Les trésors de l'économie bleue: la mer du Nord, cette onzième province à protéger
La protection de la côte est un business où les entreprises belges se développent et exportent leur savoir-faire.
Il existe peu de choses aussi typiquement belges que notre littoral en béton. Mais la digue, telle que nous la connaissons, n'est plus capable de protéger la côte contre une rapide montée des eaux. Nous devons rapidement trouver des solutions créatives. Nous ne pouvons pas continuer à construire des murs.
La technologie belge pourrait même apporter une solution à Venise, en train de s'enfoncer dans la mer. La semaine dernière, Thomas Sterckx, responsable de projets chez DEME (Dredging, Environmental and Marine Engineering), s'est rendu en mer accompagné par un caméraman italien. Dans la Cité des Doges, on s'intéresse tout particulièrement à un récif de moules situé à 2 km au large de La Panne. Sterckx et son équipe y testent comment ce type de récif pourrait protéger les plages contre l'érosion.
"Nous utilisons plusieurs techniques de base de l'aquaculture pour construire un récif biogénique", explique Sterckx. "Nous laissons les moules se développer sur une installation de cordages biodégradables. À terme, ces cordages disparaissent et les moules tombent sur le fond de la mer, où elles forment un récif. Des recherches antérieures, avec notamment des zostères (plantes aquatiques, NDLR) et des vers tubicoles (vers qui vivent dans un tube composé de sable et de calcaire, que le vers crée pour se protéger, NDLR), permettent de penser que le récif de moules est le plus apte à maintenir le sable en place, du sable qui serait balayé par les tempêtes."
Que voyez-vous lorsque vous regardez la mer du Nord? Une des composantes les plus innovantes de notre économie? Le top mondial en recherches maritimes? Probablement pas. Pourtant, l'économie bleue est un des piliers méconnus de la Belgique? Une onzième province, où l'on expérimente beaucoup et qui recèle de nombreuses solutions aux problèmes climatiques, énergétiques et de pénurie de matières premières.
Suivez notre série dans L'Echo et sur lecho.be tout au long du mois de mai.
Coastbusters, projet innovant
Le récif de moules fait partie de Coastbusters, un projet portant sur la protection des côtes, auquel participent DEME, le groupe de dragage Jan De Nul et la société textile Sioen. Il est soutenu par l'Instituut voor Landbouw, Visserij en Voedsel (ILOV ou Institut de recherche sur l'agriculture, la pêche et l'alimentation), la Vlaio (Vlaams Agentschap Innoveren en Ondernemen ou Agence flamande pour l'innovation et l'entrepreneuriat) et le Vlaams Instituut voor de Zee (VLIZ ou Institut flamand de la mer).
Coastbusters est un projet pilote né à partir de De Blauwe Cluster, le fer de lance flamand du développement économique dans et autour de la mer du Nord. Il fait partie d'une réflexion globale menée par la Flandre pour protéger l'avenir de la côte, en explorant des solutions innovantes. Autre exemple: en 2019, le dragueur belge Jan De Nul a aidé les Pays-Bas – pourtant la référence mondiale en matière de construction de digues et de protection des côtes – en construisant une digue de sable naturelle à Texel, une île de la mer du Nord.
Ces nouvelles technologies sont nécessaires pour que nous puissions, à l'avenir, lutter contre les changements climatiques. À cause de l'élévation du niveau de la mer, l'eau érode les plages qui apportent, comme les digues, une protection contre les tempêtes. En Flandre, 15% de la superficie se situe à moins de 5 mètres au-dessus du niveau moyen de la mer. Cela fait de la Belgique le pays européen le plus vulnérable aux inondations, après les Pays-Bas.
Le niveau de la mer du Nord se situe aujourd'hui 20 cm au-dessus de celui de 1925, soit il y a près de 100 ans. Mais cette montée s'accélère: les scientifiques s'attendent à ce qu'entre 2000 et 2050, le niveau monte encore de 30 cm. En 2011, le gouvernement flamand a alloué 300 millions d'euros au Masterplan Kustveiligheid (Plan directeur de sécurité côtière), qui comprend une série de mesures destinées à protéger notre littoral contre des conditions météorologiques extrêmes.
"Le point de départ de ce plan est: doux quand c'est possible, dur lorsque c'est nécessaire", explique Peter Van Besien de l'Agentschap Maritieme Dienstverlening en Kust (MDK ou Agence de services maritimes et côtiers). Il veille sur la sécurité de la côte et coordonne l'ensemble du projet, de l'étude à la consultation des communes, en passant par la conception et l'adjudication des projets et le suivi de la gestion.
Comme exemple de mesure "douce", nous pouvons citer ce que l'on appelle en jargon le "rechargement des plages". En d'autres termes, il s'agit d'agrandir artificiellement une plage en y ajoutant du sable. Le plus bel exemple de mesure dure est connu de tous: la digue de mer. Elle a déjà dû être renforcée à certains endroits, à l'aide de murs anti-tempête destinés à apporter une protection supplémentaire contre le sable et l'eau de mer.
"Quand j'étais enfant, il fallait descendre un escalier de 20 marches pour arriver à la plage. Aujourd'hui, la plage et la digue sont quasiment à la même hauteur."
Mais ces mesures ont leurs limites. À cause du rechargement des plages, plus de 500.000 mètres cubes de sable viennent s'ajouter chaque année. "Quand j'étais enfant, il fallait descendre un escalier de 20 marches pour arriver à la plage", se souvient Peter Van Besien.
"Aujourd'hui, la plage et la digue sont quasiment à la même hauteur." Il n'y a donc pas beaucoup de place pour du sable supplémentaire, et la digue de mer ne peut pas être rehaussée à l'infini. "Les solutions de type infrastructure pour lutter contre la hausse de niveau attendue de 30 cm sont encore réalisables. Elles peuvent s'intégrer de manière élégante et intelligente dans l'espace public", explique Van Besien. "Dans de nombreuses communes côtières, on a construit des petits murs de 40 cm qui peuvent également servir de bancs. Mais le niveau de la mer continuera à monter, peut-être de trois mètres d'ici 2100", poursuit-il. "Nous ne pouvons pas construire un mur de trois mètres le long de la digue."
Du contrôle à la gestion
Mais dans ce cas, comment éviter que les habitants de Flandre Occidentale, dont 33% vivent sur des terres basses, ne se retrouvent les pieds dans l'eau? Et comment protéger notre côte, la plus densément construite d'Europe, contre les tempêtes? Les moyens traditionnels ayant atteint leurs limites, les chercheurs et les concepteurs proposent d'inverser la logique. "Au lieu d'essayer de contrôler la nature, nous devons laisser cette dynamique se mettre en place et réfléchir à la manière dont nous pouvons l'utiliser pour protéger ce que nous considérons comme important sur la côte", explique Marijn Rabaut, expert en gestion marine au sein de De Blauwe Cluster.
"Nous devons passer d'un système de protection contrôlée à un système plus dynamique, laissant place à d'autres formes de développement naturel, de loisirs et d'économie."
Marijn Rabaut étudie comment donner à l'innovation une place en mer, au sens propre comme au figuré. Il parle d'un changement de paradigme: du "contrôle" à la "gestion". "Nous devons passer d'un système de protection contrôlée à un système plus dynamique, laissant place à d'autres formes de développement naturel, de loisirs et d'économie."
À la demande de l'agence MDK, plusieurs projets pilotes ont vu le jour pour analyser quelles sont les solutions naturelles qui fonctionnent, et à quel endroit. À Raversijde, par exemple, les chercheurs étudient l'effet protecteur des dunes. Sur une longueur de 700 mètres, des oyats (plantes vivaces, NDLR) ont été plantés sur dix sections différentes.
"À Raversijde, le sable constitue un problème majeur", poursuit Peter Van Besien de MDK. "En cas de fort vent, le sable est poussé par-dessus la digue et se retrouve sur la route parallèle à la côte, ou sur les lignes du tram, avec toutes les conséquences que cela implique: la route doit être fermée et les rails nettoyés. Cela exige beaucoup de temps et d'investissements, pour un problème récurrent. Les petits murs en béton qui longent la digue arrêtent déjà une partie du sable, mais ne suffisent pas en cas de grosse tempête."
L'installation d'une dune devant la digue devrait permettre de retenir davantage de sable pendant les tempêtes. Au même moment, une dune plus imposante accueillant une flore plus variée apporterait une meilleure protection contre les inondations. "Avec la KU Leuven et l'Université de Gand, nous étudions différentes options: quelles sont les meilleures dispositions et densités de plantes et de quoi ces oyats ont-ils besoin pour survivre? Nous souhaitons utiliser ces résultats pour installer des dunes à d'autres endroits."
Lire aussi | Des "blue deals" pour sauver la mer du Nord
Digue d'herbes
À Westende, l'administration communale n'a pas attendu les résultats de ces projets pilotes: ici, la "digue d'herbes" constitue l'épine dorsale du plan de rénovation de la digue. À la suite du Plan directeur de la sécurité côtière, la commune a dû revoir ses infrastructures. "Mais les structures en dur exigent d'importants investissements, et ont une durée de vie limitée au vu de l'imprévisibilité des changements climatiques et de la montée des eaux", explique Stijn Gussé, directeur du domaine public et des bâtiments à Middelkerke, l'entité dont Westende fait partie.
"Grâce aux plantations, nous avons utilisé la nature en tant que système de protection dynamique, moins coûteux et autonome."
La première phase des travaux a été achevée avant les vacances de Pâques. Le résultat: une nouvelle dune, coupée en deux par un sentier de promenade exposé au soleil dès le matin. "Grâce aux plantations, nous avons utilisé la nature en tant que système de protection dynamique, moins coûteux et autonome. Si nous avions voulu rénover la digue de manière traditionnelle, nous aurions eu besoin de 70% de budget en plus. Mais le projet n'est pas uniquement durable d'un point de vue financier. Le béton a une durée de vie de 50 ans, parfois de 75 ans, alors que les oyats continuent à pousser et que la dune se renforce d'elle-même grâce au sable apporté par le vent."
Le coût total de la nouvelle digue à Westende se monte à 15 millions d'euros, dont une partie est subsidiée par MDK, grâce aux économies attendues sur le rechargement des plages. Pour Tomas Sterckx, de l'équipe Coastbusters, cette solution n'est pas tenable à long terme. "Sur la côte belge, nous avons testé deux techniques de rechargement des plages. D'une part la méthode classique: l'apport de sable supplémentaire, vu que la mer gagne du terrain. Mais ce sable est lui aussi emporté. Nous devons régulièrement en ajouter pour respecter les normes de sécurité."
Une autre possibilité consiste à apporter une quantité importante de sable sur l'estran, c'est-à-dire la partie de la plage qui est immergée en permanence. Selon l'agence MDK, l'avantage de cette technique est son prix plus avantageux. De plus, la nature elle-même – par le truchement des marées et des tempêtes – fait en sorte que le sable se retrouve progressivement sur la plage.
Pour Sterckx, cette approche est plus durable, vu qu'elle nécessite moins d'interventions humaines, mais MDK est conscient de son point faible. "Nous ne contrôlons pas la vitesse de propagation naturelle", explique Peter Van Besien. "Le processus ne peut donc pas être accéléré après une tempête, et le sable ne se retrouve pas toujours à l'endroit où il est le plus utile pour protéger la côte."
Tourisme bleu
La durabilité est un facteur essentiel de ces solutions naturelles. Mais il en faut plus pour convaincre de leur utilité. C'est pourquoi leur multifonctionnalité sera également un atout majeur pour le futur. "La côte est un système complexe", estime Dries Debruyne, Innovation Manager chez De Blauwe Cluster. "Nous collaborons avec des ingénieurs hydrauliques, des architectes, des urbanistes et des écologistes et nous misons beaucoup sur l'utilisation multiple de l'espace. Quels sont les besoins et objectifs des autorités locales, et quels sont les maillons faibles naturels du littoral? Comment les combiner avec les écoloisirs et les nouvelles formes de tourisme? Il y a 100 ans, la seule réponse était: construisons une digue et nous verrons ensuite ce que nous pourrons y faire. Nous ne voulons plus de ces solutions classiques."
Ce raisonnement est devenu le fondement du bastion économique qu'est devenue la côte belge. La plage, la digue, les établissements horeca, les commerçants locaux, l'immobilier… le tourisme génère chaque année un chiffre d'affaires de 2,8 milliards d'euros, dont 1 milliard pendant les deux mois d’été, juillet et août. Que se passera-t-il lorsque la digue aura perdu son statut d'épicentre du tourisme?
"La côte ne se transformera pas en un long serpent de dunes", ajoute Peter Van Besien. "Ce n'est d’ailleurs pas possible partout: dans les zones portuaires, par exemple, nous ne disposons pas de l'espace suffisant. Nous allons étudier les points noirs, zone par zone, et voir quelles sont les solutions possibles. Un objectif important des projets pilotes consiste à offrir une base aux communes. Une dune qui grandit devant la digue ne risque-t-elle pas de cacher la vue? C'est une question sensible pour les touristes et les exploitants de cafés, mais aussi pour les propriétaires d'appartements sur la digue. Avec les projets pilotes, nous souhaitons démontrer que les solutions naturelles peuvent générer une plus-value."
La relance économique était un objectif important du projet de renouvellement de la digue à Westende. Et il porte déjà ses fruits, ajoute Stijn Gussé. "Une partie de Westende était à l'agonie. Mais nous constatons que le nouveau design fait son chemin, par exemple dans le secteur de l'immobilier. Les promoteurs se montrent à nouveau prêts à investir." Le secteur de l'horeca devrait également profiter de la nouvelle digue, estime Gussé. "Les terrasses ont été intégrées dans le projet, à proximité de la plage, et elles seront au soleil plus tôt et plus longtemps."
Les solutions écosystémiques, comme le récif de moules de Coastbusters, se heurtent également à des obstacles. "Pourquoi renoncer à une zone économiquement intéressante et faire le choix d'une nature sauvage, avec les incertitudes que cela induit? Nous essayons de couper court aux critiques en menant des recherches complémentaires sur l'impact du récif de moules sur la biodiversité et sa contribution à l'écosystème", explique le responsable de projet Tomas Sterckx.
"Si la biodiversité était incluse dans le calcul du PIB, son utilité serait évidente pour tout le monde."
"Les pêcheurs se plaindront, par exemple, que nous leur confisquons des zones de pêche. Mais je pense qu'à terme, ce type de récif sera une bénédiction pour les poissons. Il devrait foisonner de biodiversité et servir de zone de reproduction pour la faune sous-marine, dont la population devrait augmenter. De plus, des plantes – notamment les herbiers marins – poussent sur ce type de récif, ce qui permet de capter du CO2. Si la biodiversité était incluse dans le calcul du PIB, son utilité serait évidente pour tout le monde." Cela fait aussi partie des recherches. "Nous étudions, avec des économistes, comment traduire en euros la valeur de ce type de solution, et comment valoriser son volet social. Ce sera en grande partie déterminant pour le succès de nos projets", poursuit Sterckx.
Leur impact sur notre économie se fait déjà sentir. Avec les nouvelles formes de protection côtière, un nouveau marché est en train de voir le jour. Les investissements réalisés par Coastbusters – soit un peu moins de 3 millions d'euros – sont partagés entre les secteurs public et privé. La VLAIO a investi 2 millions d'euros, le reste étant apporté par les entreprises impliquées dans le projet – DEME, Jan De Nul et Sioen – dans l'espoir que le projet pilote soit un succès, et que les nouvelles technologies utilisées puissent être commercialisées.
"Lorsque nous avons lancé Coastbusters, on nous riait au nez. Mais l'idée un peu folle est en train de devenir un véritable business."
Les solutions naturelles font déjà partie du répertoire de DEME, qui fut également le premier à créer des zones d'inondation contrôlées dans le cadre du Plan Sigma, le projet du gouvernement flamand dont l'objectif est de réduire le risque d'inondation dans le bassin de l'Escaut. Sterckx pense que le vent est en train de tourner. "Lorsque nous avons lancé Coastbusters, on nous riait au nez: que fait une société de dragage avec des moules et des vers marins? Mais au grand étonnement de tous, nous avons reçu des subsides: l'idée un peu folle est en train de devenir un véritable business." Il considère l'intérêt manifesté par la ville de Venise comme un signe. "La ville fait face à un grave problème: un patrimoine de grande valeur est menacé de disparition à cause de l'élévation du niveau de la mer. Ses zones tampons naturelles ont été détruites par l'industrie touristique. Nos récifs pourraient être la solution à ce problème."
Les plus lus
- 1 Le cessez-le-feu partiel en Ukraine conclu entre Trump et Poutine est un "échec"
- 2 Formation du gouvernement bruxellois: un nouvel échec pour les négociateurs
- 3 Ce qui se cache derrière l'arrestation d'Ekrem Imamoglu, l'opposant numéro un d'Erdogan
- 4 Élever un enfant coûte aussi cher qu'une maison, selon AG
- 5 Le salaire brut médian atteint près de 4.000 euros à Bruxelles