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Mythes et réalités de l’immigration en Belgique

Chronique d’une année de feu et de fureur autour du thème de l’immigration, jusqu’au départ de l’icône Theo Francken. Beaucoup de bruit pour rien?

Par Julien Balboni - 19/12/2018

Toute l’année, depuis son sauvetage par Bart De Wever jusqu’à sa récente démission, Theo Francken a été au centre de débats houleux. Et pourtant, les chiffres montrent que la Belgique respecte les standards européens. Et démontrent une fois de plus, en creux, à quel point le sujet de l’immigration prend une importance disproportionnée dans l’opinion publique.

L’immigration «réelle» et «ressentie»

Selon vous, comment a évolué le nombre de migrants entre 2015 et 2018?
Remplissez vous-même le graphique ci-dessous.
Sources: Commissariat général aux réfugiés et apatrides, Eurostat, Fedasil

Combien y a-t-il d’immigrés en Belgique? Et surtout, que représentent les chiffres? La question de l’immigration, sujet hautement inflammable, est affaire de sensation autant que de réalité chiffrable. Les rubriques météo des chaînes télévisées s’amusent parfois à donner les températures réelles et les températures ressenties, souvent très différentes. Si l’on devait en faire de même sur le sentiment des Belges quant à l’immigration, le résultat serait édifiant.

Jean-Michel Lafleur, chercheur à l’Université de Liège, a rédigé un livre intitulé «Pourquoi l’immigration?» (avec Abdeslam Marfouk, éd. Carrefours, 2017). Et selon lui, l’immigration prend une place démesurée dans le débat public. «Le sujet est si politisé qu’il est devenu la priorité n°1 du gouvernement durant des mois. Alors que si on les compare aux enjeux environnementaux, fiscaux, des pensions, etc., on occulte les grands enjeux belges. Le terme migratoire est un paravent qui nous fait, à un certain égard, perdre le sens des réalités», observe le chercheur.

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Que disent ses travaux? Que les Belges ne sont pas moins tolérants que la plupart de leurs voisins européens. «L’opinion publique est inquiète sur la question des migrants. Mais quand on interroge les Belges sur la question de la générosité vis-à-vis des migrants, on est sur du 50-50. Il n’y a pas de majorité pour dire qu’il ne faut faire entrer personne, cela veut dire que l’idée même d’immigration est acceptée. Par contre, elle diffère selon les ethnies, l’opposition est forte concernant les migrations de pays musulmans ou de tziganes. L’inquiétude est claire et nette, marquée de sondage en sondage», note Jean-Michel Lafleur.

Que disent les chiffres?

En 2017, 163.918 personnes ont immigré en Belgique, 119.382 l’ont quittée, selon les chiffres de Statbel. Le solde migratoire, de 44.000 personnes, reste peu élevé, bien moins important qu’au début des années 2010. Il y a 11,7% d’étrangers qui vivent en Belgique et 8,8% nés étrangers et devenus Belges. Sur les nouveaux arrivants de 2017, on retrouve en tête les Roumains, les Français puis les Néerlandais. 56% des immigrants étrangers sont originaires de l’Union européenne.

"La migration est un dossier complexe, et souvent chargé d’émotion. J'aime bien travailler avec le Premier ministre. Cela ne va pas changer. Maintenant, cherchons des solutions."
"Je lui ai présenté mes excuses."

Mais le débat public s’est d’abord concentré sur les demandes d’asile. Les chiffres ont légèrement augmenté en 2018 (16.285 premières introductions jusqu’à octobre inclus, contre 15.373 en 2017 et 14.670 en 2016). Bref, la crise de 2015 (39.064 demandes) et surtout le pic de 2000 (46.855) font bel et bien partie du passé. «On a connu une certaine stabilité jusqu’à l’été puis une reprise, une ‘crisette’ qui a conduit à cette décision critiquable sur la limitation des demandes d’asile», pointe François De Smet, le patron de Myria, centre fédéral de la migration, à l’adresse de Theo Francken.

Un point qui combat les idées reçues: la Belgique se trouve dans l’exacte moyenne européenne au niveau du taux de réponses positives aux demandes d’asile, c’est à dire les migrants qui obtiennent de la Justice un statut. En 2018, ce taux atteint 49,5%. Il tourne entre 50 et 57% depuis 2015 mais était bien plus faible au début des années 2010 (22,5% en 2012, 28,1% en 2013).

L’analyse de ces chiffres est simple: contrairement à ce que l’on pouvait penser, sous Theo Francken, la Justice belge a plus facilement accordé le statut de réfugié.

Et l’on a enfermé des enfants

Il s’agit peut-être du meilleur exemple de l’écart entre l’image et les chiffres. En 2016, dans sa note de politique générale, le secrétaire d’Etat Theo Francken révèle son ambition de donner la possibilité d’enfermer des familles avec enfants en vue de leur expulsion du territoire. Tollé: la Belgique a été condamnée à de multiples reprises pour ce genre de faits, avant d’abandonner la pratique en 2011. Pourquoi Francken se lance dans cette entreprise? Deux raisons.

La première: il ne supporte pas que 30 à 35% des familles recevant un ordre de quitter le territoire disparaissent dans la nature. La seconde: il y a là un espace politique qui plaît à son électorat et que ce feu-follet aime dévorer. La situation est tendue: un journaliste de la RTBF, Himad Messoudi, se fait arrêter alors qu’il filmait l’action du groupe “Not in my name” sur le chantier de l’extension du 127bis.

Soutenu mordicus par Bart De Wever, qui met alors en balance la participation de la N-VA au gouvernement, Francken finit par recevoir l’accord du kern en mai 2018. Après des travaux pour 2 millions d’euros, le 127bis de Steenokkerzeel est aménagé pour recevoir des familles. Le MR mange son chapeau et Olivier Chastel déclare que ce choix «garantit l’Etat de droit».

L’opposition se déchaîne, les associations manifestent, la presse s’émeut, les professionnels du secteur battent la campagne, les syndicats de police râlent. Une importante mobilisation s’opère sous la bannière «On n’enferme pas un enfant, point». Mais Francken est têtu et le centre ouvre en août.

Et depuis? Depuis, cinq familles ont occupé le 127 bis avant leur expulsion.

Changement de tête, changement de style

Le 16 novembre, le Parlement bruxellois adopte une résolution – tout à fait non contraignante – pour s’opposer à l’accueil de familles avec enfants au 127 bis. Mais la véritable opposition au texte viendra de l’intérieur. Avec le pacte migratoire de l’ONU, la N-VA trouve son prétexte pour sortir du gouvernement et imposer une image de fermeté sans relâche.

Theo Francken dépose donc sa démission le 8 décembre. Il épingle une citation sur son compte Twitter de l’ancien président américain Thomas Jefferson: «Pour les questions de style, nage avec le courant ; sur les questions de principe, sois solide comme un roc». A peine quelques minutes après son arrivée comme nouvelle secrétaire d’Etat à l’Asile et à la migration, Maggie De Block (Open VLD) se paye Francken: «Aujourd’hui, je trouve un ministère en crise et dans le chaos (…). La politique doit redevenir humaine.» Même s’il y a eu depuis rabibochage, cet éclat de voix interpelle car il est le seul à avoir été poussé au sein du gouvernement.

"Une famille serbe arrêtée par la police est en route pour le centre fermé de Steenokkerzeel. Le délai de 28 jours commence à courir. J'en appelle aux avocats à mettre fin à cette procédure inutile. Cela n’a pas de sens et stresse encore plus les enfants."

Que va changer l’arrivée de Maggie De Block? Elle a déjà décidé de mettre immédiatement fin à la limitation des demandes d’asile ordonnée par Francken. François De Smet (Myria) «se satisfait» de cette décision. «Pour le reste, il est trop tôt pour se prononcer. On peut s’attendre à une période chahutée. Mais ce changement va peut-être ramener un peu de sérénité. Jusqu’ici, le secrétariat d’Etat fonctionnait sur le mode de la com’ au jour le jour et Maggie De Block n’est pas du tout comme cela, elle est assez sobre», commente-t-il.

La vision de Jean-Michel Lafleur, de l’ULiège, est différente. Il avait étudié la question en 2013, quand Maggie De Block était déjà à la tête de la matière de l’Asile et des migrations. «Elle avait organisé un filtrage sur les revenus des migrants. Une bonne partie du contexte de stigmatisation à l’œuvre aujourd’hui avait été mis en place sous le précédent gouvernement. On criminalisait déjà le migrant pauvre. Je n’ai pas l’espoir d’un virage à 180°, même si le style va changer.»

Enjeu majeur de l’agenda politique, garantie de popularité dans l’opinion, la matière de l’immigration va continuer à faire tourner les têtes en cette année électorale.

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