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Six pistes pour refinancer
la sécurité sociale

Les appels à un refinancement de la sécurité sociale sont nombreux. Et même les partisans d’un programme de coupes budgétaires peuvent en convenir: on ne fera pas l’économie d’un débat sur le mode de financement de la Sécu, ne fût-ce que pour pérenniser ses recettes. Quelles pistes concrètes sont envisageables afin de redonner un peu d’oxygène à cette vieille dame de 75 ans? Place aux solutions potentielles. Ainsi qu’à leurs atouts et potentiels effets secondaires. Parce que la recette magique n’existe guère.

Par Benoît Mathieu 7 février 2020

Édition: Maxime Delrue & Serge Quoidbach Développement: Benjamin Verboogen

1. CSG, pour cotisation sociale généralisée

Ces trois lettres circulent depuis un bon bout de temps. On les retrouve tant dans la bouche de la FGTB que de certains économistes, même si elles ne recouvrent pas toujours exactement une même réalité. CSG, pour cotisation sociale généralisée.

Soit une petite couche de fiscalité supplémentaire, qui s’appliquerait à tous les types de revenus – du moins, dans sa version la plus large – et servirait explicitement à alimenter les caisses de la Sécu. À ne pas confondre avec la cotisation spéciale de sécurité sociale, introduite en 1994, censée être temporaire mais ayant la peau dure, et ne portant que sur les épaules des travailleurs.

C’est justement là tout l’intérêt de la formule: faire contribuer tous les revenus au financement, et ne plus faire peser l’essentiel de la charge sur les seules épaules du travail. Une sorte de globalisation fiscale, mais destinée à la Sécu.

CSG, pour cotisation sociale généralisée

Pourquoi un “nouveau bidule”?

Si elle a ses adeptes, la formule compte également ses détracteurs. Déjà, cet impôt n’est pas progressif, regrette Benoît Bayenet. «Et puis, si l’objectif est de viser les revenus du capital, autant travailler avec la taxation du capital. Afin d’amener de nouvelles recettes, pourquoi inventer un nouveau bidule et ne pas travailler avec l’existant? Nous avons assez d’impôts comme cela. CSG? C’est une question de ‘branding’, qui risque d’ailleurs de stigmatiser le modèle social, puisqu’on lie explicitement un impôt à la Sécu.»

Augmenter les recettes ou couper dans les dépenses, résume le professeur de l’ULB: quelque part, on a quitté le débat lié à la sécurité sociale, pour ouvrir le chapitre de la fiscalité dans son ensemble, de la répartition de l’impôt. Sujet aussi sensible qu’indispensable en Belgique.

«Il y a notamment une vraie réflexion à mener sur la taxation du patrimoine, appuie Marc Bourgeois. Qui doit être revue de fond en comble. Parce qu’elle est actuellement très mal répartie.» Sans oublier que la Belgique n’est nulle part, au rayon fiscalité environnementale.

Illu polaroïde Bismark VS Beveridge

2. Moins de cotisations sociales,
plus d’impôt

Petite révolution, certains préconisent de scinder en deux le financement de la Sécu, afin d’alléger un brin la tâche des cotisations sociales. L’idée étant que ces dernières financent toujours la partie contributive de la Sécu, liée au travail, tandis que les impôts prennent en charge les prestations universelles.

À ce stade, un petit mot d’explication s’impose. Initialement, à l’heure de jeter les fondements d’une sécurité sociale, deux écoles se faisaient face. Bismarck ou Beveridge? Modèle assurantiel ou universel? Le premier est un système d’assurance sociale, géré par les employeurs et les salariés, où des cotisations ouvrent des droits – avec toutefois une place pour des mécanismes de solidarité et de droits dérivés, pour la famille par exemple.

Le second relève plutôt d’une logique assistancielle organisée par l’État et financée par l’impôt, avec universalité de la protection (pour tous) et des prestations fondées sur les besoins des individus, et non leurs droits.

Vous l’aurez deviné, à l’heure de boucler son grand pacte social en 1944, la Belgique a opté pour le modèle bismarckien, même si le résultat actuel est plutôt hybride, comme beaucoup d’autres de par le vaste monde.

Moins de cotisations sociales, plus d’impôt

Bismarck vs Beveridge

Hybride? Parfaitement. Après le choc pétrolier des années ‘70 et les débuts de la politique de modération salariale, la Belgique compte de plus en plus d’inactifs qui ne s’ouvrent pas de droits, rappelle François Perl.

Résultat, certains pans de la couverture sociale se mettent à s’universaliser. Étape marquante des années ‘90: l’ouverture quasi systématique des soins de santé. «Toute personne qui a un statut social en Belgique y a droit.» Plus frais dans les mémoires: l’extension, en 2008, de la couverture des indépendants aux «petits risques». «Les soins de santé sont devenus universels, sortant de la logique bismarckienne.»

“L’impôt doit financer les prestations universelles. Et les cotisations doivent être consacrées aux prestations contributives.” Marc Bourgeois
Professeur ULiège

À côté de la couverture, le financement s’est lui aussi universalisé, par le recours croissant à l’impôt. Via la création de la dotation d’équilibre et du financement alternatif, notamment pour compenser les politiques de baisse de cotisations sociales. Une donne qu’est venu renforcer le tax shift, la réforme fiscale bouclée en 2015 par le gouvernement Michel. La régionalisation est également passée par là. Eh oui: les entités fédérées participent (modestement) au financement du vieillissement, et ce via l’impôt.

Allègement de la charge pesant sur le travail ou meilleure lisibilité du système: les arguments ne manquent pas en faveur d’une «scission» du financement. «Telle est ma grande conviction, professe Marc Bourgeois. L’impôt doit financer les prestations universelles. Et les cotisations doivent être consacrées aux prestations contributives. Ou comment redonner du sens à la cotisation sociale.»

L’idée ne fait pas que des heureux, vous pensez bien. «Pas certain que cela changera grand-chose, doute François Perl. Puisque la prestation est universelle, peu importe le financement. Ce changement d’appellation comptable ne règle pas la question: comment trouver de nouvelles recettes?»

Moins de cotisations sociales, plus d’impôt

Bannir la conjoncture?

Et puis, l’impôt ne constitue pas forcément la panacée. Du moins, la façon dont il est alloué actuellement, la Sécu bénéficiant, notamment, d’une portion des recettes de la TVA et du précompte mobilier. «Je m’interroge sur la pertinence de lier les rentrées de la Sécu à la conjoncture, via le rendement de l’impôt, glisse Benoît Bayenet. Ne serait-il pas plus judicieux de travailler sur la base de dotations fixes?»

Surtout, en filigrane, se pose une question presque philosophique, liée à la gestion de la Sécu par les partenaires sociaux – une situation qui se justifie parce que l’essentiel du financement provient des cotisations sociales, et donc de la relation de travail. Cela se justifierait-il encore si l’impôt venait à prendre le dessus? Et d’ailleurs: cela se justifie-t-il encore tout court?

Des bienfaits et méfaits de la gestion paritaire

L’implication des représentants des employeurs et des travailleurs dans la gestion de la sécurité sociale se comprend aisément d’un point de vue historique. De nos jours, elle crispe néanmoins une partie du spectre politique. Surtout en Flandre où, suite à la sixième réforme de l’État, les partenaires sociaux n’endossent qu’un rôle consultatif pour la gestion des matières régionalisées.

Que leur reproche-t-on? De limiter le champ d’action de l’État, tout d’abord. Et de parfois s’entendre sur le dos de celui-ci, comme dans le dossier des prépensions, où tant les syndicats que le banc patronal trouvaient un intérêt à la prolongation du système, renvoyant la facture à l’étage fédéral. Voilà pour les critiques. Dont la liste, dressée par nos interlocuteurs, est moins longue que celle des bienfaits.

“Dérive autoritaire”

Rien de surprenant à retrouver les mutualités, partie prenante de la gestion des soins de santé, sur le banc des convaincus. «Toute démocratie a besoin de contre-pouvoirs!», brandit Jean-Pascal Labille, secrétaire général de Solidaris. Pour qui le «tout à l’État» porte en lui les germes d’une «dérive autoritaire».

Et qui invoque également la connaissance du terrain et des besoins – «On sait de quoi on parle» – ainsi qu’une vision de société basée sur «l’inclusion et la cohésion sociale». Son de cloche similaire auprès de Jean Hermesse. «La gestion paritaire est garante d’une démocratie participative. Si le seul conseil des ministres est à la manœuvre dans la gestion des soins de santé, des choix de société peuvent s’effectuer sans débat public. Voilà: les corps intermédiaires constituent un tampon, un lieu de débat où ne prime pas une vision budgétaire à court terme, mais où il est question du bien-être de la population et de redistribution.»

Impôt, ou pas?

Un enthousiasme que partage Marc Bourgeois. «La gestion paritaire a le mérite de contribuer à une approche inclusive de la Sécu, en garantissant une forme de représentativité du citoyen et de proximité.» Question piège alors, à celui qui prône que l’impôt prenne davantage d’ampleur dans le financement de la Sécu. Au risque de faire vaciller ce modèle paritaire?

Pas si sûr, sourit Marc Bourgeois. «D’un point de vue juridique, les cotisations sociales ne sont pas de l’impôt; il s’agit d’un prélèvement parafiscal. Mais si l’on veut être honnête et tenir compte de l’universalité de certaines prestations, il faut reconnaître que les cotisations sociales revêtent toutes les caractéristiques de l’impôt. La preuve en est avec le tax shift: on a diminué les cotisations, mais pas les droits. La plupart des cotisations sont en fait un impôt.» Autrement dit, gestion paritaire et rôle accru de l’impôt ne sont pas forcément incompatibles.

3. On travaille plus longtemps

C’est un fait. «Le marché belge du travail a pas mal progressé quant à l’inclusion des travailleurs âgés. Le taux d’emploi des 55-64 ans se situe à présent autour de 52%, sachant qu’il était de 32% il y a une dizaine d’années», détaille François Perl. Il reste toutefois en deçà de la moyenne européenne de 58%.

«Et cette amélioration ne suffit guère à compenser la hausse de la population entrant dans cette ‘zone grise’. Par ailleurs, on travaille plus longtemps, mais on travaille aussi plus partiellement.» Autrement dit, le financement des soins de santé et des pensions ne pourra faire l’économie d’une nouvelle hausse du taux d’activité des travailleurs âgés.

Attention toutefois à la méthode utilisée. «Investir dans la prévention coûte nettement moins cher que d’être confronté aux factures de la réparation», rappelle Jean Hermesse. «L’invalidité constitue un drame humain et coûteux. Il est temps d’envisager une politique d’aménagement des fins de carrière, qu’il s’agisse du contenu des postes ou du temps de travail.»

Il faudra sans doute également ouvrir le dossier de la formation des salaires, où l’ancienneté finit par handicaper les «seniors».

Les différents temps de travail

4. Halte à l’ingénierie sociale

«Rien qu’en s’attaquant aux plans cafétéria et aux voitures de société, on retrouverait quelques milliards, balaie Michel Jadot. Et avec ça, fini le problème de financement de la Sécu.»

Si le président de Solidaris caricature, difficile toutefois de lui donner tort sur toute la ligne. «Les entreprises mettent en place des stratégies de plus en plus créatives afin de ne pas payer de cotisations sociales», déplore François Perl. En la matière, les «plans cafétéria», proposant aux travailleurs une rémunération plus «flexible» et faite d’avantages plus ou moins défiscalisés, ont la cote. Mais ce faisant, cette ingénierie sociale grignote la masse salariale. «Les salaires bruts ont tendance à se réduire. Ce qui compromet le financement à long terme de la Sécu.»

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Halte à l’ingénierie sociale

Les plans cafétéria, ces gouffres à milliards

Quelle est l’ampleur du phénomène? L’an passé, le Fédéral a tenté d’y voir clair, en mettant le secrétariat social SD Worx, assisté par l’Antwerp Management School et l’ONSS, sur le coup. L’étude se penche sur onze avantages extralégaux, lesquels représentent une masse salariale de 6,74 milliards échappant aux cotisations sociales. Soit un manque à gagner de 2,57 milliards pour la Sécu, ont déterminé les calculettes de la FGTB.

Et encore: il n’a pas été tenu compte d’une trentaine d’avantages, dont quelques gros morceaux, comme l’assurance hospitalisation ou le second pilier de pension, dont l’ONSS estimait, en 2013, qu’ils pesaient, à deux, 1,8 milliard.

Un débat similaire devrait être mené au sujet des nouveaux modes de travail, ajoute Maxime Fontaine. Qu’il s’agisse des flexi-jobs ou des 500 euros défiscalisés, les conséquences restent identiques: moins de cotisations sociales.

5. Sus aux externalités négatives

Ce sont les grandes oubliées du débat budgétaire, regrette François Perl. Les externalités négatives. «Prenons le burn-out. La santé mentale coûte très cher. Il faut améliorer la gestion du retour au travail. Il y a aussi le coût de la pollution de l’air, qui constitue l’une des principales causes de mortalité en Belgique.» S’y attaquer, au lieu de les ignorer, revient à réduire les dépenses de la Sécu.

6. Moduler les prestations en fonction des revenus?

L’idée revient de temps à autre. Et si, pour soulager les finances de la sécurité sociale, on modulait les prestations en fonction des revenus? Autrement dit, on couperait dans les dépenses destinées aux plus aisés. Une fausse bonne idée, ont tendance à trancher bon nombre d’experts.

Sachant que la solidarité s’exprime déjà par le biais du financement: les plus hauts revenus contribuent davantage. Et ne peuvent donc pas moins recevoir, au risque de se voir appliquer une double peine. «Payer plus et recevoir moins, c’est la recette pour décrédibiliser le système», résume François Perl.

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Un paquebot de près
de 100 milliards

D’où vient tout cet argent, et où file-t-il? Et qu’en est-il de l’équilibre des comptes?

La Sécu, face à un parcours d’obstacles

Le vieillissement constitue le principal défi, mais ce n’est pas le seul.

Quelle stratégie pour équilibrer
les comptes?

On sabre, on finance, on envisage des mécanismes de correction automatiques?

Six pistes pour refinancer
la sécurité sociale

Que faut-il revoir pour pérenniser les recettes de la Sécu?