Le Théâtre National se frotte à la rue
Un "Week-end ouvert" sur l'espace public, sur les cultures urbaines et les artistes minorisé·es: Pierre Thys, le nouveau directeur du Théâtre National Wallonie-Bruxelles (TN) secoue les murs pour mieux questionner la place du théâtre dans un quartier "complexe".
Automne 2021. Axelle Manguila, étudiante en master d'architecture d'intérieur à La Cambre arpente le boulevard Jacqmain qui relie la place De Brouckère et le boulevard du Jardin Botanique. Pour un travail sur comment rendre les espaces du Théâtre National Wallonie-Bruxelles (TN) plus poreux, elle a choisi de se concentrer sur une étude de terrain. Aux passantes et passants, elle demande: "Vous êtes du quartier? Vous passez régulièrement ici?" Quand la réponse est oui, elle se tourne vers le 111-115 de la rue et enchaîne: "Savez-vous ce qu'abrite ce bâtiment? Non? Ou, au moins, à quoi il sert?" Les résultats de son travail sont assez sidérants. Personne, parmi les habituées et habitués du quartier, ne prononcera le mot "théâtre". Deux ou trois à peine devineront la fonction culturelle du lieu en le décrivant comme "bibliothèque". Tou·tes les autres pencheront plutôt pour les bureaux d'une assurance, d'un ministère ou d'un hôpital!
Théâtre National et piétonnier: des objectifs communs
"Il va falloir faire avec la complexité de ce morceau de centre-ville dans lequel le TN évolue, sorte de no man's land au cœur d'un quartier d'affaires et du centre historique."
"Je voulais comprendre l'institution en elle-même, et ce qui fait qu'un seul type de personnes y accède", explique Axelle Manguila. Son travail a impressionné: "Cela veut dire beaucoup sur ce qu'on représente à l'échelle de la ville", reconnaît Pierre Thys, nouveau directeur du TN. Nommé en 2021, il présente à partir de ce mois de septembre la première saison artistique qu'il a conçue. Il entame ses fonctions avec humilité et enthousiasme: "Les informations issues du sondage d'Axelle Manguila sont très intéressantes." Pour l'ancien directeur adjoint du Théâtre de Liège, "il va falloir faire avec la complexité de ce morceau de centre-ville dans lequel le TN évolue, sorte de no man's land au cœur d'un quartier d'affaires et du centre historique": "Le Boulevard Jacqmain est un lieu de passage où se croisent des formes de prostitutions, des personnes en transit et liées aux migrations, des touristes, des jeunes. Comment peut-on connecter tout ça? Le TN, seul, n'y parviendra pas."
"La danse urbaine me semble judicieuse pour son côté fédérateur et festif."
Pour son week-end d'ouverture, Pierre Thys a donc fait le pari du lien avec l’espace public et misé sur des partenariats de choix. D'abord, avec le festival Détours porté par Milan Emmanuel, figure du breakdance en Belgique. L'Urban Dance Caravan démarrera dimanche 15 heures de la place Fontainas, se dirigera vers la place de la Bourse et ensuite De Brouckère pour se terminer par un finale d'Yvonne Smink dans la grande salle du TN: "La danse urbaine me semble judicieuse pour son côté fédérateur et festif. Notre Urban Dance Caravan sera une grande parade sur le piétonnier. Le but est aussi, bien sûr, de toucher les badauds qui ne sont pas le public initialement." La Ville de Bruxelles voit d'un bon œil cette proposition qui colle avec sa volonté de dynamiser le piétonnier. C'est ce qui nous revient du cabinet de l'échevine de la Culture Delphine Houba, qui soutient d'ailleurs le festival Détours depuis ses débuts. "Le cabinet est très à l'écoute", se réjouit Pierre Thys.
Avant cela, Pierre Thys avait en réalité ouvert sa saison à… Tournai! Du 2 au 4 septembre, les équipes du TN ont travaillé main dans la main avec celles de la Maison de la Culture, "toujours dans une idée d'expérimentation et de travail en espace public puisque les spectacles se sont joués sur une place, dans la cour d'un château et au cœur du séminaire de Tournai". La directrice de la Maison de la Culture Anaëlle Kins s'est réjouie de cette "décentralisation dans les villages pour notre Maison elle-même en travaux" et du millier de personnes rassemblées lors de ces "Jours de Fête", proposition que le TN reproduira dans d'autres villes wallonnes à chaque début de saison.
Abolition des frontières et cassage de codes
Lors de ce premier weekend de saison à Bruxelles, on pourra aussi voir l'autrice et slameuse Joëlle Sambi, une des premières artistes que Pierre Thys avait annoncée lors de sa nomination: "Son profil de militante m'intéresse tout autant que ses qualités artistiques, car elle pose la question de comment une institution dirigée par un homme blanc de plus de 50 ans dialogue avec une artiste qui dénonce les grandes machines ultra subventionnées." Aux côtés de la slameuse, la krumpeuse Hendrickx Ntela: "Danseuse à renommée internationale, mais méconnue de notre public", commente Pierre Thys qui a intitulé sa première saison "Hypercorps" avec, on le devine, le corps comme fil rouge. "En août dernier, Hendrickx Ntela a fait venir toute la scène krump au TN pour un championnat mondial. Il y avait une diversité que l'on n'a jamais dans aucune salle, excepté lors des rendez-vous hip-hop du KVS."
"Il n'y a pas de secret: quand vous voulez une mixité dans la salle, il faut une mixité sur le plateau."
Autre grand invité de ce Week-end ouvert, le Français Mohamed El Khatib pour son théâtre participatif (voir son interview ci-dessous) qui "construit à partir de fragments du réel en confrontant le gradin d'un stade foot et celui du TN", décrit Pierre Thys. Le metteur en scène se dit enthousiaste à l'égard de cette collaboration: "Les premières lignes tracées par Pierre montrent un projet qui casse les assignations. Il n'y a pas de secret: quand vous voulez une mixité dans la salle, il faut une mixité sur le plateau. Dans sa saison, les femmes ne sont pas marginalisées, elles ont une vraie place avec de vrais moyens. Le geste de Pierre est aussi généreux dans l'accompagnement des artistes: il leur permet de s'aventurer sur des projets de cinéma, de danse, de performance. Tous les gestes d'art sont possibles dans une logique d'abolition des frontières."
Mais le changement de perception et l'hétérogénéisation ne se fera pas du jour au lendemain au TN. Très inspiré par le CENTQUATRE qu'il cite comme "fer de lance de la politique culturelle de la mairesse de Paris" ("Ils accueillent des groupes de capoeira en journée, partagent les espaces, c'est très bienveillant"), Pierre Thys s'est mis des objectifs: "Outre ceux déjà cités, on veut toucher davantage d'écoles en FWB, redynamiser l'association des amis du TN, pourquoi pas faire des espaces de blocus pour les étudiant·es. Ou collaborer avec les entreprises. Car le secteur du travail, comme celui de la culture, contribue à la constitution du corps social. Et si on veut toucher ce segment de public potentiel, c'est-à-dire la classe moyenne peu intéressée par le théâtre, il faut revenir au texte de répertoire." Et à la comédie. Ainsi se joueront deux vaudevilles sur la saison, "Forêts paisibles" en novembre et du 16 au 24 septembre "Le Mystère du gant" de Roger Dupré et Léonard Berthet-Rivière: "Ce spectacle raconte beaucoup sur l'histoire du théâtre. Un public de niche y trouvera aussi son compte." Public de niche que le programmateur équilibriste veut rassurer: "Bien sûr, je continue le contemporain, le radical, les nouvelles écritures, mais ici ce sera vraiment multidisciplinaire."
Sous l'impulsion de Pierre Thys, Mohamed El Khatib est devenu artiste associé du Théâtre National. Durant ce "Week-end ouvert", il présentera, entre autres, "Stadium", spectacle plaçant sur scène supporters et supportrices de foot face aux spectateurs et spectatrices de théâtre.
Il y a cette phrase de Gilles Deleuze en exergue de la présentation de votre spectacle: "Qu'est-ce qui différencie un public de théâtre d'un public de football? Je veux dire hormis la tenue vestimentaire." Quel est votre avis?
L'expertise du spectateur, de la spectatrice de foot est nettement plus active et fondée. Un·e mauvais·e footballeur·se ne peut pas faire illusion longtemps. Au foot, vous pouvez avoir une influence, l'énergie est plus communicative. On la retrouve parfois au théâtre face à des salles où on ressent une vraie écoute.
Vous placez sur scène supporters et supportrices dans un gradin face au public. Comment veillez-vous à ne pas en faire des sortes de bêtes de foire?
La question ne se pose pas dans la mesure où, en amont, il y a deux ans de travail avec ces personnes. On a coécrit le spectacle ensemble. Le rapport au folklore du foot est très tranquille. C'est du deuxième degré qui a la possibilité d'exister dans le regard du public qui, par écho, peut s'interroger sur d'autres folklores: les réunions d'aristocrates sont-elles moins ridicules que de se grimer en jaune et rouge dans un stade?
Nous ne sommes ni dans un stade ni au théâtre, dîtes-vous à propos de "Stadium". Où est-on alors?
Dans un espace de réparation, comme au foot! Un espace de projection où chacun·e est obligé·e de se déplacer car, en s'immisçant sur une scène, les supporters et supportrices déplacent leur regard et celui du public. Même si vous n'aimez pas le foot, vous aurez forcément une forme d'empathie dans ce que vous allez rencontrer: des gens qui ont une passion, ce qui est, selon moi, une des choses les plus précieuses.
La coécriture fait partie d'une démarche de fond chez vous…
Le problème du théâtre, c'est qu'il parle à la place de. Le théâtre appartient aux expert·es du théâtre, alors qu'ici le geste se veut démocratique. Traiter un sujet sans faire entendre les principaux concernés n'a pas de sens.
Vous êtes vous-même issu d'un milieu populaire et de l'immigration. Ressentez-vous une forme de responsabilité en tant que transfuge de classe?
Cela crée chez moi une attention et une curiosité et cela enlève toute forme de mépris vis-à-vis des milieux populaires. Cela oblige à une responsabilité politique d'interroger la façon dont on produit l'histoire de l'art et d'en proposer une version qui ne produit pas d'exclusion, un théâtre qui ne se limite pas à des histoires bourgeoises, urbaines, etc. Dans toutes les brochures de tous les théâtres d'Europe, vous lirez que le théâtre est geste d'hospitalité alors que quand on regarde les salles, on trouve vraiment peu d'hétérogénéité. Il faut donner la possibilité à d'autres histoires d'exister: faire de la place, sur scène, à chacune, chacun.
Outre ce Stadium, durant "Week-end ouvert au Théâtre National", Mohamed El Khatib présentera également Finir en beauté, seul en scène sur sa mère, à la Tricoterie et son long-métrage Renault 12 sera projeté à Palace. Il reviendra encore en Belgique en fin d'année au Théâtre de Namur: du 20 au 22 décembre, il y propose Boule de Neige, performance philosophique autour des… boules de neige, du kitsch et de l'universel.
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