Les scientifiques sont formels: le monde de demain sera électrique ou ne sera plus. Projection dans le futur (et le présent) d’une révolution énergétique désormais enclenchée.
Pour sauver la planète, au moins la moitié des véhicules vendus dans le monde devront être électriques en 2030.
Pour décarboner l’économie mondiale, les investissements dans les énergies renouvelables devront exploser, jusqu’à atteindre 2.200 milliards de dollars en 2030.
Ces constats, faits par l’Agence internationale de l’énergie (AIE), sont partagés par l’essentiel de la communauté scientifique spécialisée dans le climat et les responsables politiques commencent à en prendre la mesure. Comme souvent dans le monde de l’énergie, les chiffres sont gros. Très gros même.
Mais ces chiffres ne concernent plus un avenir lointain et incertain. Ces chiffres, ce sont ceux à considérer dès aujourd’hui, parce qu’ils s’inscrivent directement dans ce long processus qu’est la transition énergétique, et plus précisément dans celui de l’électrification sans cesse croissante de nos sociétés.
L’électricité est amenée à devenir toujours plus omniprésente dans nos quotidiens. Non seulement elle devra alimenter les moyens de chauffage à l’avenir, mais elle accompagnera aussi la numérisation de nos sociétés et le développement des pays du Sud. C’est un consensus.
Pour répondre à cette explosion de la demande électrique, les moyens de production devront suivre. Mais il faudra éviter de rejeter du CO2 dans l’atmosphère. Voilà le casse-tête à résoudre.
Bien sûr, construire ce système électrique du futur demandera des investissements titanesques, de la production (champs photovoltaïques, parcs éoliens, centrales nucléaires, etc.) à la consommation (batteries domestiques, compteurs intelligents, etc.) en passant, bien sûr, par les infrastructures (réseaux électriques de distribution et de transport, réseaux de transport d’hydrogène).
L’électrification s’érige aujourd’hui en défi majeur de la transition énergétique. 2020 et les années à venir constituent un moment charnière, celui où le changement doit véritablement s’enclencher. Notre époque marque une nouvelle ère de l’électricité.
En cette fin d’année, L’Echo vous propose un tour d’horizon du nouveau paradigme énergétique alors que l’électron est en passe de devenir le nouveau pétrole.
Selon l’AIE, «la croissance de la demande d'électricité a toujours été environ deux fois plus rapide que la croissance de la demande d’énergie ces dernières années». Pour le bureau de consultance McKinsey, la demande d’électricité devrait même doubler d’ici à 2050. Et la tendance n’est pas prête de s’inverser.
Les facteurs expliquant cette croissance constante de la demande sont nombreux. L’agence cite entre autres l’augmentation du niveau de possession d'appareils électroménagers et de climatiseurs dans le monde, la hausse de la consommation de biens et services dans les économies en développement et l'électrification des transports et de la production de chaleur. À cela s'ajoutent la numérisation de nos sociétés et la prolifération de centres de données, gourmands en énergie.
Les voitures, première source d'émission de co2 dans le secteur du transport
Projections pour 2020, en Gigatonnes de CO2
Source: International Energy Agency
Ici, l’exemple le plus parlant est sans doute la révolution en passe de se produire dans l'industrie automobile. Le secteur des transports est le deuxième plus gros émetteur de gaz à effet de serre derrière la production d’électricité. Il est responsable de 24% des émissions mondiales, et plus de la moitié de celles-ci sont imputables aux véhicules particuliers. Il est donc devenu indispensable d’électrifier le parc automobile mondial si l'on espère un jour respecter les objectifs de neutralité carbone. Aussi, pour décarboner totalement l’économie mondiale à l’horizon 2050, l’AIE estime que 50% des véhicules vendus dans le monde en 2030 devront être électriques – contre seulement 2,5% aujourd’hui.
Pour encourager ce changement de paradigme, le politique n’a d’autre choix que de se montrer ambitieux, à l’image du gouvernement Vivaldi qui a annoncé que tous les nouveaux véhicules de société devront être neutres en carbone d'ici à 2026. C’est bien, mais loin d’être suffisant. Pour atteindre les ambitieux objectifs climatiques, les scientifiques ne préconisent pas seulement un changement drastique des comportements. Ils appellent aussi (et surtout) à la mise en place de politiques énergétiques gouvernementales autrement plus fortes, afin d'encourager les investissements et le développement technologique.
L'électricité, première source d'émissions de co2 dans le monde
Source: International Energy Agency
Nous l’aurons compris, nos sociétés seront obligées de s’électrifier plus avant ou ne seront plus. Il nous faudra donc produire plus d’électricité et la produire mieux. Le mix de production énergétique du futur se devra d’être décarboné. Il n’y a pas le choix. Et dans cette optique, il est évident que les énergies renouvelables auront un rôle prépondérant à jouer.
VERS UNE ÉCONOMIE MONDIALE NEUTRE EN CARBONE EN 2050
L'évolution nécessaire en tonne équivalent pétrole des différentes sources de production afin d'arriver à une économie mondiale neutre en carbone en 2050
La tonne d'équivalent pétrole (tep) représente la quantité d'énergie contenue dans une tonne de pétrole brut, soit 41,868 gigajoules.
Source: International Energy Agency / Insee
Ici, selon son scénario «zéro carbone en 2050», l’AIE prévoit que les capacités de production d'électricité renouvelables (éolien, solaire et hydroélectrique) devront atteindre 60% de l'offre mondiale d'ici 2030, contre 27% en 2019. Pour que ces objectifs soient atteignables, l’agence estime que les investissements annuels devront passer de 760 milliards de dollars en 2019 à près de 2.200 milliards de dollars en 2030. Ce triplement des capitaux assignés au renouvelable devrait, entre autres, permettre d’ajouter 500 GW de capacités photovoltaïques chaque année,de développer l’éolien terrestre et en mer, et d'investir massivement dans les réseaux électriques. Dans ce scénario, le nucléaire occuperait 10% du mix énergétique tandis que le gaz jouerait un rôle transitoire. Le charbon, lui, devrait être progressivement abandonné.
LE MIX DE PRODUCTION ÉNERGÉTIQUE BELGE EN 2030
En Térawatt/heure | Sans nucléaire, le renouvelable est amené à représenter 50% du mix énergétique d'ici 2030. En attendant, le gaz jouera un rôle transitoire.
Source: FEBEG / EnergyVille / L'Echo
En Belgique, alors que le gouvernement Vivaldi a confirmé la sortie du nucléaire en 2025, le consortium de recherche EnergyVille prévoit que le mix énergétique belge sera composé de 50% d'énergie renouvelable à compter de 2030, ce qui sera rendu possible par l’adjonction de 4,6 GW de capacité éolienne offshore, d'autant pour l'éolien terrestre, ainsi que de 11 à 12 GW de solaire. En attendant, les chercheurs estiment que pour combler les 3,85 GW laissés vacants par la fermeture des centrales nucléaires, le gaz, subsidié par le biais du mécanisme de rémunération de la capacité (CRM), jouera un rôle transitoire. Une transition qui s’accompagnera d'un pic d'émissions de CO2 en 2026 avant un retour à un niveau inférieur à l'actuel en 2030.
Mais le renouvelable ne raconte pas toute l’histoire. D’autres technologies se devront d’épauler les nouveaux moyens de production d’électricité – qui pêchent par leur intermittence – afin de garantir la sécurité d’approvisionnement de réseaux sans cesse plus gourmands. Il y a bien sûr la question du nucléaire, lui aussi neutre en CO2, dont l'avenir est décidé au cas par cas par chaque pays. Il y a aussi les infrastructures de réseaux électriques, qui nécessitent des investissements colossaux: selon l'AIE, environ 730 milliards de dollars devront être investis par an pour les étendre, les moderniser et les digitaliser.
Au-delà des réseaux, le monde industriel devra sérieusement s’attaquer aux technologies porteuses, notamment en ce qui concerne le stockage, nerf de la guerre de l’électricité depuis sa découverte. Citons ici l’hydrogène, produit par l’électrolyse de l’eau, qui rend possible le stockage d’électricité, et donc la création de carburant vert, à condition que l’électricité utilisée pour le produire soit issue de capacités renouvelables. Ici, les ambitions sont de taille. La Commission européenne prévoit par exemple le passage de 1 à au moins 6 GW d’électrolyseurs d’ici 2024, ce qui nécessiterait 20 à 40 milliards d'euros d’investissement, en plus des centaines de milliards nécessaires pour renforcer la production d'énergie verte. Pour 2030, le secteur pense pouvoir atteindre 40 GW d'électrolyseurs sur le sol européen, et autant dans le voisinage de l’Union.
Ensuite, le développement des batteries apparaît essentiel. Elles sont un complément nécessaire à l’essor du renouvelable et un élément indispensable des outils voués à prendre une place sans cesse plus importante dans nos quotidiens. Elles servent aussi bien à alimenter un véhicule électrique, un ordinateur, ou un smartphone qu’à stocker l’énergie renouvelable produite par les installations d'une maison. De par ce rôle de catalyseur, les batteries à lithium-ion sont un facteur essentiel de la réussite de la transition.
La demande croissante d’électricité dans nos sociétés devra être rencontrée par un boom de la production renouvelable, assistée de différents moyens de stockage et d’optimisation de la gestion des réseaux. D’accord. Mais comment pouvons-nous nous assurer que ces bouleversements du système énergétique ne s’accompagneront pas d’externalités négatives?
Eh bien, nous ne pouvons pas nous en assurer. En réalité, ces conséquences néfastes sont aussi inévitables que leur impact demeure incertain. Parmi les questions soulevées par l’électrification, celle de la disponibilité des matières premières nécessaire à la production de batteries et celle liée au recyclage de ces matériaux font partie des plus préoccupantes.
En effet, les réserves mondiales de lithium, de cobalt ou de nickel ne sont pas illimitées, et la difficulté de l’extraction de ces métaux précieux inquiète. Ensuite, même si des champions du recyclage et de la réhabilitation de ces matériaux émergent – à l’image des belges Umicore et Solvay –, les développements en la matière sont loin d’être optimaux et le chemin à parcourir reste long afin de garantir que la seconde vie des composants essentiels à la réduction des émissions de CO2 ne soit pas elle-même néfaste pour l’environnement.
De même, les changements dans les modes de production et de consommation d’énergie devront obligatoirement s’accompagner d’améliorations considérables dans l’industrie. Pour schématiser, une voiture électrique ne devient verte qu’à partir du moment où l’électricité qu’elle consomme est produite à partir d’énergie renouvelable, que l’usine responsable de sa fabrication ne rejette pas de CO2 et que les matériaux la composant peuvent être recyclés. Bref, le système se doit d’être cohérent.
Ensuite, les investissements massifs nécessaires à l’électrification ne pourront pas justifier une hausse de la facture. L’électricité est et devra rester un bien de première nécessité abordable pour tous, afin de ne pas créer une fracture profonde entre les mondes et les gens. Dans la même logique, la disparition progressive des métiers liés aux énergies fossiles devra être plus que compensée par l’essor de ceux créés par la transition énergétique. Encore une fois, cette question doit se poser aux gouvernements et aux entreprises, sous peine de laisser une partie considérable de la population sur le carreau.
L’électrification, nous l’aurons compris, c’est maintenant. Les difficultés qui l’accompagnent s’imposent déjà aux décideurs et aux industriels. Et ce constat soulève inévitablement une autre question: qu’adviendra-t-il du pétrole?
L’or noir, ressource essentielle du monde moderne et véritable baromètre de la santé de nos sociétés, sera-t-il sacrifié sur l’autel de la transition énergétique? Si l’on en croit les grands groupes pétroliers, il restera indispensable, même si ces géants des hydrocarbures sont aussi ceux qui investissent de plus en plus massivement dans les énergies renouvelables et l’hydrogène. Citons ici le français Total, qui a indiqué cette année vouloir accélérer ses investissements dans les renouvelables et l'électricité de 2 à 3 milliards de dollars par an, mais aussi Royal Dutch Shell, qui prévoit de réduire de 30% à 40% les dépenses consacrées à sa production de pétrole et de gaz.
Face à la chute de la demande mondiale de pétrole entraînée par la pandémie de coronavirus, le colosse britannique BP a d’ailleurs déclaré, en octobre dernier: «La croissance incessante de la demande mondiale de pétrole est terminée.» Notons ici que selon les estimations de Goldman Sachs, les grandes compagnies pétro-gazières européennes vont investir 170 milliards de dollars dans les renouvelables d'ici à 2030. Leur part de marché dans les projets éoliens et solaires passerait ainsi d'à peine 1% en 2019 à 10% dans dix ans.
Alors, l’électricité, nouveau pétrole? Peut-être. Mais contrairement à l’or noir, l’électricité est produite et non extraite de nos sous-sols. L’avenir appartiendra donc aux pays capables de la produire, la stocker et la distribuer efficacement, si possible sans détruire la planète. Qu’adviendra-t-il alors des grandes puissances pétrolières? Des pays devenus riches grâce à leurs ressources naturelles? Que feront demain les traders de matières premières? Et les compagnies transporteuses d’hydrocarbures? Que deviendront les derricks et les plateformes pétrolières en mer? Qu’adviendra-t-il des conflits motivés par la course aux combustibles fossiles? L’équilibre géopolitique mondial est-il en passe de basculer?
Cet exercice de prospective nous amène inévitablement à nous poser ces questions. Mais la réalité dépendra de la manière dont les politiques énergétiques orienteront la transition. Selon l’AIE, seules des politiques drastiquement plus appuyées en faveur de l’électrification peuvent provoquer un déclin suffisamment rapide de la demande de pétrole pour laisser entrevoir une neutralité carbone à l’horizon 2050.
Même si toutes les franges de nos sociétés sont concernées par ce changement de paradigme énergétique, la balle semble être dans le camp des responsables politiques. Avec Joe Biden à la Maison-Blanche, une Union européenne ambitieuse pour l’hydrogène, une Chine leader des énergies renouvelables et des puissances pétrolières embrassant le mouvement de l’électrification, qui sait, peut-être allons-nous la réussir, cette transition énergétique. Et pourquoi pas prolonger de quelques siècles notre présence sur la planète Terre.