En Ukraine, les entreprises belges résistent aussi
L'Echo s'est rendu cette semaine à Kiev et dans sa région ravagée par les forces russes durant l'occupation. La capitale ukrainienne retrouve peu à peu sa vie d'antan, malgré la menace de tirs de missiles. Les entreprises belges en Ukraine affichent, elles aussi, une belle résilience. Mais elles ne sont pas épargnées par la guerre.
Il est minuit. Le train pour Kiev s'ébranle de la gare de Przemysl, dernière ville polonaise avant l'Ukraine. Nous partons d'un quai discret au bout d'un petit chemin flanqué d'une douane.
Par-delà la frontière, un orage déchire le ciel, comme un avertissement. Les voyageurs épuisés s'affalent dans les wagons. Certains scrutent le ciel brouillé, les yeux écarquillés. Rejoindre cette gare dans un train d'un autre siècle fut déjà un défi. Le voyage vers la capitale ukrainienne est une tout autre aventure.
Depuis l'invasion russe, il n'y a plus que le train ou la voiture pour se rendre en Ukraine. Les chemins de fer restent le moyen le plus sûr de parvenir à destination. La réputation des célèbres trains bleus ukrainiens n'a pas souffert du conflit. C'est la voie que prennent les dirigeants occidentaux pour rencontrer le président Volodymyr Zelensky.
Le voyage est long, 12 à 15 heures, et il faut traverser des zones à risque, pour arriver à bon port. Les alertes et les arrêts ne sont pas rares.
Voyage au bout de la nuit
L'orage a cessé. Le train s'enfonce dans la nuit où plus rien ne luit.
"Il n'y a pas de lieu sûr en Ukraine. Tout point géographique peut être frappé par un missile russe. La bonne nouvelle, c'est qu'à Kiev, il n'y a plus de combats… Vous n'aurez besoin ni de gilet pare-balles ni de casque. De toute façon, c'est inutile contre les roquettes". Les derniers mots échangés avec Vitaly, mon contact ukrainien, me reviennent. Quelques heures après notre passage, des missiles de croisière tirés depuis la mer Noire s'abattront sur Tchortkiv (ouest), dans la région traversée par le train, faisant 22 blessés.
Les passagers sont pour la plupart des femmes et des enfants rentrant au pays. Depuis peu, les flux s'inversent au profit des retours. On croise aussi des volontaires occidentaux venus en découdre, des humanitaires et des businessmen.
"Les business étrangers recommencent. Certains se sont adaptés plus vite que d'autres, comme BNP Paribas"
"C'est mon premier retour à Kiev", confie un trader français assis à mes côtés. "Les business étrangers recommencent. Certains se sont adaptés plus vite que d'autres, comme BNP Paribas. Leurs gars approvisionnent chaque jour les distributeurs de billets du pays, sauf à Marioupol et dans les villes rasées par les Russes".
Dans les travées, des militaires, des femmes, kalachnikov en bandoulière, contrôlent les identités.
Les gares défilent. Mais il est difficile de se repérer, leurs noms ont été effacés pour ralentir l'identification des localités par les forces russes. La tactique est généralisée au pays. Par endroit, l'armée ukrainienne brouille les signaux GPS. Dans certaines villes, les noms de rues ont été inversés.
Kiev respire
Douze heures plus tard, le train arrive à Kiev. Sur les quais, les hommes attendent, certains arborant un bouquet. Ce sont les retrouvailles.
Depuis le départ des forces russes, la capitale reprend vie. Les habitants déambulent en tenue d'été, dans une chaleur étouffante. La place Maidan est de nouveau fréquentée. On croise des patrouilles armées, des mercenaires étrangers bardés de tatouages, des militaires en permission. Le soir, ce petit monde se retrouve dans les bars où il se raconte les faits de guerre.
Les centres commerciaux ont rouvert leurs portes. On y trouve les grandes marques de vêtements. Mais la dernière mode n'arrive pas, ou peu. Un supplice pour les Kiévains, friands des dernières tendances. La ville est ultra-connectée, la plupart des gens paient avec leur smartphone.
Les frites belges s'écoulent à nouveau dans les kots Kartofan. Des articles originaux pour touristes font leur apparition, du célèbre T-shirt de Zelensky au papier toilette à l'effigie de Poutine, en passant par le masque à gaz dernier cri.
La circulation automobile est sous la normale. Les trottinettes électriques, par contre, fusent sur les trottoirs.
La capitale se protège
Les fortifications de la ville, omniprésentes, ramènent à la réalité. Des sacs remplis de sable protègent les entrées des immeubles stratégiques et du métro, le plus profond du monde, où les habitants se sont réfugiés durant l'occupation. Des chicanes d'acier anti-tank sont prêtes à être déployées. Au détour de certaines rues, des meurtrières en béton, camouflées, finissent de planter le décor.
Des rumeurs circulent sur un retour de l'armée russe depuis la Biélorussie, à 150 kilomètres. Il lui faudrait peu de temps pour arriver. Cette fois, les défenses sont prêtes. Autour de la ville, des tranchées, des troupes et de l'artillerie attendent l'ennemi.
Plusieurs fois par jour, les portables affichent un message du gouvernement signalant un raid aérien. Des sirènes retentissent.
La réception de mon hôtel est protégée par des sacs de sables. "Pas de danger. Nous sommes près du SBU, les renseignements ukrainiens. Ils ont une très bonne DCA (défense contre l'aviation, NDLR)", glisse l'hôtelière. Non loin de là, une exposition de tanks russes détruits par l'armée ukrainienne ne désemplit pas.
L'économie se relève peu à peu
Après deux mois de barbarie, de destruction d'immeubles et de massacres de civils, les troupes russes, défaites, se sont repliées vers l'est, où elles ont repris leur sinistre "opération spéciale".
L'économie, frappée de plein fouet, se relève péniblement. Les missiles n'ont pas détruit que des habitations. Plusieurs usines et de grands centres commerciaux ont été anéantis. Les Ukrainiens affichent une résilience qui force le respect, bien que l'on sente sous la bravoure un réel traumatisme.
Une colère rentrée envers l'Europe remplace la gratitude des premiers jours. Ils attendent toujours les armes lourdes promises qui leur permettront de repousser l'envahisseur.
Dans les territoires sous contrôle du gouvernement, les activités reprennent peu à peu. Le défi est immense, et il concerne aussi les entreprises étrangères. Que sont devenues la vingtaine de sociétés belges actives en Ukraine?
Solvay résiste
Trois mois après l'invasion, les entreprises belges en Ukraine se sont imposé une règle: la discrétion. Je les contacte toutes, mais peu de dirigeants acceptent de témoigner ouvertement. Certains refusent tout contact. Je les comprends, car le danger est réel. Des usines belges et des firmes partenaires ont été attaquées par les forces russes.
L'usine suisse de packaging Vetropack, un partenaire du groupe de chimie Solvay, a été éventrée par un missile. Je me rends sur ce site, implanté à Hostomel, près de l'aéroport occupé par les troupes russes et tchétchènes décrites comme des "animaux" par les habitants sous le choc. Quelques employés vaquent sur le site. Mais ils refusent de parler.
"Plus aucune région n'est en sécurité. Nous sommes attaqués à Dnipro, mais pour l'instant nous restons hors de portée de l'artillerie"
Andriy Plakhotnyk, le représentant commercial de Solvay en Ukraine, basé à Dnipro (Est), accepte un entretien. "Plus aucune région n'est en sécurité. Nous sommes attaqués à Dnipro, mais pour l'instant, nous restons hors de portée de l'artillerie, dit-il. Nous faisons tout notre possible pour faire tourner l'entreprise."
Solvay concentre ses activités en Ukraine sur la vente de carbonate de sodium pour l'industrie du verre. Ce business représente moins de 1% du chiffre d'affaires du groupe. "L'usine Vetropack est durement touchée, déplore-t-il, mais nous avons un autre partenaire à l'est qui fonctionne toujours."
Solvay a pris soin de son personnel dès le début de l'invasion. Ceux qui l'ont souhaité ont été protégés, et les salaires ont été versés. Cette solidarité est une constante des entreprises belges, qui les distingue de certaines firmes locales invoquant la force majeure pour suspendre les salaires. "Nos employés sont hors du pays, une famille entière a été exfiltrée à Bruxelles, y compris la grand-mère de 65 ans", dit-il.
Andriy Plakhotnyk n'a pas quitté son poste. "Solvay m'a proposé de partir. La solidarité était formidable, des collègues m'ont proposé de venir en Grèce, en Pologne. Mais j'ai décidé de rester", lâche-t-il.
Depuis que le front se concentre à l'Est, les affaires ont repris. "Nous relançons le business avec nos partenaires locaux. Je suis réaliste, nous n'atteindrons pas le chiffre antérieur à l'invasion, mais nous faisons de notre mieux", dit-il.
"Quand la guerre sera finie, les affaires tourneront à plein. Mais pour y arriver, l'Ukraine a besoin de plus de soutien des Européens. Je ne dis pas cela uniquement pour nous, mais pour le monde. Car si l'Ukraine tombe, ce sera au tour des pays baltes ou de la Pologne."
Les brasseries d'AB InBev à l'arrêt
AB InBev est très présent en Ukraine, même aujourd'hui, en temps de guerre, on trouve ses marques dans les magasins.
L'invasion russe a paralysé net les activités du géant brassicole. La Chernigivkse, une bière locale très populaire produite à Chernihiv, est brassée depuis cette semaine aux États-Unis. Je veux rejoindre le site de Chernihiv, à 130 km de Kiev, mais des missiles de croisière se sont abattus lundi sur la ville. Mon chauffeur, Evan, connaît le pays par cœur. "On n'y va pas, les militaires vont nous bloquer sur la route". Je me rends donc au QG d’AB InBev à Kiev, mais je trouve porte close et un gardien peu entreprenant.
J'appelle donc une porte-parole de l'entreprise. "Nos brasseries à Chernihiv, Kharkiv et Mikolaev ne sont toujours pas opérationnelles, et nos bureaux à Kiev et Kharkiv sont fermés", dit-elle.
AB InBev compte 1.800 employés en Ukraine où la firme produit, en temps normal, la bière turque Efes. "Leur sécurité est notre priorité. Environ 700 de nos travailleurs ont été mis à l'abri à Prague, à Bremen et en Belgique où nous leur fournissons logement et soutien", poursuit-elle.
Le premier brasseur mondial s'est retiré de Russie. Comme pour d'autres entreprises, les autorités ukrainiennes suggèrent que le groupe installe, dans le futur, ses anciennes activités russes en Ukraine. "Nous sommes prêts à relocaliser les entreprises de Russie en zone libérée. Les Belges sont les bienvenus", confie Oleg Niemchinov, ministre sans portefeuille du gouvernement Zelensky.
Abriso se relève
L'entreprise flamande de packaging Abriso reprend vie après avoir souffert de l'occupant russe. Aleksandr Pruglo, le managing director de la filiale ukrainienne, accepte un entretien.
"Nous avons été attaqués à plusieurs reprises en février et mars. L'usine de Brovary (Kiev) a été frappée par des missiles, ce qui rendait impossible toute activité. Mais depuis le 22 avril, nous avons redémarré la production", dit-il.
La firme a besoin de gaz isobutane, une matière première difficile à acheminer en temps de guerre. Après avoir épuisé ses stocks, elle s'est démenée pour trouver un importateur audacieux. "Personne ne voulait prendre le risque d'amener le gaz en Ukraine, mais nous venons de réussir à le faire venir par tanker, poursuit-il. Depuis peu, l'usine fonctionne à 50-70%. Elle devrait tourner 24 heures sur 24, mais le couvre-feu impose de l'arrêter durant la nuit".
Le personnel d'Abriso, une trentaine de travailleurs, est en sécurité. "La maison mère nous a très vite appuyés. J'ai appelé notre CEO dès le 24 février et, une semaine après, nous recevions de l'aide. Tous les employés ont été payés, affirme Aleksandr Pruglo. Dès que la guerre sera finie, nous relancerons la production au plus haut niveau."
Melexis poursuit ses activités
Les entreprises dont les activités peuvent être déplacées ont poursuivi au mieux leur business. La firme de semi-conducteurs Melexis a expatrié une grande partie de ses activités de développement. Son site ukrainien est spécialisé dans les capteurs de pression, utilisés par l'industrie automobile.
Je me rends au siège, à Kiev, mais la porte est close. Une conference call est organisée avec le CEO de Melexis, Marc Biron. "Notre priorité absolue est la sécurité des gens. Nous avons pris des dispositions dès la fin décembre et créé un groupe de travail pour surveiller la situation, dit-il. Nous avions isolé le site de Kiev et réalisé des backups pour pouvoir couper les serveurs en cas d'urgence."
"On est impressionnés par la façon dont les Ukrainiens travaillent. Ils ont voulu reprendre très vite le contact avec les clients"
Melexis a aidé une grande partie de ses employés de Kiev à se réfugier à Lviv. D'autres ont été exfiltrés. "Les hommes, susceptibles d'être mobilisés, n'ont pas pu quitter le pays. Les femmes et les plus de 60 ans se sont rendus à Sofia", poursuit Marc Biron. Tous les employés continuent à travailler en réseau, qu'ils soient à Sofia ou Lviv. Ceux restés à Kiev travaillent à domicile.
Cette situation grèvera le budget R&D. "Il y a un impact sur les activités, oui. Mais on est impressionnés par la façon dont les Ukrainiens travaillent. Ils ont voulu reprendre très vite le contact avec les clients, explique-t-il. Notre intention est de rouvrir au plus vite, mais les conditions ne le permettent pas encore. Voyez, des missiles ont été tirés hier dans la région de Kiev."
Les carrières de Sibelco fermées
Plus on s'approche du front de l'est, plus les firmes belges sont dans l'incertitude. Je sens une grande fébrilité.
Les sites d'extraction d'argile et les usines du géant minier Sibelco en Ukraine, basés dans le Donbass, sont à l'arrêt. Seul le quartier général de Kiev est resté ouvert. C'est une perte sèche, la branche ukrainienne représentant 10 millions d'euros dans le chiffre d'affaires de la société.
"Des services de sécurité veillent sur nos carrières et nos usines, situées à 7 km à peine du front."
"Des services de sécurité veillent sur nos carrières et nos usines, situées à 7 km à peine du front. Nous sommes très préoccupés par la situation", déplore un représentant. Il ne voit aucune relance à court terme.
L'entreprise emploie environ 450 personnes en Ukraine, dont une grande partie a été expatriée dans les pays voisins et prise en charge par la firme. 150 travaillaient dans une exploitation de quartz à Kharkiv, la ville russophone soumise sans relâche à des bombardements.
La carrière d'Etex bombardée
La firme Etex, spécialisée dans les matériaux de construction, compte 250 employés en Ukraine, dont 200 sont localisés sur le site de Bakhmut (Donbass). L'usine et une carrière de gypse, un matériau destiné à la production de plâtre, ont été mises à l'arrêt quelques jours avant l'invasion.
"Notre usine a été bombardée à plusieurs reprises. La ligne de front est à 10 kilomètres, déplore un représentant d'Etex. Toute notre attention va vers les gens. Lors des attaques, les travailleurs se sont réfugiés dans la carrière."
Une cinquantaine de travailleurs sont restés à Bakhmut. "Tous les autres ont été accueillis à la frontière polonaise, en Belgique, en Allemagne et en Italie, où l'entreprise prend soin d'eux et scolarise leurs enfants, ajoute-t-il. Cela n'a même pas fait question à la maison mère. Des gens se prennent des bombes, ils perdent des proches. La société prend tout en charge, y compris les soins psychologiques."
Lorsqu'ils apprennent les efforts des firmes belges, les Ukrainiens apprécient. La Belgique a conservé ce rapport intime avec l'Ukraine, né à l'époque où le Donbass était surnommé "la dixième province belge". Des investisseurs du pays avaient installé, dans cette région riche en charbon et en acier, des usines florissantes.
L'est de l'Ukraine aujourd'hui dévasté par les bombes russes n'est plus que l'ombre de l'eldorado du passé. Pourtant. C'est aujourd'hui que se joue son destin, entre la liberté de vivre et d'entreprendre, et l'asservissement à un régime totalitaire.
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