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Le patron est souvent
le premier fusible qui saute

Cette année, les fondateurs de la chocolaterie Galler et de la société d’extraction de données Riaktr (ex-Real Impact Analytics) ont été poussés vers la sortie par leurs actionnaires, tandis que les CEO d’EVS (systèmes vidéo) et de la compagnie aérienne Brussels Airlines ainsi que le président du conseil de la biotech Ablynx ont été remerciés par leur conseil d’administration.

Par Michel Lauwers - 19/12/2018

Il ne fait pas toujours bon être administrateur délégué ou président. En cas de tempête ou, simplement, de désaccord sur la stratégie ou le mode de gestion, le CEO est souvent le premier à se voir montrer la porte. Comme au football, où l’entraîneur de l’équipe paie plus fréquemment les mauvais résultats que les joueurs...

La démonstration cette année par les mésaventures vécues par les dirigeants de cinq entreprises emblématiques de la Belgique économique et industrielle: Brussel Airlines, Chocolaterie Galler, EVS, Ablynx et Riaktr (ex-Real Impact Analytics). Une compagnie aérienne, une des pépites du secteur du chocolat, deux sociétés cotées en Bourse et une scale-up digitale… Le point commun entre les cinq? À chaque fois, la société s’est fendue d’un communiqué ronflant, vantant les mérites du dirigeant remercié.

Pour le reste, les dirigeants de Brussels Airlines, Galler et Ablynx ont tous subi les conséquences d’une modification de leur actionnariat. Le cas des deux autres, EVS et Riaktr, relève davantage du domaine des compétences et du style de management, alias des sujets éminemment subjectifs...

Chocolaterie Galler

Jean Galler face à un sauveteur devenu prédateur

 _Ex: image in column Jean Galler, en septembre 2017 © Debby Termonia
Parcours
  • Jean Galler a été élu Meilleur apprenti boulanger pâtissier de Belgique en 1974.
  • Il a fondé la chocolaterie avec son père en 1976.
  • Il a ouvert son capital à la famille qatarie Al Thani en 2006.
  • Les Al Thani ont repris 100% du capital en novembre dernier.
Raison du départ

La prise de contrôle du capital de l’entreprise par d’autres actionnaires.

Après 42 ans de bons et loyaux services, Jean Galler a quitté l’entreprise qu’il avait fondée avec son père dans la banlieue liégeoise. Si cela n’avait tenu qu’à lui, il aurait repris le contrôle de «sa» chocolaterie. Seulement voilà, après avoir fait entrer le loup dans la bergerie en entrouvrant le capital de son entreprise à la famille qatarie du cheikh Bin Jassim Al Thani en 2006, il a laissé celui-ci augmenter ses parts.

“Nous avons essayé de racheter, afin que Galler redevienne à 100% belge, mais ça n’a pas été possible.”
Jean Galler

Progressivement, l’actionnaire qatari a frôlé la majorité, a franchi ce cap, est monté à 90% au printemps de cette année, puis a repris l’entièreté du capital. Une fois seul maître à bord, il a laissé filer le fondateur. À l’âge de 63 ans, Jean Galler s’est retrouvé dehors. Bien qu’il ait affirmé en novembre dernier qu’il n’en concevait nulle amertume, on a senti les regrets percer son discours. «Nous avons essayé de racheter, afin que Galler redevienne à 100% belge, a-t-il déclaré, mais ça n’a pas été possible.»

Ce qui l’a desservi, dans cette saga, c’est le fait qu’il y a une dizaine d’années, la firme est passée par une période financièrement difficile. Au point que la chocolaterie aurait pu faire la culbute, de l’avis d’aucuns. Les Qataris sont alors apparus comme les sauveteurs. De «sauveteur» à «prédateur», il n’y a souvent qu’une faible nuance; ces actionnaires-là l’ont bien compris, et ont fini par éjecter l’entrepreneur-créateur devenu encombrant. Ils veulent toutefois maintenir un management belge en place et la production à Vaux-sous-Chèvremont. Autrement dit, la chocolaterie restera belge quoi qu’il arrive. C’est aussi logique: à l’international, l’étiquette «made in Belgium» est un atout, pas forcément «made in Qatar»…

Brussels Airlines

Bernard Gustin a défendu jusqu’au bout sa stratégie

 _Ex: image in column Bernard Gustin, ancien CEO de Brussels Airlines, remercié à l’occasion de la reprise de la compagnie belge par Lufthansa © Laurie Dieffembacq
Parcours
  • Bernard Gustin a commencé à travailler sur le business plan de la compagnie destinée à succéder à la Sabena lorsqu’il était consultant chez Arthur D. Little.
  • Née sur les cendres de la Sabena, Brussels Airlines a vu le jour en 2007.
  • Bernard Gustin en est devenu co-CEO avec Michel Meyfroidt en 2008.
  • Il a continué comme CEO unique à partir de juin 2012.
  • Son départ a été annoncé par Lufthansa le 5 février 2018.
Raison du départ

Son refus d’abandonner ou d’adapter sa stratégie à celle de son actionnaire.

Bernard Gustin a lâché la direction de la compagnie aérienne Brussels Airlines le 1er avril de cette année, après l’avoir assumée durant quatre ans en duo avec Michel Meyfroidt puis durant six autres années en solo, et sans avoir démérité.

“C’est clairement grâce à Bernard Gustin que Brussels Airlines est aujourd’hui le premier transporteur de Belgique malgré la concurrence agressive des compagnies low cost.”
Etienne Davignon

Remercié par son actionnaire, la compagnie allemande Lufthansa, en même temps que le directeur financier Jan De Raeymaeker, Gustin a vraisemblablement été sacrifié sur l’autel de la stratégie.

Son seul tort aura été d’avoir voulu défendre son modèle de développement hybride de la compagnie alors que le groupe allemand avait d’autres projets pour Brussels Airlines, qu’il ne voyait que intégrée dans sa filiale low cost Eurowings et alignée sur les objectifs de celle-ci. Le CEO belge avait développé lui-même ce modèle qui combinait liaisons aériennes bon marché sur l’Europe et vols longue distance plus stylés sur l’Afrique. Il a voulu s’y tenir, alors que Lufthansa, devenu seul maître à bord depuis 2016, était organisé autrement, avec ses compagnies «premium» d’une côté (Lufthansa, Austrian et Swiss) et le low cost (Eurowings, dont Brussels Airlines) de l’autre.

 _Ex: image in column La nouvelle CEO de Brussels Airlines, Christina Foerster © Jonas Lampens

Dans sa communication annonçant le remplacement de Bernard Gustin par Christina Foerster, le groupe allemand a largement donné la parole au CEO d’Eurowings, Thorsten Dirks. Lequel a martelé que la croissance de Brussels Airlines ne se ferait qu’au sein d’Eurowings. Le groupe y salue au passage «l’excellent leadership» de Gustin et reconnaît que, sous sa responsabilité, la compagnie a traversé «des périodes de turbulences» indépendantes de sa volonté. A se demander s’il a bien mesuré le risque qu’il prenait en le remerciant... À l’arrivée, des craintes ont surgi aussi sur l’avenir de la filiale et de ses 4.000 employés en Belgique.

EVS

Muriel De Lathouwer épinglée pour son style insuffisamment fédérateur

 _Ex: image in column Muriel De Lathouwer, remerciée à l’été, après trois ans à la tête d’EVS © Debby Termonia
Parcours
  • Muriel De Lathouwer était CEO d’EVS depuis 2015, après avoir siégé à son conseil d’administration de 2013 à la fin 2014.
  • Son départ a été annoncé par EVS le 17 juillet 2018.
Raison du départ

Plutôt que les résultats de l’entreprise, ce serait son mode de gestion des relations humaines qui aurait été reproché à la CEO d’EVS.

Après trois ans et demi à la direction générale, Muriel De Lathouwer est remerciée par le conseil d’administration du spécialiste des systèmes de production vidéo en direct EVS en juillet 2018. Cette forte en thème, qui a complété son diplôme d’ingénieur en physique nucléaire par un MBA à l’Insead, ne démérite pourtant pas, ainsi que le reconnaît le conseil dans le communiqué annonçant son départ: elle a défini une nouvelle vision, positionné l’entreprise dans l’écosystème du «live», contribué à élargir la gamme des produits, rendu l’organisation plus agile, accru le contrôle des coûts, etc. Pour un peu, on en déduirait que ces administrateurs ont perdu la tête…

“On ne peut pas imputer à une seule personne le fait que les clients tardent à passer commande. Ce dont le conseil était persuadé qu’il fallait faire, c’était de mieux fédérer les équipes.”
Pierre De Muelenaere

Les résultats n’avaient pas toujours suivi, mais la conjoncture s’est avérée difficile dans ce marché étroit: de l’avis des administrateurs eux-mêmes, on ne pouvait pas décemment en faire grief à la CEO.

 _Ex: image in column

En fin de compte, c’est sa gestion des relations humaines qui a été reprochée à Muriel De Lathouwer. Et notamment son style, jugé trop autoritaire ou pas suffisamment fédérateur. C’est peut-être vrai, mais ce qui est sûr, c’est que l’entreprise fait une grande consommation de CEO… Muriel De Lathouwer est en effet la troisième CEO à sauter chez EVS en un peu moins de sept ans. Avant elle, Pierre Lhoest et Joop Janssen avaient subi le même sort. D’où l’hypothèse que ce serait le conseil d’administration lui-même qui souffrirait d’une forme d’instabilité chronique.

Autre hypothèse, ébauchée par Pierre Rion, un ancien président d’EVS: dans un secteur aussi technologique que celui des serveurs vidéo, tout évolue très vite. Il ne serait dès lors par anormal que les administrateurs veuillent y insuffler du sang neuf tous les deux ou trois ans…

À l’encontre de cette théorie, il faut reconnaître que la nomination de son successeur traîne en longueur. Cela fait près de six mois que Pierre De Muelenaere, le président du conseil d’EVS, y assume le rôle de CEO ad interim! Pressés de remercier, les administrateurs semblent soudain moins pressés de nommer…

Riaktr

Sébastien Deletaille face à des investisseurs critiques

Sébastien Deletaille, fondateur et ancien CEO de Riaktr © Studio Dann Sébastien Deletaille, fondateur et ancien CEO de Riaktr © Studio Dann
Parcours
  • Sébastien Deletaille a cofondé Real Impact Analytics, rebaptisé Riaktr, en 2009.
  • Rikatr a été élue «entreprise prometteuse de l’année» par EY et L’Echo en 2016.
  • La même année, la scale-up a levé 12 millions d’euros auprès d’investisseurs.
Raison du départ

Des divergences de vues entre le patron fondateur et ses actionnaires investisseurs en quête d’un CEO plus axé sur la croissance.

Au début de l’automne, Sébastien Deletaille a démissionné de la direction de la scale-up spécialisée en big data qu’il avait fondée lui-même neuf ans plus tôt sous le nom de Real Impact Analytics. Il a passé le témoin à Wim Borremans, un homme du cru, dont il a sportivement reconnu les compétences («C’est une bonne nouvelle (que sa nomination) car Wim est l’un des profils les plus respectés de l’entreprise», a-t-il déclaré.). Officiellement, ce sont des «divergences de vues» l’ayant opposé aux investisseurs-actionnaires sur la vision et le management de la compagnie qui l’ont poussé à prendre cette décision. Sébastien Deletaille a évoqué «des conflits internes dans les organes de gouvernance». Les principaux investisseurs en Riaktr (le nouveau nom de Real Impact) sont Fortino, le fonds néerlandais Endeit et Gimv.

“Cette décision a très vite fait place au soulagement.”
Sébastien Deletaille

Très laudatif à son égard, le communiqué publié par le conseil d’administration a insisté sur son rôle de créateur d’entreprise et son aptitude à transformer un concept en réalité. Entre les lignes, on croit comprendre qu’il a été considéré comme très doué pour faire naître un projet, mais comme moins doué pour le gérer en phase de croissance.

«Quand on est entrepreneur, a commenté le principal intéressé, on éprouve toujours une certaine loyauté à l’égard de ceux qui vous ont fait. Et en ce sens, je suis plus triste que déçu.»

Ce sentiment a rapidement cédé la place à du «soulagement», a-t-il ajouté. «J’ai deux pistes concrètes pour la suite, mais je préfère ne pas citer de noms pour ne pas entraver le processus», a-t-il confié alors à L’Echo. Pressé de rebondir, l’homme avait déjà identifié un secteur, celui des soins de santé, où une fine connaissance de la gestion des données pourrait aboutir à la création de start-ups qui participeraient à «l’amélioration du bien-être des gens».

Ablynx

Peter Fellner interpellé sur la valeur de sa société

 _Ex: image in column
Parcours
  • Peter Fellner a été nommé président du conseil d’Ablynx en 2013.
  • Il a démissionné en janvier 2018 le jour où a été rejetée la deuxième offre de rachat d’Ablynx présentée par Novo Nordisk.
  • Ablynx a été rachetée par le français Sanofi avec une prime de 47,5% par rapport à la dernière offre du groupe danois.
Raison du départ

Des désaccords présumés au sein du conseil d’administration sur le sort à réserver à une offre de rachat.

Le Britannique Peter Fellner a fait les frais de la succession d’offres de rachat lancées sur la biotech gantoise Ablynx, qu’il présidait jusqu’au début janvier 2018. Il a présenté sa démission juste après qu’on eut appris que le conseil rejetait la deuxième offre d’achat déposée par le groupe danois Novo Nordisk. La nouvelle proposition valorisait Ablynx à maximum 30,50 euros par action, soit 2,6 milliards d’euros. Selon les administrateurs d’Ablynx, cette offre sous-évaluait «fondamentalement» la société.

“Ce départ abrupt a provoqué des supputations selon lesquelles l’offre inhabituelle de Novo aurait déclenché des dissensions au sein du conseil.”
Endpoint News

Les événements leur donneront rapidement raison, puisqu’un mois plus tard, le géant français Sanofi offrait 45 euros par action (3,9 milliards d’euros pour l’ensemble du capital), soit 47,5% de plus que les Danois. Cette proposition sera recommandée par le conseil et l’OPA lancée en mai aboutira à l’intégration d’Ablynx dans Sanofi à la mi-juin.

Bien que les communiqués officiels n’en firent aucune mention, il semble que le départ surprise de Peter Fellner ait été motivé par des dissensions au sein du conseil d’administration d’Ablynx à propos des offres présentées par Novo Nordisk. D’aucuns ont fait observer que parmi les nombreux mandats que le Britannique a assumés au cours de sa longue carrière, il avait notamment siégé un temps comme conseiller de la branche investissement du groupe danois.

A-t-il payé pour avoir soutenu, contre ses collègues, l’offre de Novo Nordisk? L’hypothèse tient la route. Si c’est le cas, la «solution Sanofi» lui aura donné tort a posteriori. N’empêche, le pari était aussi risqué pour les tenants du refus, car après tout, Ablynx n’affichait jamais qu’un chiffre d’affaires de 70 millions d’euros. Mais il est vrai que dans le secteur des biotech, quand on aime, on ne compte pas…

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