sérieusement, cette histoire est là pour nous rappeler ce que nous avons perdu et c’est ce que j’ai voulu faire ressortir.
"Si nous n'avions pas été chassés du Paradis, nous ferions l'amour tout le temps, nous mangerions des choses divines et nous en parlerions librement. C'est plutôt bien, en fait!"
Gilles Ledure, le directeur de Flagey, a déclaré que son festival Arvo Pärt avait changé la relation entre le public et son institution dans le sens d’une plus grande intimité. Comment voyez-vous ces premiers Flagey Choir Days?
Les gens aiment la musique chorale, ce qui n’est pas anodin. Et l'une des raisons pour lesquelles ce lien est si puissant, c'est que les interprètes sur scène ne sont pas différents des auditeurs dans le public. Lorsque vous assistez à un concert symphonique, la musique est fantastique, les musiciens sont extraordinaires et c'est incroyable, mais je ne suis pas assis moi-même dans le public avec un violon. Je n'attends pas le moment de me lever et de me mettre à jouer. Mais chacun d'entre nous qui regarde une chorale chanter pourrait être en train de chanter de concert. C'est l'une des choses les plus puissantes dans l'idée même du chœur: il n'y a pas de différence entre les personnes qui créent et celles qui reçoivent.
Un exemple de cette expérience?
J'ai assisté à une représentation incroyable du "Requiem" de Verdi avec l'Orchestre philharmonique de Berlin pour lequel je réalisais un projet. Je ne savais pas comment allait se dérouler le concert. En fait, j’ignorais que l’orchestre avait invité des chœurs supplémentaires à venir s'asseoir dans le public. J’étais assis dans mon siège sans me douter de rien et soudain tout le monde s’est levé et a commencé à chanter. Il se fait que je connais par cœur ce requiem et j'ai commencé à chanter moi aussi (rires). C'était un moment extraordinaire et une expérience qui m’est apparue comme vraiment démocratique.
→ David Lang sera en personne aux Flagey Choir Days, du 13 au 15 octobre: www.flagey.be
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