Maria João Pires, pianiste: "J’ai toujours été rebelle!"
La grande pianiste portugaise est venue à Bruxelles cette semaine pour lancer le Jardin musical, le nouvel écosystème équitable de son élève, Julien Brocal, qui reconnecte l’art à l’essentiel.
Il ne faut pas se fier à sa taille ni à ses petites mains. Maria João Pires est une immense pianiste et une grande âme qui sait, au détour d’un chant, d’une harmonie, d’une couleur, faire naître la vie au bout de ses doigts. Dans la petite assistance masquée qui l’écoutait mercredi soir – récital qui sera retransmis en streaming ce dimanche, à 18 heures, sur www.jardinmusical.TV – plus d’un ont vu à travers elle Chopin et Debussy improviser au piano. Une force de conviction qui a déteint sur ses élèves, comme Julien Brocal dont elle est venue apporter sa caution et son aura au projet de Jardin musical. Ce lieu chaleureux, planté en plein centre de Bruxelles, est conçu par des artistes pour des artistes. Il s’est mué en un temps record en studio dernier cri et propose un modèle alternatif de diffusion équitable et solidaire.
Un condensé des propres idées de Maria João Pires, fâchée depuis toujours avec le formatage de la vie musicale et la démesure de notre monde qui nous a, dit-elle, éloignés de l’essentiel – «la vie».
Vous êtes venue spécialement de Suisse pour soutenir le Jardin musical de votre ancien élève, Julien Brocal. En quoi est-ce si important?
La présence de ce lieu est un événement. Au milieu de cette crise, on sent que les gens ont très envie de revenir à ce qu’on avait avant. Elle est une opportunité pour changer ce qui n’allait plus. Il y a de bonnes choses dans les concerts traditionnels mais aussi beaucoup de mauvais côtés: pas assez ouverts, trop peu de dialogue entre le public et les artistes, une scène éloignée… Au fond, il n’y avait pas de vraie communication et cela m’a toujours manqué.
Vous êtes contre les hiérarchies, entre le maître et l’élève, entre l’interprète et le public…
Parce que dès qu’on supprime les niveaux, on peut se mettre en action pour échanger et créer. Le public crée avec l’artiste sur scène. On n’est pas seul mais en communication. C’est une dynamique un peu différente de ce qui ce passe traditionnellement. C’est le moment d’installer cela.
"Quand on est traversé par quelque chose, on s’oublie. Il faut juste faire de la place. On n’a pas besoin de partir en guerre contre notre ego, notre présence un peu rigide à nous-mêmes. On peut aussi laisser les choses arriver, et alors, tout se fait naturellement."
Une manière de résister à la pression de deux mille paires d’yeux rivés sur vous deux heures durant?
C’est très dur d’être sur scène. C’est un métier en soi, car on doit sans cesse dépasser un grand nombre de peurs, de gênes. Certains adorent la scène, ce n’est pas mon cas, même si j’aime les gens qui sont là. J’ai souvent aimé être sur scène avec d’autres personnes, partager la scène et le programme avec plusieurs générations. Si c’était des pianistes, chacun interprétait son solo puis nous jouions à quatre mains. J’avais mis une table et un chaise sur scène pour pouvoir s’asseoir pendant que l’autre jouait, ce qui, au fond, permettait de nous identifier au public et le public, à nous. C’est une formule qui commençait à briser la glace. Il faut le voir comme le partage d’un moment. Carla musique, on la transmet, mais elle est existe en tant que telle. Ce n’est pas tellement nous qui jouons.
D’où jaillit-elle justement cette grâce qui vous habite?
Cela nous est donné. Un compositeur aussi reçoit quelque chose, tout ne se passe pas que dans sa tête. On est inspiré, influencé par tellement de choses, par l’univers, notre planète, nos amis et finalement le piano. Nous sommes souvent enfermés dans l’idée que nous sommes à la source de tout. Il y a aussi énormément de choses qui nous sont transmises.
Comment s’oublier suffisamment pour que ces choses-là puissent vous traverser?
Vous posez la question à l’envers: quand on est traversé par quelque chose, on s’oublie. Il faut juste faire de la place. On n’a pas besoin de partir en guerre contre notre ego, notre présence un peu rigide à nous-mêmes. On peut aussi laisser les choses arriver, et alors, tout se fait naturellement.
Cette approche va à l’encontre de ce que l’on voit d’habitude, par exemple au Concours Reine Elisabeth, qui vient de débuter. Cette obligation de résultat et ce parcours extrêmement exigeant sont-ils une entrave à ce que vous décrivez ou un passage obligé dans la vie d’un musicien?
Je suis probablement la personne la plus anti-concours qui soit car l’art est aux antipodes de la compétition. Là où il y a compétition, il n’y a pas d’art; là où il y a art, il n’y a pas de compétition. J’aide les élèves qui veulent s’y préparer – chacun doit faire son expérience et parvenir à son but par le moyen qu’il choisit – mais je leur dis toujours que si j’étais eux, je n’irais pas. Je leur dis: «Ça va vous faire du mal».
La violoncelliste Sonia Wieder-Atherton dit à L’Echo que "La musique ne peut pas aller plus vite que l’être qui se développe. On ne peut pas dire à quelqu’un dépêche-toi de traverser l’adolescence pour devenir adulte"…
Aujourd’hui, des enfants font des concours et se préparent contre toutes les règles du respect de l’enfant qui doit se développer à son rythme, à sa manière et qui doit faire son chemin. Tout cela a été oublié et c’est en cela que les concours sont dangereux pour les jeunes. Quand l’un gagne, un autre perd…Dans cette perspective, on ne peut pas s’entraider pour créer. Le monde est devenu un peu comme ça, c’est triste.
"Je suis probablement la personne la plus anti-concours qui soit car l’art est aux antipodes de la compétition. Là où il y a compétition, il n’y a pas d’art; là où il y a art, il n’y a pas de compétition."
Il y a toujours des mouvements de balancier: n’y a-t-il pas d’occasions de se réjouir?
Le public s’est habitué à être excité par des choses à chaque fois plus difficiles du point de vue de la virtuosité. C’est une maladie qui nous est venue de Franz Liszt (le grand virtuose du XIXe siècle, NDLR). Mais les vrais artistes devraient se soucier non de leur carrière mais de leur mission. Laquelle consiste à transmettre et à créer un chemin suffisamment fort, intéressant et beau pour que les gens puissent s’y intéresser et se sentir attirés. L’admiration pour un grand virtuose est une chose, le sentiment de partage de la musique en est une autre.
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Qu’est-ce qui fait que vous avez résisté à vos maîtres, dont certains étaient très autoritaires, comme Rose Schmidt, à Munich, qui lançait les partitions par la fenêtre?
Je suis une grande résistante et j’accepte mal les règles tant que je ne les ai pas comprises et que je ne les ai pas senties comme vraies, comme bonnes. J’ai eu beaucoup de conflit avec mes professeurs. C’est dans mon caractère: j’ai toujours été rebelle et, de ce point de vue, je n’ai pas changé!
Vous aviez dit arrêter votre carrière…
J’ai changé d’avis dernièrement. Il y a deux ans, j’ai recommencé à jouer en public, mais je pense que je ne veux plus faire de plans, ça dérange beaucoup. Voyez les changements dans cette crise: les plans de chacun d’entre nous sont tombés à l’eau. C’est un apprentissage formidable pour ne plus faire de plans dont on n’a pas besoin.
"L’admiration pour un grand virtuose est une chose, le sentiment de partage de la musique en est une autre."
Cela fait d’ailleurs partie de votre enseignement: mettre vos élèves dans des situations qui les arrachent à leur habitudes…
Oui, pour qu’ils n’aient pas seulement confiance en eux, ce qui est positif, mais en la vie.
Qu’est-ce que cela signifie?
Avoir confiance en notre destin. Avoir confiance en la vie, c’est être humble, voir ce qui est beau, ce qui est bien, ce qu’on aime faire et si quelqu’un a besoin de nous. Et laisser les choses arriver sans croire que nous pouvons décider de tout.
Est-ce une pensée politique pour faire face aux contraintes auxquelles cette crise et celles à venir confrontent brutalement notre monde?
À travers cette toute-puissance, l’humanité s’est substituée à la nature, à ses lois, et a fait fausse route.
Votre élève, Julien Brocal, a créé ce Jardin musical, dit-il, pour y faire éclore des fleurs sauvages. Il y a une place pour elles aujourd’hui?
Je le pense. Il faut aller sur un chemin beaucoup plus vrai, plus beau, chargé de compassion et d’amour pour tout ce qui nous entoure, parce que nous ne sommes rien. En étant humbles, nous pouvons être utiles aux autres et à nous-mêmes. C’est une leçon que l’on peut tirer de cette crise. Ne pas accepter ce qui nous arrive nous met dans un état d’esprit dangereux pour nous-mêmes. Cela nous enlève toute forme de créativité. Et je ne parle pas des artistes mais de tout le monde. Cela nous enlève le courage et l’espoir. Il ne faut pas avoir peur.
"Si on est connecté à quelque chose de vrai, comme la musique, l’art, la science, la philosophie, le paysage, la nature, alors au moins sommes-nous nous-mêmes."
Comment vous en êtes-vous sortie pour faire face à vos peurs, à l’imprévu?
J’ai beaucoup de chance de ne pas avoir peur de ce qui va arriver demain. Quand on a de jeunes enfants, on a peur de certaines choses, de savoir si on va pouvoir leur donner à manger et leur offrir un toit… Mais par la suite, on peut tout risquer.
La musique, avec sa vibration, est-elle une voie royale pour se connecter à tout cela?
Bien sûr. La question est de savoir à quoi on est connecté: aux bonnes ou aux moins bonnes choses? Si on est connecté à quelque chose de vrai, comme la musique, l’art, la science, la philosophie, le paysage, la nature, alors au moins sommes-nous nous-mêmes.
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Maria João Pires, piano
Debussy, «Suite bergamasque».
Chopin, sélection de nocturnes et de valses.
En streaming, ce dimanche 9 mai, à 18h (gratuit): www.jardinmusical.TV
Note de L'Echo: 5/5
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