Rencontre avec Yann Tiersen, un homme à la mer
Inspiré par ses traversées de l'océan Atlantique à la voile, "The Liquid Hour / Rathlin from a Distance", le nouvel album du multi-instrumentiste breton, met le cap sur un étonnant diptyque.
L'art de changer de cap. Dans l'industrie musicale, rares sont ceux qui ont traversé les flots avec un sens de la métamorphose aussi aiguisé que celui de Yann Tiersen. Formé au Conservatoire, le Breton a d’abord étudié piano et violon, avant d’apprendre à diriger un orchestre symphonique. Arrivé au rock dans les années 1980 par le biais du mouvement post-punk, l'artiste est un touche-à-tout notoire, dont la popularité culmine en 2001 grâce à la bande-son composée pour «Le Fabuleux Destin d'Amélie Poulain».
Le film de Jean-Pierre Jeunet lui vaut un César et d'autres exploits musicaux au cinéma («Good Bye, Lenin!», «Tabarly»). Célébré dans le monde entier depuis plus de vingt ans, le multi-instrumentiste se produit partout, de New York à Shanghai, dans les salles les plus prestigieuses de la planète.
Là où d'autres se contenteraient des lauriers et du confort de la situation, Tiersen bouscule ses habitudes, tire un trait sur les films et se réinvente dans les brumes du post-rock, avant d'illuminer la scène néo-classique aux côtés de pianistes comme Nils Frahm, Max Richter ou Ólafur Arnalds. «Là, il y a maldonne», prévient-il depuis son repaire situé sur l’île d'Ouessant, à une vingtaine de kilomètres au large de la Bretagne. «Déjà, je n'adhère pas à la dénomination ‘néo-classique’. Et puis, mon approche du piano tient plutôt à une dimension ludique.»
"Nous n’existons qu’à travers une nécessité de produire et de consommer. Sur le bateau, tout ça n'existe pas. C'est à la fois effrayant et libérateur."
Reste que son nouveau diptyque fait la part belle à l'instrument. «Je le vois comme le dernier volet d'une trilogie consacrée au piano», précise-t-il. Intitulée «The Liquid Hour / Rathlin from a Distance», l’affaire vient en effet compléter les précédents «Eusa» (2016) et «Kerber» (2021). «Comme il s'agit d'un double album, j'ai opté pour une vue d'ensemble. D'un côté, il y a le versant électronique et expérimental, de l'autre une connexion naturelle, épurée, quasi organique au piano».
Tournée aux îles Féroé
Ce double essai, à localiser quelque part entre les préceptes d’Erik Satie et les évasions sonores de Nicolas Jaar, est l'ouvrage d'un navigateur parti pêcher l'inspiration dans les eaux de l’Atlantique. «En mer, il n'y a pas de pression sociale», commente Yann Tiersen. «L'économie, la bureaucratie, les protocoles et faux-semblants s'effacent au profit d'un rapport sincère au monde. Au départ, c'est perturbant… Parce que nous avons perdu le mode d'emploi. Nous n’existons qu’à travers une nécessité de produire et de consommer. Sur le bateau, tout ça n'existe pas. C'est à la fois effrayant et libérateur.»
"J'ai mis un terme à mes tournées. Bien souvent, il s'agit seulement de remplir des jauges et de compléter un agenda. C'est la même logique que Airbnb."
Il poursuit: «À la barre d'un voilier, la seule règle, c'est de rester vivant. Et pour y arriver, il faut entrer en dialogue avec la nature: regarder les étoiles, sentir le vent, observer le soleil et tenir compte de nombreux signes extérieurs. Ce sont des choses qu'on ne fait pas – ou plus. Pourtant, cela a le mérite de nous ramener à l'essentiel, aux racines de notre condition humaine. Le nouvel album découle de ce rapport à la mer et, par extension, à l'intime».
Au-delà de l’inspiration ramenée sur la terre ferme, les sorties en mer ont poussé l’artiste à prendre une décision radicale. «J'ai mis un terme à mes tournées… Du moins à celles de l'ancien monde», explique-t-il. «Il y a trois ans, j'ai réalisé que je passais d'un concert à l'autre sans jamais voir ni parler aux gens qui me programmaient dans une salle ou un festival. Bien souvent, il s'agit seulement de remplir des jauges et de compléter un agenda. C'est la même logique qu'Airbnb».
En réaction à cette situation, et par souci écologique, il décide de changer ses habitudes. «Désormais, je tourne en train ou en voilier, voire seul dans un van avec mon chien et mes instruments. En agissant de la sorte, la tournée n'est plus une succession de lieux désincarnés, mais une expédition, où la rencontre avec l'autre devient indispensable».
Ce changement de paradigme n'est pas sans conséquence. «Cela m'amène à jouer ailleurs, comme aux îles Féroé ou dans les Shetlands. Aujourd'hui, j'ai trouvé un véritable équilibre. D'un côté, je me produis encore dans de belles salles et de grands festivals (Yann Tiersen est pressenti à l'affiche de Glastonbury, NDLR). D'un autre côté, je voyage en solitaire et sans pression financière. Je ne dois plus nourrir, loger et faire voyager une équipe de douze personnes. En tant que musicien, mon but est de vivre décemment, pas d'accumuler une fortune.»
«Ce qui m'intéresse, c'est de retrouver le goût de l'aventure, d'échanger avec le public, de jouer dans des endroits atypiques. Dans les prochaines semaines, je vais me produire sur l'île norvégienne de Svalbard. C'est fabuleux», s’enthousiasme Tiersen. «Qui a déjà joué un concert là-bas?»
¡No Pasarán!
Signé sur les rangs de l'excellent label Mute (Depeche Mode, Moby, M83), le nouvel essai du Breton se découpe en deux parties distinctes. «Rathlin from a Distance» est le pan introspectif du projet. «Il découle de ma relation à la nature», précise le multi-instrumentiste. «En revanche, ‘The Liquid Hour’ incarne mon côté militant. Mais ce n'était pas prémédité… Initialement ça devait être un disque ambient et apaisé».
À l'arrivée, les pulsations électroniques convergent vers un final nommé «Dolores». Orchestrée de cordes et d’envolées synthétiques, cet apogée se scande le poing levé. «Le truc, c’est que je suis entré en studio à la veille des élections européennes et des législatives en France», détaille Yann Tiersen.
"J’ai incorporé un extrait de ‘¡No Pasarán!’, le célèbre discours antifranquiste de Dolores Ibárruri. Pour moi, il fait écho à ce que nous vivons actuellement en France, en Europe et un peu partout dans le monde."
«Même si je vis sur une île, la situation me préoccupe au plus haut point. Un soir, j'ai écouté un podcast qui revenait sur le parcours de la politicienne espagnole Dolores Ibárruri (1895 - 1989). L'émission évoquait ses luttes contre le fascisme et les idéologies du franquisme. J’ai incorporé un extrait de ‘¡No Pasarán!’, son discours antifasciste le plus célèbre. Pour moi, il fait écho à ce que nous vivons actuellement en France, en Europe, et un peu partout dans le monde. L'actualité politique a complètement modifié l'ADN de mon projet». De quoi prendre le large, et vanter les mérites d’un monde sans frontières.
Electro / Néo-classique
"The Liquid Hour / Rathlin from a Distance"
De et par Yann Tiersen
Label: Mute / [PIAS]
Note de L'Echo:
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