"L'Ukraine va se libérer de Moscou et de siècles d'esclavage"
L’Echo s’est rendu à Kiev et dans le nord-est de l’Ukraine, où les missiles et les drones russes sèment la désolation. La contre-offensive approche, et les Ukrainiens veulent en finir.
Quel hurlement! Les sirènes de la place Maïdan m’arrachent à mon sommeil. L’application Air Alert de mon smartphone s’y met aussi. Une voix préenregistrée m’ordonne de me rendre à l’abri. Je bondis vers la fenêtre. La ville s’étend, scintillante et belle à couper le souffle. C’est la quatrième alerte, en quatre nuits.
Depuis l’intensification des tirs russes, les alertes sont quotidiennes. De nuit ou de jour, le rituel se répète. Sirènes. Descente aux abris. Sans savoir si, cette fois, ce sera votre tour. L’arrivée probable de missiles ou de drones amplifie le son de l’alarme, le fait courir le long de l’échine. Et vous glace.
"Arrivée des missiles attendue vers 3h30."
Comment être fixé sur son sort? Les sirènes en Ukraine s’activent au moindre mouvement de l’ennemi susceptible de mettre une ville, une région, en danger, comme le décollage en Biélorussie d’un MIG-31 équipé de missiles hypersoniques Kinjal.
Pour en savoir plus, les Ukrainiens consultent les réseaux sociaux. Quelques chaînes sur Telegram sont très populaires, comme Monitor ou celle de Nikolaev Vanek, un blogueur bien renseigné.
Cette nuit, l’alarme a été déclenchée par le tir de missiles vers Kiev depuis des bombardiers stratégiques TU-95 en mer Caspienne. "Arrivée de missile attendue vers 3h30", prédit Vanek.
Quelques minutes s’écoulent. Une détonation éclate. La défense aérienne de Kiev a détruit un missile. Un peu plus tard, Air Alert signale la fin de l’alarme. "May the force be with you", conclut la voix. La ville se rendort.
Aux portes de l'enfer
Depuis début mai, Kiev a été frappée par une quinzaine d’attaques. Après avoir échoué dans la conquête du nord, l’armée russe pilonne les civils dans l’espoir de les faire craquer. Mais les Ukrainiens y restent insensibles. Dans les villes, la vie continue. Les restaurants, les terrasses et les magasins sont ouverts.
On ne parle que de la contre-offensive que l'armée prépare dans le plus grand secret. Dans l’entourage du président Zelensky, il se dit que la première phase a commencé. Une vidéo diffusée sur Twitter par le commandant en chef des forces armées d'Ukraine exhorte à "la reprise de tout le territoire".
Mais dans la capitale, les stigmates de la guerre sont de plus en plus visibles. Un mutilé qui accueille à la gare sa femme de retour au pays. Des soldats au pas qui portent le corps de l’un des leurs, suivis d’une mère effondrée et d’une foule en deuil. Les photos de plus en plus nombreuses sur le mémorial dédié aux soldats morts.
La guerre est loin d'être finie. Elle se durcit, aux portes de l’Europe. Au risque de les ouvrir vers l’enfer.
"Chaque jour, des gens meurent"
Je me rends dans l’oblast de Tchernihiv, une région du nord-est aussi grande que la Belgique, qui partage des frontières de 225 km avec la Russie et de 236 km avec la Biélorussie. La route est lente, les check-points nombreux.
"Les soldats russes ont violé, torturé, assassiné. Ils n’avaient rien de commun avec de vrais militaires."
Le 24 février 2022, des centaines de chars russes ont déboulé du poste frontalier des "Trois Sœurs", à l'intersection des trois pays, pour s’emparer de la ville de Tchernihiv. L’échec fut cinglant. Fin mars, ils se repliaient, sans être parvenus à entrer dans la ville, laissant derrière eux crimes et désolation, 664 civils tués et 1.133 blessés.
"Les soldats russes ont violé, torturé, assassiné. Ils n’avaient rien de commun avec de vrais militaires", dénonce Vyacheslav Chaus, le gouverneur de l'oblast de Tchernihiv.
Depuis le repli, l'artillerie russe bombarde les villages frontaliers. "Chaque jour des gens meurent, des infrastructures sont détruites. Cela se passe maintenant", martèle le gouverneur. "Moscou veut rediriger notre attention vers la protection du territoire pour bloquer notre contre-offensive."
Terrain miné
Nous traversons la banlieue de Tchernihiv. Des dizaines d'immeubles ravagés défilent. Une station-service carbonisée. Un supermarché rasé. Au total, 140 écoles, 8.000 maisons et 1.472 infrastructures ont été détruites. "Nous en avons déjà reconstruit la moitié", se félicite Vyacheslav Chaus.
Les mines rendent la vie impossible. "Les Russes ont miné les forêts et les terres agricoles. Nous en avons retiré 61.500, il faudra des décennies pour tout déminer", poursuit-il. "Nous essayons d’évacuer la population, mais certains veulent rester pour leur bétail et leur terre. Hier une personne est morte, et une autre a été blessée."
"Les Russes pensaient entrer ici sans rencontrer de résistance. Ils se sont trompés."
Tchernihiv, fondée au VIIe siècle, regroupe un tiers de l’héritage historique de l’Ukraine. Des cathédrales, un monastère, les reliques de religions païennes. Dans les jardins de la ville trônent des statues de héros à l’allure féroce, en guise d'avertissement à tout qui voudrait la soumettre.
Les forces russes auraient dû le savoir. Lors de l'invasion, plus de 20.000 habitants se sont armés pour les repousser. "Les Russes pensaient entrer ici sans rencontrer de résistance. Ils se sont trompés. Tchernihiv a toujours été la citadelle de Kiev. Il n’y a pas d’autre route que celle qui traverse notre ville pour atteindre la capitale", explique le chef de la défense de la ville, Dmytro Bryzhinskyi. "Poutine avait été soutenu dans son attaque contre la Crimée. Ici, c’est le nord. Personne ne soutient les Russes."
Dans les rues des villages voisins, on découvre de multiples obstacles en béton ou en terre érigés à la hâte lors de l’invasion. "Ces défenses ralentissaient les chars. Certains se détournaient de la route pour les éviter. Ils s’isolaient et étaient détruits par notre artillerie", poursuit-il. "Le secret, c’est le mouvement."
Bloqués par la résistance, les soldats russes passèrent aux armes non conventionnelles. "Six de nos hommes ont été piégés par une unité russe à l'entrée de la ville. Plutôt que de les faire prisonniers, ils les ont brûlés au lance-flammes. Un seul a pu s’échapper", dit Youri Korochock, colonel des gardes-frontières.
Le martyr de Yahidne
Nous arrivons à Yahidne, un village où 370 habitants ont été séquestrés dans la cave de l’école durant un mois pour servir de boucliers humains. Dix personnes, les plus âgées, n’ont pas survécu.
Ludmilla, 51 ans, a été enfermée avec sa petite-fille Polina, âgée d'un an, dans une petite salle humide avec une vingtaine d'autres villageois. Elle nous y emmène.
"Nous avons été forcés de rester ici du 4 au 30 mars", raconte Ludmilla, "ils nous menaçaient de leurs armes. Nous n’étions pas autorisés à sortir. Nous n’avions pas assez à manger."
"Pendant que nous creusions les tombes, un char est arrivé et nous a mitraillés."
Sur les murs de la cave, des dessins d’enfants racontent la terreur. "Nous étions 170 dans cette partie de la cave, dont 39 enfants", témoigne Ivan Petrovich, 63 ans. "Les soldats russes ne nous considéraient pas comme des humains. Ils auraient été plus doux avec des animaux."
Il évoque un jour funeste. "Trois personnes venaient de mourir. Les Russes nous ont autorisés à les enterrer dehors. Pendant que nous creusions les tombes, un char est arrivé et nous a mitraillés. Beaucoup ont été blessés", dit-il.
Le soir venu, les femmes devenaient des proies pour les guerriers russes. "Les soldats sont venus, ils hurlaient qu’ils voulaient des filles. Ils étaient ivres. Nous nous sommes mis à crier contre eux pour les faire partir", dit Olena Petrivna, cheffe de la communauté des 17 villages de la région. Les tentatives de viol, quotidiennes, échouèrent grâce à cette solidarité.
La Cour pénale internationale a enquêté sur ces crimes. Pour les habitants de Yahidne, une longue attente a commencé avant que justice se fasse.
Dans les geôles russes
Dans les zones occupées, Moscou a déporté des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants en Russie. Ce comportement prédateur n'est pas nouveau. Depuis le début du conflit, en 2014, le régime russe emprisonne à tour de bras les Ukrainiens opposés à sa tutelle.
"J’ai été torturé à l’électricité, battu, laissé dehors dans le froid. Les Tchétchènes m’ont accroché à une croix pour m'humilier."
Voici le témoignage de Pavlov Hryb, ancien prisonnier politique. "J'avais 17 ans, j'étais jeune. Je m'étais rendu à Homiel, en Biélorussie, pour parler de la révolte de Maïdan. J’ai été arrêté par le KGB biélorusse puis transféré en Russie par le FSB", raconte-t-il. "Je suis resté plus de deux ans dans les prisons russes, où j’ai subi des actes de torture."
Pavlov a été libéré lors d’un échange de prisonniers entre Kiev et Moscou. Depuis lors, il s'est engagé dans la Plateforme pour la libération des prisonniers politiques, une ONG créée par son père, Igor Hryb.
Stanislav Klykh, un autre témoin, a été emprisonné quatre ans en Tchétchénie sur ordre de Moscou. "J’ai été torturé à l’électricité, battu, laissé dehors dans le froid. Les Tchétchènes m’ont accroché à une croix pour m'humilier", explique-t-il.
Des dizaines de prisonniers politiques sont encore dans les geôles de Moscou. Je rencontre leurs familles à Kiev, avec un sentiment d’impuissance lorsqu’ils implorent que l'on raconte leur histoire. "Nous avons besoin de l’aide de l’Europe pour les libérer. Nous sommes prêts à nous rendre à Bruxelles et à coopérer", dit Pavlov Hryb.
Se libérer de Moscou
La volonté du peuple ukrainien de se libérer s'enracine dans les souffrances endurées durant des siècles de dépendance. Le divorce est profond.
"Les Russes nient notre droit à être indépendants."
"Les Russes nient l'existence de l'Ukraine, ils veulent remplacer nos racines par les leurs", explique l’archevêque Yesvstrati Zoria, porte-parole de l'Église orthodoxe d'Ukraine. "Nous sommes différents. La société ukrainienne est européenne et démocrate. La Russie, tournée vers l'Asie, est dirigée par un dictateur, qu’on l'appelle tsar, secrétaire général ou président", dit-il.
"Depuis le XVIIe siècle, la Russie impose sa tutelle sur l’Ukraine. Elle rêve de devenir l’héritière de l’empire byzantin et de l’empire romain. Dans leur esprit, Moscou est la troisième Rome. Pour toutes ces raisons, les Russes nient notre droit à être indépendants. Mais l'Ukraine va se libérer de Moscou et de siècles d'esclavage", affirme-t-il.
Pour se libérer de l'envahisseur, les Ukrainiens attendent beaucoup de la contre-offensive. "L’idéal serait un choc qui brise en deux le front russe à partir de Zaporijia pour accéder à la Crimée. Mais je ne pense pas que ce sera l’option choisie", estime Mykhailo Gonchar, président du Center for Global Studies Strategy XXI, un des experts ukrainiens les plus réputés. "Ce sera probablement une opération sur des multiples points du front, dans plusieurs directions." Pour lui, c'est une question de jours.
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