Rétro 2020

Comment votre assiette va s'adapter aux limites de la planète

La crise a donné un coup de pouce aux filières d'alimentation locales et bio. Un changement de consommation qui s'inscrit dans une mutation des systèmes alimentaires, en quête de résilience face au réchauffement climatique qu’ils attisent.

Par Frédéric Rohart | 11 décembre 2020

Mangera-t-on bientôt tous bio, local et de saison? Les injonctions à adopter un régime alimentaire respectueux des cycles naturels donnent des ailes aux circuits alternatifs. Ce qui reste aujourd’hui une niche, prisée par des convaincus prêts à y mettre le prix, peut-il à terme éclipser l’agriculture conventionnelle? Ou celle-ci va-t-elle imposer le sillon de sa propre transition, entre défense des acquis et remise en question? Dans une planète en surchauffe, les nouveaux chemins de la fourche à la fourchette promettent une tempête dans les assiettes.

Le Covid a dopé les circuits verts

C’est une des vertus du confinement, s’il fallait lui en trouver: il aura donné un coup de pouce à la vente locale d’aliments frais et de saison. Peut-être parce qu'enfermés chez soi, on aura trouvé davantage de temps pour les cuisiner. Peut-être aussi parce qu’en cherchant des alternatives aux files des supermarchés, certains se seront tournés vers la vente directe à la ferme, auront essayé le panier de saison ou l’abonnement à un système de livraison d’ingrédients frais calibrés pour le repas.

Le livreur de boîtes à cuisiner eFarmz a vu ses ventes tripler de mi-mars à mi-octobre, pendant que l’épicerie bio en ligne Greenwez démarrait en fanfare en Belgique. "La vente en ligne a explosé et ça va rester un argument de vente pour les circuits courts", estime Julien Noël, chercheur à Gembloux Agro-BioTech. Il n’existe pas de statistiques précises sur ces circuits courts, mais en combinant vente directe et commercialisation locale, "on estime que ça représente 7% de l’agriculture wallonne", indique-t-il. Une niche qui devrait continuer de croître, d’autant que les pouvoirs publics s’y impliquent: Bruxelles veut qu’à l'horizon 2035, ses habitants consomment 30% de fruits et légumes produits localement.

"Une fois le confinement levé, on estime qu'à peu près 3% des nouveaux clients sont restés." John Blanckaert, Biowallonie

Souvent associée à la mouvance locale, la filière bio aussi a connu un coup de pouce avec le premier confinement: près de la moitié des producteurs ont doublé leur chiffre d'affaires pendant cette période. Le boom a surtout concerné ceux qui proposent de la vente directe, a constaté Biowallonie, l’ASBL qui épaule les professionnels du secteur. Mais le soufflé est vite retombé: "Il y a eu un énorme choc au début, mais la plupart des gens sont retournés à leur circuit habituel.

LA SURFACE DES CULTURES BIO EST EN PROGRESSION CONSTANTE

Superficie (en ha)

Source: Biowallonie

Si la pandémie a changé nos habitudes, c'est seulement à la marge. Mais cette marge révèle un mouvement de fond. La part du bio augmente constamment depuis dix ans et la consommation de viande baisse, alors même que les ménages consacrent à la nourriture une part de plus en plus grande de leur budget. Poussé par un consommateur plus concerné par les enjeux environnementaux, le secteur a amorcé une mutation. Reste à voir jusqu’où le mouvement le portera.

PART DES ALIMENTS ET BOISSONS DANS LES DÉPENSES DES MÉNAGES

En %, hors alcool

Source: Statbel

Olivier de Schutter, rapporteur spécial des Nations unies Mangera-t-on différemment dans dix ans par rapport à aujourd'hui? Je pense qu’on aura une diminution de la consommation de protéines animales, un intérêt plus grand pour le bio et le local, mais aussi un retour à la pratique de cuisiner des produits frais. C’est une évolution importante, mais qui suppose un changement dans les modes de vie: ça suppose qu’on consacre du temps à choisir ses aliments, à les cuisiner. Ça suppose que l’on replace l’alimentation au centre de nos existences, plutôt que de voir l’alimentation simplement comme nécessaire pour répondre à des besoins physiologiques.

Mais changer d'échelle leur prendra du temps

Le modèle des producteurs qui écoulent leur production locale en direct ou au travers de coopératives peut-il sortir de sa niche? Si le circuit court s'est forgé une petite place en chassant les intermédiaires, il doit à présent en réinventer s'il veut changer d'échelle, estime Julien Noël. Et le rôle des pouvoirs publics dans cette dynamique sera important. "On voit des signaux intéressants dans l'approvisionnement des cantines: des instances régionales, des collectivités, qui veulent développer la part des produits locaux dans les assiettes des écoles, des maisons de retraite, des CPAS. Et en face, on a des producteurs qui essayent de se regrouper pour répondre à cette demande."

Mais construire un maillage dense de producteurs locaux qui soit capable de répondre à une demande importante est une opération complexe qui se fait à l’échelle de la décennie, souligne le chercheur. Pour l'instant, les "Sodexo locaux" ont du mal à trouver producteurs et débouchés, pour des raisons tant d'organisation que de coûts, observe-t-il. "On voit beaucoup d’efforts en Wallonie et à Bruxelles pour travailler le collectif et réfléchir à la logistique, qui restent les gros points noirs des circuits courts."

"On voit beaucoup d’efforts en Wallonie et à Bruxelles pour travailler le collectif et réfléchir à la logistique, qui restent les gros points noirs des circuits courts." Julien Noël, chercheur à Gembloux Agro-BioTech

Pendant ce temps, les structures installées s’engagent aussi dans des démarches plus locales. Les circuits de distribution classique mettent en valeur une offre de produits du terroir, et étoffent leur offre de produits bio, qu’ils sont de loin les premiers à écouler. Des fournisseurs se revendiquent aussi de démarches écoresponsables en restreignant leurs zones de distribution pour réduire leur empreinte carbone – on peut citer Spadel, qui limite le rayon de chalandise de ses eaux à 400 km, ou Cosucra, producteur de pois qui exporte mondialement mais entend se limiter à un périmètre de 500 km d'ici la fin de la décennie.

LES SUPERMARCHÉS, PREMIERS DISTRIBUTEURS DE BIO EN BELGIQUE

En % des dépenses en 2019

Source: VLAM - GfK Belgium

Olivier de Schutter, rapporteur spécial des Nations unies Les circuits coopératifs qui se développent peuvent-ils continuer de se passer des chaînes de distribution classiques s’ils veulent changer d’échelle? Le débat sur ce point n’est pas clos. Quand Carrefour fait une place plus grande aux producteurs locaux qui livrent en circuits courts, est-ce que les producteurs locaux auront une participation suffisante à la définition des conditions d’approvisionnement? Est-ce qu’il seront suffisamment acteurs du changement? Le débat n’est pas simple. D’un côté, on a des circuits spécialisés qui risquent de rester peu abordables pour les publics précarisés, mais qui permettent une gouvernance plus participative, avec un respect des producteurs peut-être plus réel.

Et d’un autre côté, on a le risque de cooptation, de récupération par la grande distribution, dont beaucoup se méfient. Mais comme la très grande majorité de la population continue d’aller dans des supermarchés classiques, on peut se demander si ce n’est pas se priver d’une opportunité que de ne pas souhaiter davantage de produits bio et locaux sur les rayons des supermarchés.

Victime et coupable, l'agriculture doit changer

La destinée des nations dépend de la manière dont elles se nourrissent, disait au XIXe siècle le gastronome Anthelme Brillat-Savarin. À l’écouter, les Belges ont du souci à se faire: le pays était en 2018 le plus mauvais élève d'Europe en matière de durabilité alimentaire, selon l'indice du même nom développé par The Economist, qui permet de comparer les performances des pays selon trois catégories de facteurs: gaspillage alimentaire, agriculture durable et défis nutritionnels.

LA BELGIQUE À LA TRAINE EN MATIÈRE DE DURABILITÉ ALIMENTAIRE

Source: The Economist Intelligence Unit

Mais au XXIe, on peut transposer la sentence du Français à la destinée de l'humanité: la mutation des systèmes de production est devenue un impératif existentiel. Alors que 800 millions de personnes sont affamées et qu' un décès sur cinq est dû à une alimentation inadaptée, la dégradation de l’environnement met en péril la production de nourriture.

La disparition de la biodiversité “menace gravement l’avenir de notre alimentation, de nos moyens de subsistance, de notre santé et de notre environnement”, alerte l’agence des Nations unies pour l’alimentation (FAO ). Depuis l'an 2000, 150 races bovines se sont éteintes. Pollinisateurs, organismes du sol et ennemis naturels des parasites disparaissent rapidement, et une fois perdue, cette biodiversité ne peut être récupérée. Les causes sont identifiées de longue date: changements dans l'utilisation des sols, pollution, surexploitation, croissance démographique, changement climatique...

Et sur une planète qui vire à l’étuve, les tensions sur la production alimentaire ne vont cesser de s’aggraver: sécheresses, inondations, salinisation des sols... La clé des stratégies à développer pour s’y adapter, souligne la FAO, c'est la "biodiversité agricole", soit la diversité des organismes et écosystèmes gérés consciemment par l'agriculteur. Un enjeu sur lequel il reste fort à faire: sur quelque 6.000 espèces de plantes de culture, 9 représentent 66% des récoltes mondiales.

Olivier de Schutter, rapporteur spécial des Nations unies On a l’impression d’avoir affaire à deux agricultures, les "agrigeeks" face aux néo-paysans. Ces deux systèmes vont-ils continuer à se tourner le dos? Oui, je pense. La préoccupation montante pour l'environnement va se traduire par des réformes importantes dans deux directions opposées et à bien des égards concurrentes. Celle de l'agriculture de précision, high tech, et celle de l'agroécologie, qui mise sur un changement des pratiques, sur des techniques agronomiques comme la rotation de culture, les cultures associées, l'agroforesterie, etc. Ça correspond à deux philosophies différentes de la manière dont l'agriculture doit être transformée. L'une et l'autre se veulent une réponse au défi environnemental. Mais les réponses sont de nature très différentes avec des conséquences économiques très différentes en matière de concentration du pouvoir.

La mutation est d’autant plus urgente que l'agriculture est une cause majeure des changements climatiques qui la menacent: en 2019, le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec) estimait que l’utilisation des terres et le système alimentaire dans son ensemble peuvent générer jusqu'à 37% des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Les risques ne se posent pas de la même manière en Belgique qu’au Bangladesh, mais partout "le niveau de risque dépendra à la fois du niveau de réchauffement et de la manière dont la population, la consommation, la production, le développement technologique et les modèles de gestion des terres évoluent", prévient le Giec.

"Le niveau de risque dépendra à la fois du niveau de réchauffement et de la manière dont la population, la consommation, la production, le développement technologique et les modèles de gestion des terres évoluent." GIEC

Mais le bio-local n'a pas réponse à tout

Pour autant, cette nouvelle agriculture a ses limites. Si les circuits courts peuvent encourager des pratiques de production de plus petite échelle et une diversification des cultures, ils présentent des angles morts environnementaux dans une économie qui tourne aux énergies fossiles. "Les agneaux de Nouvelle-Zélande élevés en extensif et acheminés par bateau sont plus efficients sur le plan énergétique. Les circuits courts ne peuvent pas rivaliser", indique Julien Noël. "Mais si on prend en compte les conditions éthiques, le bien-être animal, alors ils reviennent dans le jeu."

Poussée à l’extrême, la logique locale pose aussi d’évidentes questions de sécurité alimentaire. En 2016, la production de blé tendre a baissé de près de 30% en Belgique, rappelle Philippe Burny, au Centre wallon de recherches agronomiques – "relocaliser, ça ne veut pas dire qu'il faut fermer les frontières pour autant".

Et l’agriculture biologique trouve de féroces détracteurs lorsqu’elle veut s’ériger en modèle universel. L’économiste et géographe française Sylvie Brunel, ex-présidente de l’ONG Action contre la faim, met en garde contre l’abandon complet des intrants chimiques: "Si tout le monde désarme, nous reviendrons aux attaques massives qui ont toujours dévasté les cultures et les élevages dans l’histoire", augure-t-elle dans un récent ouvrage en forme de plaidoyer pour un usage mesuré des intrants chimiques à la faveur de l’émergence d’une agriculture de précision ("Pourquoi les paysans vont sauver le monde").

Olivier de Schutter, rapporteur spécial des Nations unies Faut-il se faire à l'idée que les prix de l'alimentation augmenteront? N'est-ce pas dangereux pour les plus précaires? On pense souvent que le low cost serait une solution parce qu’on a des familles en pauvreté qui ne peuvent faire autrement que de s’approvisionner à travers ces filières. Mais ce n’est pas une solution durable. Notamment parce que ce sont les familles en précarité qui ont les indices de surpoids et d’obésité les plus importants, qui souffrent le plus de la malbouffe. L’alimentation low cost n’est pas un substitut à une protection sociale digne de ce nom. Dans le court terme, c'est vrai, on se sent un peu coincé dans le low cost, mais ce n'est pas une solution durable. Donc il faut travailler à une réforme des systèmes alimentaires. C’est un combat de moyen et long terme.

L’agroécologie, qui consiste à optimiser les ressources et services apportés par la nature pour réduire au maximum les intrants de synthèse - sans promesse de les abandonner totalement donc -, s’avance en concept prometteur. "Les exploitations agroécologiques présentent des résultats économiques à moyen terme supérieurs à ceux d’exploitations conventionnelles, malgré une baisse des rendements", signale France Stratégie, le service de prospective du gouvernement français.

“Il ne faut pas oublier que dans les années 1960, on était déficitaires en tout en Belgique, et les dépenses alimentaires représentaient environ la moitié du budget des ménages.” Philippe Burny, Centre wallon de recherches agronomiques

De meilleures recettes malgré une baisse des rendements, cela souligne l’épineuse question du prix, alors que l'agriculture extensive a d'abord été synonyme d'alimentation abondante et bon marché. “Il ne faut pas oublier que dans les années 1960, on était déficitaires en tout en Belgique, et les dépenses alimentaires représentaient environ la moitié du budget des ménages”, rappelle Philippe Burny. "Ce n'est pas pour ça qu'il faut produire trop, casser les dynamiques des pays en développement: il faut changer l'agriculture, mais il ne faut pas non plus jeter le bébé avec l'eau du bain."

L'Europe n'a pas dit son dernier mot

En Europe, la Politique agricole commune (PAC) a joué à partir de 1962 un rôle moteur dans l’intensification de la production, par les remembrements, l’encouragement des grandes exploitations hautement productives abreuvées d’intrants. Une mise à jour du cadre européen doit être adoptée début 2021: sans être un tournant décisif, la nouvelle PAC marquera une nouvelle étape dans un verdissement entamé ces trois dernières décennies, observe Philippe Burny. "Même si beaucoup d'organisations de défense de l’environnement demandent plus, on va dans la direction d'un renforcement continu des ressources pour une agriculture plus durable."

“Va-t-on demander aux agriculteurs de vendre du bio au prix du conventionnel avec des rendements sensiblement moindres et exigeant plus de main d'œuvre?" Philippe Burny, Centre wallon de recherches agronomiques

Dans sa stratégie "de la ferme à la fourchette", la Commission européenne veut qu'un quart de la surface agricole européenne soit dévolue au bio d’ici la fin de la décennie. Ce serait un changement d’échelle majeur - on en est très loin. "Mais qui va acheter tous ces produits bio, et à quel prix? Va-t-on demander aux agriculteurs de vendre du bio au prix du conventionnel avec des rendements sensiblement moindres et exigeant plus de main d'œuvre?", interroge le chercheur.

PART DE MARCHÉ DU BIO EN EUROPE

En %, en 2018

Source: FiBL

L’Europe n’aura pas réponse à tout. Sa nouvelle politique agricole va aussi responsabiliser les échelons national et régional: chaque pays devra désormais détailler la manière dont il compte contribuer aux efforts communs, du bio à la réduction des quantités d'engrais, de pesticides ou d'antibiotiques.

La production alimentaire est un gros bateau dont on ne change pas la direction sur le coup d'une crise. L’avenir dira si celle-ci aura contribué à accélérer sa transition.

Olivier de Schutter, rapporteur spécial des Nations unies L’Europe peut-elle éviter une contradiction entre ses objectifs environnementaux et sa nouvelle PAC? L’issue de la réforme de la PAC est difficile à apprécier parce que tout va dépendre du sérieux avec lequel la Commission européenne va évaluer les plans stratégiques que les États membres vont lui remettre. Et dans l’évaluation de ces plans stratégiques, qui autorise l’utilisation de l’argent de la PAC par les États, est-ce que la Commission va prendre en compte les engagements qu’elle a pris dans le cadre de la stratégie alimentaire "de la ferme à la fourchette" et dans le cadre de sa stratégie biodiversité? Si la Commission continue de traiter la PAC séparément de ces deux stratégies, effectivement le risque est grand que les objectifs environnementaux qui sont noblement annoncés soient sacrifiés.

Mais je n’exclurais pas un scénario où la Commission sera très exigeante pour les États et amènera finalement une sorte d’émulation pour que les États les plus rapides et les plus performants en matière de conversion vers le bio et l’agroécologie s’en trouvent récompensés sur le marché européen. Ça n'est pas à exclure. Mais ça n’est peut-être pas le scénario le plus probable.
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