Au Festival d'Avignon, le théâtre libère
Parmi les 1.666 spectacles qui se poursuivent jusqu’au 21 juillet, en Avignon, plusieurs traitent de l’emprisonnement et de l’art qui libère.
Pour comprendre la nature profonde du Festival d'Avignon, il faut saisir la ville au point du jour, quand le Délirium, boîte underground qui jouxte la rue principale reliant d'un trait la gare au Palais des Papes, a vomi ses derniers noctambules. Dans les rues désertes, colorées de bleu par un ciel qui semble avoir été peint par Yves Klein, une armée de camions-poubelles tournicotent sans fin pour avaler les milliers de tracts qui jonchent le sol. Pas une grille, pas un poteau qui ne déborde d'affiches de spectacle (il y en a exactement 1.666 cette année) dont on s'amuse, dans un demi-sommeil, à lire les titres à la suite, comme un cadavre exquis.
Dans l'indescriptible effervescence, il suffit parfois d'une rencontre pour dérouler un fil ténu entre des pièces dont le sens général n'apparaît qu'après coup. Comme avec ce débat organisé par le journal Libération au Cloître Saint-Louis, épicentre du festival, sur le thème brûlant des prisons. Un homme, dans le panel féminin, impose sa carrure et un regard perçant dont il gratifie l'assistance comme un uppercut. Redwane Rajel, ex-boxeur, ex-taulard, témoigne de la saleté de cellules surpeuplées, de la violence sans autre but qu'elle-même, de la solitude qui rend fou, de la drogue qui fait passer le temps, de la pauvreté de la majorité des détenus et du désir de vengeance de la société qui hypothèque toute réhabilitation ultérieure.
Jusqu'au miracle qu'il raconte chaque soir dans "À l'ombre du réverbère", son nouveau seul-en-scène, au Théâtre transversal: la découverte fortuite du théâtre dans un atelier animé par Olivier Py, l'ex-directeur du festival d'Avignon. Depuis, Rajel a joué pour Py, puis pour Joël Pommerat, à Paris, encore incrédule devant une si puissante transfiguration. Là où il aurait autrefois balancé un coup de poing ou un coup de poignard, il joue pour se libérer de sa colère et désarmer celle des autres.
Rédemption par l'art
Si l'on cherchait une utilité à la Culture en ces temps des passions tristes et d'hystérie collective, on serait servi avec d'autres spectacles qui explorent ce thème de l'emprisonnement et de la transfiguration par l'art. Jusque dans la Cour d'honneur, avec la création sulfureuse d'Angélica Liddell, "Dämon, les funérailles d'Igmar Bergman". Comme dans "Persona" de Bergman, qui débute par le regard soutenu d'un enfant à l'adresse du spectateur, un nain affublé d'un masque mortuaire fait face au public et change radicalement le sens du regard. C'est bien nous qui sommes l'objet du spectacle, morts en sursis, dansant sans nous en rendre compte devant notre propre tombe, prisonnier d'un corps moins fait pour la vie que pour la violence et le péché, avec ses pulsions morbides qui précipitent notre déréliction. Un tas d'excréments, voilà ce que vous êtes!, éructe Liddell avec toute la passion doloriste dont est capable l'artiste catalane.
Mais c'est pour mieux nous "sauver" en organisant son propre sacrifice, se retirant de la scène pour se tirer une balle dans la tête, tandis qu'une petite fille cite le passage préféré de Bergman dans la "Flûte enchantée" de Mozart: "Quand est-ce que je vais mourir? Toujours, toujours"...
Après la prison en Argentine
Contre toute attente, le spectacle de la metteuse scène et cinéaste argentine Lola Arias, qui fait jouer de véritables détenues, a moins d'âpreté que la fiction cathartique d'Angélica Liddell. Et même une certaine douceur, note Pierre Thys, le directeur du Théâtre National, dont les ateliers ont réalisé une partie du décor et le plateau accueillera "Los Dias Afuera" en février 2025. "Ce qui m'a complètement bouleversé, c'est que Lola Arias n'ambitionne pas de les transformer en grandes actrices de théâtre, mais parvient à en faire les héroïnes de leur propre vie, qui est cataclysmique. En même temps, de ce plateau se dégagent une joie et une douceur extraordinaires, communicatives et qui m'apaise complètement."
"Quand tu travailles avec ces gens, tu vois qu'il y a beaucoup de solidarité et d'amour, même dans les prisons, car c'est la seule manière de survivre."
Ces six femmes, dont deux trans, se font arrêter et mettre en prison pour un rien. Et lorsque l'une d'elles se fait casser les dents parce qu'elle défend ses semblables, c'est elle qu'on arrête et qu'on jette en tôle. "Ce n'est pas le fait de l'arbitraire", réagit Lola Arias, "c'est la dure réalité du capitalisme sauvage. En Argentine, plus de la moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté. Les gens sont contraints de multiplier les boulots précaires et de faire parfois des choses illégales. Mais s'il y a cette violence subie, il y a aussi la force de chacun pour y faire face. C'est d'ailleurs la seule forme de résistance: s'associer, former un collectif, se solidariser avec d'autres. Quand tu travailles avec ces gens, tu vois qu'il y a beaucoup de solidarité et d'amour, même dans les prisons, car c'est la seule manière de survivre."
Le désir des vieux
Invité par Pierre Thys à rencontrer les Amis du Théâtre National qui avaient fait le déplacement en Avignon, Mohamed El Khatib propose lui aussi un théâtre collaboratif à finalité politique. Il présente ici "La vie secrète des vieux", jusqu'au 17 juillet, après l'avoir créée au Théâtre National à Bruxelles dans la cadre du KunstenFestivaldesArts. Partant du fait qu'on ne parle généralement des vieux que par le biais de la dépendance ou de la démence, il a pris le contrepied en invitant sur scène des vieux à parler de leurs désirs et de leur sexualité. "Il y a beaucoup de Belges sur scène, car ils ont une liberté de ton que je n'ai pas trouvée en France", dit-il.
"Dans les maisons de retraite, tout est fait pour précipiter la fin de vie. Alors, on s'est demandé comment embellir ces lieux."
Une démarche qui l'a obligé à visiter plusieurs maisons de retraite... et de conclure qu'il n'y mettrait jamais ses propres parents. "Ce sont des mouroirs, c'est violent, c'est moche, la bouffe est dégueu, on n'y croise pas d'autres générations. Bref, tout est fait pour précipiter la fin de vie. Alors, on s'est demandé comment embellir ces lieux."
C'est ainsi qu'a germé l'idée d'organiser des résidences d'artistes qui seraient obligés de créer avec les résidents et le personnel soignant, et de laisser l'œuvre dans l'Ehpad, progressivement transformé en un musée ouvert au public et dont les vielles et les vieux assureraient toute la chaîne de production. À la Maison Sainte-Gertrude, dans les Marolles, qui sera inaugurée en mai 2025, Bernadette l'a prévenu: "On n'a rien contre l'art. Vous pouvez venir au même titre que d'autres", le gratifiant de cette sentence cinglante, apposée à l'entrée du fumoir vitré et qui le transforme en tableau vivant: "On est là pour s'emmerder!"
Théâtre
Festival d'Avignon
Directeur: Tiago Rodrigues
Du 29 juin ai 21 juillet 2024
"Los dias afuera" de Lola Arias | 12 > 15.02.2025 > En savoir plus
Note de L'Echo:
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