Jean-Claude Trichet et Guy Quaden: "Les choses s'oublient assez vite"
Dix ans exactement après la chute de Lehman, nous avons réuni Jean-Claude Trichet et Guy Quaden. L’ancien président de la BCE et l’ancien gouverneur de la BNB ont vécu de très près la crise de 2008. Plusieurs éléments les inquiètent encore aujourd’hui. "Il y aura encore des crises, c’est certain" disent-ils.
Rue de Valois à la Banque de France. C’est là que le rendez-vous a été fixé. Nous sommes dans les anciens appartements des gouverneurs avec vue imprenable sur les jardins du Palais-Royal inondés de soleil en cette après-midi de septembre. Jean-Claude Trichet, gouverneur honoraire de la Banque de France, dispose encore d’un bureau dans le bâtiment. À 75 ans, il demeure toujours très actif. Celui qui a présidé la Banque centrale européenne (BCE) de 2003 à 2011 est notamment président du think tank européen Bruegel et de la Commission Trilatérale pour l’Europe. Jean-Claude Trichet et Guy Quaden se connaissent depuis environ 25 ans. Le Liégeois de 73 ans a siégé à Francfort au conseil des gouverneurs de la BCE lorsqu’il occupait la tête de la Banque nationale de Belgique de 1999 à 2011. Les deux hommes ont vécu de très près la crise de 2008. Et attention, disent-ils, les secousses ne sont peut-être pas terminées…
Quelles sont, selon vous, les grandes leçons de cette crise de 2008, leçons qui peuvent nous servir pour le futur?
Jean-Claude Trichet: Il faut d’abord revenir aux sources de la crise de 2008. Tout d’abord l’endettement public et privé monumental des pays avancés, soit du laxisme public et du laxisme privé. J’insiste sur un point: c’était la première crise financière des pays avancés depuis la Seconde Guerre mondiale, alors que nous avions connu par le passé de nombreuses crises financières dans les pays émergents.
"Il existe des crises financières depuis longtemps et il en surviendra encore."
Deuxièmement, nous avions connu avant la crise une période de grande tranquillité. Une période très trompeuse. Beaucoup d’économistes pensaient que l’on avait trouvé la recette pour avoir une croissance régulière sans grande volatilité, le "meilleur des mondes possibles" en quelque sorte. Troisièmement, il y avait cette conviction à l’époque que les marchés financiers avaient toujours raison et qu’ils étaient en permanence, grâce à leur efficience, proches d’un optimum. Cette idée, née à Chicago, était largement partagée par les économistes et la communauté internationale. Elle a renforcé la tranquillité générale et conduit à un allégement assez considérable des règles de prudence bancaire.
On peut aussi mentionner que la globalisation, permise par les nouvelles technologies, avait généré une interaction généralisée des marchés, des institutions financières et des économies. Ce faisant, on a renforcé les risques de contagion immédiate. Avec la crise, on a testé le système. Et il a fallu réagir immédiatement au niveau mondial.
Guy Quaden: Il convient quand même d’insister sur les dysfonctionnements du système bancaire. Beaucoup d’établissements s’étaient donné des objectifs de croissance et de rentabilité qui étaient irréalistes. Ce qui les a conduits à des prises de risques excessives, à des endettements importants et des innovations mal maîtrisées. La titrisation sauvage a ainsi mené à un empoisonnement quasi généralisé du système financier aux Etats-Unis et en Europe. Les agences de notation, qui ont évalué avec beaucoup de complaisance des produits financiers complexes et même toxiques, ont aussi leur part de responsabilité.
J.-Cl. T.: C’est le système entier qui a dysfonctionné: appât du gain, tentation de profits rapides à court terme en négligeant le long terme, absence de contrôle des risques dans le secteur privé… Cette absence de contrôle était en quelque sorte acceptée parce que l’on croyait que les marchés étaient efficients.
En matière de contrôle, quelles sont les grandes avancées depuis la crise? A-t-on tiré les leçons de toutes les défaillances constatées?
J.Cl. T.: Aux États-Unis, il existe un débat aujourd’hui sur le fait de savoir s’il ne faut pas à nouveau déréguler et revenir ainsi en arrière par rapport à ce qui a été décidé pour les banques au niveau mondial. Je m’inscris en faux contre cette tentation. L’expérience nous a montré à quel point il est nécessaire d’avoir des banques solides. Ce serait une bêtise de revenir en arrière et de remettre en cause les exigences de liquidité et de solvabilité. Cela dit, nous sommes au milieu du gué car il convient de tenir compte des non-banques (le "shadow banking" avec les fonds de placement, le private equity… NDLR). Les risques peuvent venir autant des marchés financiers que des institutions financières. Beaucoup reste à faire dans le domaine du contrôle des non-banques et des marchés.
Quand on regarde l’indicateur de vulnérabilité qu’est l’endettement mondial total, privé et public, en pourcentage du PIB mondial, on a vu cet indicateur croître après la crise, à peu près au même rythme qu’avant cette dernière. C’est évidemment un contresens puisque l’endettement était une des causes de la crise. Il eut fallu le stabiliser au niveau mondial. Or, ce n’est pas le cas. C’est pour moi un élément d’inquiétude, un élément de vulnérabilité non négligeable.
Par ailleurs, les choses s’oublient assez vite. Je suis navré de voir que nous sommes quelque peu revenus dans une période de fausse tranquillité. Certains ont le sentiment, surtout aux USA, que l’économie fonctionne parfaitement. Or ce n’est pas exact parce que les grands déséquilibres continuent à exister et vont probablement s’amplifier sur le plan fiscal avec les mesures prises par le président Trump.
G.Q.: Une des avancées en Europe est le transfert du contrôle des banques systémiques à la BCE. C’est une bonne chose d’établir une distance de bon aloi entre le contrôleur et les contrôlés. Le système est en principe aujourd’hui plus solide: les banques doivent détenir plus de fonds propres et de meilleure qualité. Mais force est de constater que les ambitions réformatrices se sont calmées assez rapidement. La séparation des activités de dépôt et d’investissement a été réalisée a minima. Certaines grandes banques le sont devenues plus encore — je ne parle pas de la Belgique — et je crains que le problème du "too big to fail" n’ait pas disparu. Et certains comportements que l’on aurait pu penser oubliés pour une génération (par exemple la quête d’objectifs de rentabilité à deux chiffres) sont déjà de retour.
Découvrez l'interview de l'ancien président de la Banque Centrale Européenne Jean-Claude Trichet et de l'ancien gouverneur de la Banque Nationale de Belgique Guy Quaden en intégralité sur notre chaine YouTube.
Une crise comme celle de 2008 est-elle encore possible, voire probable?
J.Cl. T.: Le détonateur d’une nouvelle crise pourrait être tout à fait différent et ne plus concerner, comme les subprimes, un segment de marché dans les pays avancés. Il pourrait se situer dans les pays avancés comme dans les pays émergents. Pour utiliser la métaphore du détonateur et de l’explosif, je pense que l’explosif demeure. La responsabilité du secteur privé comme du secteur public me paraît très importante. Il faut prendre à bras-le-corps la question de la vulnérabilité du système économique et financier mondial liée notamment à cette progression de l’endettement.
"Nos concitoyens ne nous pardonneraient pas le déclenchement d’une nouvelle catastrophe."
Mais cela peut-il être aussi grave qu’en 2008, crise d’une ampleur jamais connue depuis les années 30?
J.Cl. T.: 2008 a été finalement un drame économique avec une très grande récession. Cela aurait pu être encore beaucoup plus grave, avec une très grande dépression, aussi grave que 1929-1930, si les banques centrales et les gouvernements n’avaient pas agi de façon responsable et audacieuse. Je ne voudrais pas qualifier les futures crises possibles comme étant équivalentes, plus ou moins graves que celle de 2008. Mais il y aura des crises, c’est certain. Et même si nous avons fait un formidable travail, nous devons nous pencher en permanence sur la résilience des institutions, des marchés et des économies. Ce que nous vivons sur le plan structurel, c’est la poussée des nouveaux continents économiques comme la Chine ou l’Inde. Et la dérive des continents provoque toujours des tremblements de terre et la formation de montagnes. Il faut s’attendre à beaucoup de secousses dans les 40 prochaines années.
G.Q.: Il existe des crises financières depuis longtemps. Et il en surviendra encore. Les deux ressorts psychologiques des crises sont d’une part l’avidité, la recherche de gains faciles et, d’autre part, la naïveté, en pensant que cette fois c’est différent et que les cours continueront toujours à grimper. On a connu cela depuis la crise des bulbes de tulipes aux Pays-Bas jusqu’à la spéculation sur le bitcoin aujourd’hui. Je pense qu’une crise financière de l’ampleur de celle de 2008-2009 est exceptionnelle. Il n’en reste pas moins que les foyers potentiels d’un nouvel incendie sont nombreux: l’endettement public et privé déjà mentionné, la situation du marché immobilier dans plusieurs pays, les remous dans les pays émergents comme la Turquie, la situation politico-financière de l’Italie ou encore un tweet de trop de Donald Trump qui pourrait déclencher une authentique guerre commerciale… Le système financier sera tôt ou tard confronté à de vrais stress tests. C’est alors que l’on verra s’il est devenu réellement plus robuste.
J.Cl. T.: Je pense qu’il est important de noter la perte de confiance de beaucoup de nos concitoyens dans les partis politiques traditionnels. On le voit en Angleterre, aux États-Unis mais aussi en Europe avec la montée en puissance de partis non-traditionnels. C’est un phénomène socio-politique absolument majeur qui a été amplifié par la crise. Cela montre à quel point il est important de prévenir de nouvelles crises très graves. Nos concitoyens ne nous pardonneraient pas le déclenchement d’une nouvelle catastrophe.
Trois dates clés de la crise
"Il fallait éviter un second Lehman"
9 août 2007 / La crise des subprimes frappe l’Europe avec le gel de trois fonds de BNP Paribas. Quelle a été votre réaction?
Jean-Claude Trichet: J’étais en vacances à Saint-Malo, mais en liaison permanente avec les marchés et les collaborateurs qui étaient à la BCE à Francfort. D’autres événements avant-coureurs nous avaient déjà signalé que nous étions en pleine crise des subprimes. Ce matin du 9 août, nous avons découvert qu’il n’y avait plus de marché monétaire en Europe. En l’espace de deux heures et demie, j’ai décidé, avec mes collègues du directoire, de donner de la liquidité sans aucune limite aux banques éligibles au système. Au total, nous avons fourni 95 milliards d’euros. Ce fut un coup de tonnerre monumental dans le monde, car cela a signalé le début de la période de turbulences des marchés. À mes yeux, quand on fait face à des événements extrêmement graves et potentiellement dévastateurs, la meilleure solution est de prendre des décisions rapides et audacieuses, même si elles n’ont jamais été expérimentées auparavant. Certains nous ont reproché cet excès d’audace, mais le déroulement des événements leur a donné tort.
Guy Quaden: Le Financial Times a écrit que c’était la première crise financière gérée avec des téléphones Blackberry sur des plages. Pour ma part, j’étais en Floride, avec un décalage horaire par rapport à l’Europe. Jean-Claude m’a téléphoné pour m’expliquer la situation. C’était la démonstration que la crise des subprimes aux USA était plus grave que ne le pensaient ou ne le disaient nos collègues américains. Mais aussi que les banques européennes n’étaient pas immunisées. D’où les décisions prises sous l’impulsion de Jean-Claude qui lui ont d’ailleurs valu en 2007 – et il ne le dira pas parce qu’il est modeste – le titre d’"Homme de l’année" décerné par le Financial Times.15 septembre 2008 / La chute de Lehman Brothers. Avez-vous été surpris?
J.-Cl T: Pas vraiment. J’étais en contact permanent avec Ben Bernanke, le patron de la Federal reserve américaine, et avec Tim Geithner, qui était aux premières loges en tant que président de la Fed de New York. Les Américains ont été assez transparents. Ils savaient qu’il y avait un problème majeur avec Lehman Brothers. Ce problème survenait après ceux de Bear Stearns et des institutions financières semi-publiques Fannie Mae et Freddie Mac. Dès le samedi 13 septembre, j’ai compris que s’il n’y avait pas de solution privée pour Lehman, il n’y aurait pas de solution publique. Le gouvernement américain considérait qu’il n’avait pas le mandat politique pour utiliser de l’argent public afin de sauver Lehman. Une très forte opposition politique au sauvetage public d’une banque, quelle qu’elle soit, s’était manifestée. Le gouvernement américain – mais pas la banque centrale américaine – a communiqué immédiatement après qu’un dépôt de bilan était normal dans une économie de marché! Ma conviction était que cela constituerait une catastrophe épouvantable et je l’ai dit avec force à mes interlocuteurs américains au cours de ce week-end.
G.Q: Les banques ont en effet alors complètement cessé de se faire mutuellement confiance. Il n’est certes pas moral qu’une entreprise qui a pris des risques excessifs soit secourue. Mais dans ce genre de circonstances, il faut bien distinguer le jugement moral et le jugement macroéconomique. Car laisser Lehman tomber en faillite a eu des conséquences dramatiques pour l’ensemble du système financier et pour l’économie réelle, avec des pertes importantes de croissance économique et d’emplois au niveau mondial. Nous avons été confrontés à un dilemme semblable en mai 2010 avec la crise des finances publiques grecques. Certains, en particulier nos collègues allemands, pensaient qu’il ne fallait pas venir en aide à un Etat qui avait été mal géré. La majorité des membres du conseil des gouverneurs n’a heureusement pas été de cet avis, ce qui a très probablement permis d’éviter une autre crise financière internationale de grande ampleur.
28 septembre 2008 / La crise Fortis. Guy Quaden, vous appelez Jean-Claude Trichet pour qu’il vienne à Bruxelles…
G. Q.: Après la chute de Lehman, la première institution à tomber au sein de ce château de cartes financier fut, malheureusement pour nous Belges, Fortis, empêtrée dans le rachat d’ABN Amro. Le vendredi soir, il était devenu clair que, sans une injection exceptionnelle de liquidités, Fortis n’allait pas ouvrir ses portes le lundi matin, une catastrophe pour ses clients mais aussi pour le système financier européen dans son ensemble. Nous allions devoir concevoir un apport exceptionnel de liquidités (ELA ou emergency liquidity assistance), du jamais vu jusqu’alors. Cet ELA se faisait aux seuls risques de la BNB mais nécessitait l’accord du conseil des gouverneurs de la BCE. C’est pourquoi j’ai téléphoné à Jean-Claude dès le samedi matin. Je lui ai demandé de venir physiquement à Bruxelles car, outre le problème de liquidité de notre ressort, il était nécessaire de recapitaliser la banque, une opération de la compétence du gouvernement. En Belgique, on prend des décisions souvent plus lentement qu’ailleurs vu nos gouvernements de coalition. Je pensais dès lors que nous ne serions pas trop de deux pour convaincre les ministres de prendre une décision rapide.
J.-Cl. T.: J’ai répondu immédiatement oui à l’invitation de me rendre à Bruxelles. Mais je n’avais pas totalement compris que cela signifiait aller au conseil des ministres, expliquer la situation et répondre aux questions, notamment du Premier ministre Yves Leterme, du ministre des Finances et de nombreux ministres. Nous avons eu beaucoup de questions venant de sensibilités politiques diverses. Mon message était simple: évitons un second Lehman Brothers. Pour la Belgique, pour l’Europe et aussi pour le monde. Car le monde entier sur le plan financier était en train de s’effondrer. J’ai essayé d’être aussi convaincant que possible.
G. Q.: Nous sommes ensuite rentrés dans mon bureau au départ duquel a été organisée une téléconférence du conseil des gouverneurs qui a passé la situation en revue (il commençait à y avoir des problèmes aussi en Allemagne et en Irlande, sans parler de Dexia) et m’a donné l’autorisation d’une ELA de 30 milliards à Fortis. Le gouvernement, de son côté, est parvenu à prendre une décision avant l’ouverture des marchés. Mais les choses ne se sont pas calmées. Dans les jours et semaines qui ont suivi, les projecteurs sont restés braqués sur la rue de la Loi pour savoir qui allait devenir propriétaire de Fortis, mais, pour que la banque ne ferme pas ses guichets, il m’a fallu, en contact quasi quotidien avec le président et les autres membres du conseil des gouverneurs, consentir des ELA de plus en plus importants. Les crédits de la BNB à Fortis ont culminé à 90 milliards d’euros, soit un quart du PIB de la Belgique! Des opérations qui ne pouvaient évidemment être rendues publiques.
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