La crise a donné un coup de pouce aux filières d'alimentation locales et bio. Un changement de consommation qui s'inscrit dans une mutation des systèmes alimentaires, en quête de résilience face au réchauffement climatique qu’ils attisent.
Mangera-t-on bientôt tous bio, local et de saison? Les injonctions à adopter un régime alimentaire respectueux des cycles naturels donnent des ailes aux circuits alternatifs. Ce qui reste aujourd’hui une niche, prisée par des convaincus prêts à y mettre le prix, peut-il à terme éclipser l’agriculture conventionnelle? Ou celle-ci va-t-elle imposer le sillon de sa propre transition, entre défense des acquis et remise en question? Dans une planète en surchauffe, les nouveaux chemins de la fourche à la fourchette promettent une tempête dans les assiettes.
C’est une des vertus du confinement, s’il fallait lui en trouver: il aura donné un coup de pouce à la vente locale d’aliments frais et de saison. Peut-être parce qu'enfermés chez soi, on aura trouvé davantage de temps pour les cuisiner. Peut-être aussi parce qu’en cherchant des alternatives aux files des supermarchés, certains se seront tournés vers la vente directe à la ferme, auront essayé le panier de saison ou l’abonnement à un système de livraison d’ingrédients frais calibrés pour le repas.
Le livreur de boîtes à cuisiner eFarmz a vu ses ventes tripler de mi-mars à mi-octobre, pendant que l’épicerie bio en ligne Greenwez démarrait en fanfare en Belgique. "La vente en ligne a explosé et ça va rester un argument de vente pour les circuits courts", estime Julien Noël, chercheur à Gembloux Agro-BioTech. Il n’existe pas de statistiques précises sur ces circuits courts, mais en combinant vente directe et commercialisation locale, "on estime que ça représente 7% de l’agriculture wallonne", indique-t-il. Une niche qui devrait continuer de croître, d’autant que les pouvoirs publics s’y impliquent: Bruxelles veut qu’à l'horizon 2035, ses habitants consomment 30% de fruits et légumes produits localement.
Souvent associée à la mouvance locale, la filière bio aussi a connu un coup de pouce avec le premier confinement: près de la moitié des producteurs ont doublé leur chiffre d'affaires pendant cette période. Le boom a surtout concerné ceux qui proposent de la vente directe, a constaté Biowallonie, l’ASBL qui épaule les professionnels du secteur. Mais le soufflé est vite retombé: "Il y a eu un énorme choc au début, mais la plupart des gens sont retournés à leur circuit habituel.
LA SURFACE DES CULTURES BIO EST EN PROGRESSION CONSTANTE
Superficie (en ha)
Source: Biowallonie
Si la pandémie a changé nos habitudes, c'est seulement à la marge. Mais cette marge révèle un mouvement de fond. La part du bio augmente constamment depuis dix ans et la consommation de viande baisse, alors même que les ménages consacrent à la nourriture une part de plus en plus grande de leur budget. Poussé par un consommateur plus concerné par les enjeux environnementaux, le secteur a amorcé une mutation. Reste à voir jusqu’où le mouvement le portera.
PART DES ALIMENTS ET BOISSONS DANS LES DÉPENSES DES MÉNAGES
En %, hors alcool
Source: Statbel
Le modèle des producteurs qui écoulent leur production locale en direct ou au travers de coopératives peut-il sortir de sa niche? Si le circuit court s'est forgé une petite place en chassant les intermédiaires, il doit à présent en réinventer s'il veut changer d'échelle, estime Julien Noël. Et le rôle des pouvoirs publics dans cette dynamique sera important. "On voit des signaux intéressants dans l'approvisionnement des cantines: des instances régionales, des collectivités, qui veulent développer la part des produits locaux dans les assiettes des écoles, des maisons de retraite, des CPAS. Et en face, on a des producteurs qui essayent de se regrouper pour répondre à cette demande."
Mais construire un maillage dense de producteurs locaux qui soit capable de répondre à une demande importante est une opération complexe qui se fait à l’échelle de la décennie, souligne le chercheur. Pour l'instant, les "Sodexo locaux" ont du mal à trouver producteurs et débouchés, pour des raisons tant d'organisation que de coûts, observe-t-il. "On voit beaucoup d’efforts en Wallonie et à Bruxelles pour travailler le collectif et réfléchir à la logistique, qui restent les gros points noirs des circuits courts."
Pendant ce temps, les structures installées s’engagent aussi dans des démarches plus locales. Les circuits de distribution classique mettent en valeur une offre de produits du terroir, et étoffent leur offre de produits bio, qu’ils sont de loin les premiers à écouler. Des fournisseurs se revendiquent aussi de démarches écoresponsables en restreignant leurs zones de distribution pour réduire leur empreinte carbone – on peut citer Spadel, qui limite le rayon de chalandise de ses eaux à 400 km, ou Cosucra, producteur de pois qui exporte mondialement mais entend se limiter à un périmètre de 500 km d'ici la fin de la décennie.
LES SUPERMARCHÉS, PREMIERS DISTRIBUTEURS DE BIO EN BELGIQUE
En % des dépenses en 2019
Source: VLAM - GfK Belgium
La destinée des nations dépend de la manière dont elles se nourrissent, disait au XIXe siècle le gastronome Anthelme Brillat-Savarin. À l’écouter, les Belges ont du souci à se faire: le pays était en 2018 le plus mauvais élève d'Europe en matière de durabilité alimentaire, selon l'indice du même nom développé par The Economist, qui permet de comparer les performances des pays selon trois catégories de facteurs: gaspillage alimentaire, agriculture durable et défis nutritionnels.
LA BELGIQUE À LA TRAINE EN MATIÈRE DE DURABILITÉ ALIMENTAIRE
Source: The Economist Intelligence Unit
Mais au XXIe, on peut transposer la sentence du Français à la destinée de l'humanité: la mutation des systèmes de production est devenue un impératif existentiel. Alors que 800 millions de personnes sont affamées et qu' un décès sur cinq est dû à une alimentation inadaptée, la dégradation de l’environnement met en péril la production de nourriture.
La disparition de la biodiversité “menace gravement l’avenir de notre alimentation, de nos moyens de subsistance, de notre santé et de notre environnement”, alerte l’agence des Nations unies pour l’alimentation (FAO ). Depuis l'an 2000, 150 races bovines se sont éteintes. Pollinisateurs, organismes du sol et ennemis naturels des parasites disparaissent rapidement, et une fois perdue, cette biodiversité ne peut être récupérée. Les causes sont identifiées de longue date: changements dans l'utilisation des sols, pollution, surexploitation, croissance démographique, changement climatique...
Et sur une planète qui vire à l’étuve, les tensions sur la production alimentaire ne vont cesser de s’aggraver: sécheresses, inondations, salinisation des sols... La clé des stratégies à développer pour s’y adapter, souligne la FAO, c'est la "biodiversité agricole", soit la diversité des organismes et écosystèmes gérés consciemment par l'agriculteur. Un enjeu sur lequel il reste fort à faire: sur quelque 6.000 espèces de plantes de culture, 9 représentent 66% des récoltes mondiales.
La mutation est d’autant plus urgente que l'agriculture est une cause majeure des changements climatiques qui la menacent: en 2019, le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec) estimait que l’utilisation des terres et le système alimentaire dans son ensemble peuvent générer jusqu'à 37% des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Les risques ne se posent pas de la même manière en Belgique qu’au Bangladesh, mais partout "le niveau de risque dépendra à la fois du niveau de réchauffement et de la manière dont la population, la consommation, la production, le développement technologique et les modèles de gestion des terres évoluent", prévient le Giec.
Pour autant, cette nouvelle agriculture a ses limites. Si les circuits courts peuvent encourager des pratiques de production de plus petite échelle et une diversification des cultures, ils présentent des angles morts environnementaux dans une économie qui tourne aux énergies fossiles. "Les agneaux de Nouvelle-Zélande élevés en extensif et acheminés par bateau sont plus efficients sur le plan énergétique. Les circuits courts ne peuvent pas rivaliser", indique Julien Noël. "Mais si on prend en compte les conditions éthiques, le bien-être animal, alors ils reviennent dans le jeu."
Poussée à l’extrême, la logique locale pose aussi d’évidentes questions de sécurité alimentaire. En 2016, la production de blé tendre a baissé de près de 30% en Belgique, rappelle Philippe Burny, au Centre wallon de recherches agronomiques – "relocaliser, ça ne veut pas dire qu'il faut fermer les frontières pour autant".
Et l’agriculture biologique trouve de féroces détracteurs lorsqu’elle veut s’ériger en modèle universel. L’économiste et géographe française Sylvie Brunel, ex-présidente de l’ONG Action contre la faim, met en garde contre l’abandon complet des intrants chimiques: "Si tout le monde désarme, nous reviendrons aux attaques massives qui ont toujours dévasté les cultures et les élevages dans l’histoire", augure-t-elle dans un récent ouvrage en forme de plaidoyer pour un usage mesuré des intrants chimiques à la faveur de l’émergence d’une agriculture de précision ("Pourquoi les paysans vont sauver le monde").
L’agroécologie, qui consiste à optimiser les ressources et services apportés par la nature pour réduire au maximum les intrants de synthèse - sans promesse de les abandonner totalement donc -, s’avance en concept prometteur. "Les exploitations agroécologiques présentent des résultats économiques à moyen terme supérieurs à ceux d’exploitations conventionnelles, malgré une baisse des rendements", signale France Stratégie, le service de prospective du gouvernement français.
De meilleures recettes malgré une baisse des rendements, cela souligne l’épineuse question du prix, alors que l'agriculture extensive a d'abord été synonyme d'alimentation abondante et bon marché. “Il ne faut pas oublier que dans les années 1960, on était déficitaires en tout en Belgique, et les dépenses alimentaires représentaient environ la moitié du budget des ménages”, rappelle Philippe Burny. "Ce n'est pas pour ça qu'il faut produire trop, casser les dynamiques des pays en développement: il faut changer l'agriculture, mais il ne faut pas non plus jeter le bébé avec l'eau du bain."
En Europe, la Politique agricole commune (PAC) a joué à partir de 1962 un rôle moteur dans l’intensification de la production, par les remembrements, l’encouragement des grandes exploitations hautement productives abreuvées d’intrants. Une mise à jour du cadre européen doit être adoptée début 2021: sans être un tournant décisif, la nouvelle PAC marquera une nouvelle étape dans un verdissement entamé ces trois dernières décennies, observe Philippe Burny. "Même si beaucoup d'organisations de défense de l’environnement demandent plus, on va dans la direction d'un renforcement continu des ressources pour une agriculture plus durable."
Dans sa stratégie "de la ferme à la fourchette", la Commission européenne veut qu'un quart de la surface agricole européenne soit dévolue au bio d’ici la fin de la décennie. Ce serait un changement d’échelle majeur - on en est très loin. "Mais qui va acheter tous ces produits bio, et à quel prix? Va-t-on demander aux agriculteurs de vendre du bio au prix du conventionnel avec des rendements sensiblement moindres et exigeant plus de main d'œuvre?", interroge le chercheur.
PART DE MARCHÉ DU BIO EN EUROPE
En %, en 2018
Source: FiBL
L’Europe n’aura pas réponse à tout. Sa nouvelle politique agricole va aussi responsabiliser les échelons national et régional: chaque pays devra désormais détailler la manière dont il compte contribuer aux efforts communs, du bio à la réduction des quantités d'engrais, de pesticides ou d'antibiotiques.
La production alimentaire est un gros bateau dont on ne change pas la direction sur le coup d'une crise. L’avenir dira si celle-ci aura contribué à accélérer sa transition.