Bruxelles veut faire du canal le symbole de son renouveau. D’ici à 2025, une nouvelle “ville productive” doit prendre forme. Bruxelles fait le pari d’une alchimie intégrant mieux industries, logements et espaces publics. Un pari urbanistique audacieux. On vous emmène à la découverte de ce chantier colossal.
Par
Corentin Di Prima
| 16 septembre 2021
Coordination & images:
N. Becquet,
M. Delrue,
C. Bacq,
N. Baudoux
Direction artistique:
M. Dozo,
C. Pedrero
|
Développement:
B. Verboogen
Infographiste:
Fabrizio Colucci
“Ils étaient gais comme le canal, et on voudrait que j’aie le moral”, chantait Brel dans “Bruxelles”.
Dans l’imaginaire collectif, c’est “canal morne plaine”, conséquence d’une désindustrialisation qui a laissé la zone dans un piteux état. Chancres, sols pollués, bâtiments à l’abandon, quartiers paupérisés. Brel avait raison: le canal, ce n’est pas bon pour le moral. Mais les choses sont peut-être en train de changer. Flâner le long du canal. S’y rendre pour une expo. Y loger son entreprise. Y habiter. Le considérer comme un lieu d’opportunités. Bref, remettre le canal au cœur du développement du territoire et de la vie des Bruxellois: c’est le pari qu’a fait la Région de Bruxelles-Capitale.
1 Le canal Charleroi-Bruxelles-Anvers traverse la capitale sur 14 km, sur un axe sud-ouest/nord-est. Un cinquième de la population bruxelloise habite dans cette zone.
2 Synonyme de prospérité par le passé, il est aujourd’hui bordé essentiellement de quartiers défavorisés et souvent présenté comme le symbole de la fracture sociale et économique de Bruxelles. Le taux de chômage y dépasse les 20%.
3 Au tournant des années 2010, le gouvernement bruxellois a voulu donner un nouveau visage au canal. Ambition affichée: y construire 25.000 logements et y réaménager 200 ha d’espaces publics.
4 200 entreprises sont actives sur les terrains du Port de Bruxelles, générant 9.000 emplois. La Région bruxelloise veut renforcer ce tissu industriel et créer 7.500 emplois dans la zone.
5 C’est le “Plan Canal”. Le défi est de taille, le résultat sera-t-il à la hauteur? Immersion dans un immense chantier qui mobilise des moyens publics et privés massifs.
“Le renouveau du territoire du Canal sera le symbole du renouveau de Bruxelles! C’est le long du Canal que nous réussirons le Bruxelles de 2025!”
Londres, Oslo, Bordeaux, Lyon, Hambourg… La liste des villes européennes qui ont voulu, ces dernières années, faire table rase de leurs quartiers industriels, tirant ainsi un trait sur leur passé, est longue. Anciens docks, ateliers, entrepôts, usines… Tout devait disparaître au profit d’activités tertiaires (commerces et horeca, notamment) et de logements (de standing, souvent).
Bruxelles est-elle en train d’appliquer les mêmes recettes? Allons voir cela.
Première escale, la place des Armateurs et le pont qui enjambe le canal entre le quartier Nord et Tour&Taxis. Tournons-nous vers le sud: des projets immobiliers partout, un pont flambant neuf, un grand musée en chantier, un grand parc promenade en gestation...
En pivotant à 180°, un tout autre décor s’offre à nous: des silos à béton, des matériaux de construction et des ferrailles prêts à monter à bord de péniches. Un mélange des genres très… bruxellois.
Bruxelles est encore traumatisée par des décennies d’errements urbanistiques. Pour se doter d’une vision globale et cohérente du redéploiement des abords de sa voie d’eau et éviter de retomber dans les travers du passé, la Région bruxelloise a lancé en 2012 un “Plan Canal”. Ceci afin de répondre, à l’horizon 2025, à trois défis majeurs:
Utiliser le foncier disponible le long du canal pour y créer du logement alors que Bruxelles connaît, depuis plus de 20 ans, une croissance démographique continue et qui devrait se poursuivre.
“Donner envie d’aller au canal”, le remettre au centre de la ville, en augmentant la qualité des espaces publics (parcs, pistes cyclables, passerelles…) autour de la voie d’eau.
“Donner envie d’aller au canal”, le remettre au centre de la ville, en augmentant la qualité des espaces publics (parcs, pistes cyclables, passerelles…) autour de la voie d’eau.
Continuer à développer l’activité industrielle en l’intégrant mieux au paysage urbain, en sachant que les quartiers bordant le canal affichent les plus hauts taux de chômage du pays.
“Le Plan Canal n’est pas un plan économique, c’est un plan de revitalisation urbaine”, précise Justine Harzé, cheffe de cabinet adjointe du Ministre-président bruxellois Rudi Vervoort (PS). Ce plan est piloté par une équipe réunissant à la même table les différentes administrations concernées (perspective.brussels, urban.brussels, le maître architecte, la Société d’aménagement urbain) et le cabinet Vervoort, compétent en matière de développement territorial et de rénovation urbaine. Pour uniformiser la qualité du bâti et des espaces publics, un plan de qualité paysagère et urbanistique (BKP) a été mis à disposition des porteurs de projets.
Si le Plan Canal en constitue la colonne vertébrale, il n’est pas le seul dispositif public déployé pour le redéploiement de la zone. Outre la Région bruxelloise, les communes concernées (Anderlecht, Forest, Molenbeek-Saint-Jean, Schaerbeek et Bruxelles-Ville), mais aussi le niveau fédéral (via l’accord de coopération Beliris) et le fonds européen Feder sont mobilisés.
À titre d’exemple, depuis 2000, 40 contrats de quartier ont été lancés à proximité du canal, ce qui représente un investissement public d’un demi-milliard d’euros. Six “contrats de rénovation urbaine” débloquant chacun un financement régional de 22 millions d’euros sont également en cours. Et le Fédéral, via l’accord de coopération Beliris, a investi plus de 80 millions d’euros dans le canal.
Le maître architecte bruxellois Kristiaan Borret est le garant de la vision d’ensemble du Plan Canal. Il explique: “On avait du retard dans la rénovation de la zone industrielle. On a donc pu développer une autre vision. Bruxelles a été pionnière”. Pionnière, vraiment? “Dans beaucoup de villes, toute l’activité portuaire et industrielle a été rasée pour y mettre des quartiers où manque l’activité ‘sale’, pourtant nécessaire pour alimenter les cafés et les restaurants, par exemple”. Bruxelles a joué la carte du compromis, d’une part, en réaffectant d’anciennes zones industrielles à la construction de logements, d’autre part, en redynamisant l’activité productive et en intégrant le plus harmonieusement possible ces différentes fonctions. “Il faut maintenir le caractère rude du canal, pour toute l’activité que cela représente, et ne pas la cacher”, assure le maître architecte.
Nom de code de ce mélange des genres: la “ville productive”. Un concept dont Bruxelles est l’un des laboratoires.
“La ville est en construction permanente. Il faut que les bétonniers soient au cœur de la ville. Les matériaux y arrivent par bateau”, explique Philippe Mathis (Port de Bruxelles).
Le Port de Bruxelles a logiquement plaidé en faveur du maintien des activités productives dans le paysage urbain, tandis que la tentation de les pousser en dehors de la ville a existé un temps dans les rangs politiques. On l’oublie peut-être, mais le port est un atout économique majeur pour Bruxelles. Il connecte la capitale belge à un réseau de 35.000 km de voies navigables et 6,6 millions de tonnes de marchandises ont été transportées sur sa voie d’eau en 2020, dont près de 5 millions de tonnes destinées directement à la ville. 200 entreprises, représentant 9.000 emplois, utilisent ses quais. "À Bruxelles, 90% du trafic de marchandises se fait par camions, qui représentent 30% de la pollution de l’air. Le canal est la seule voie de pénétration qui n’est pas embouteillée. On a la capacité d’augmenter de 50% le trafic fluvial. La voie est royale, utilisons-la! ”, insiste Philippe Matthis, directeur général ad interim du Port.
Nous quittons la capitainerie du Port, située au pied du pont des Armateurs. Cap sur le sud-ouest, direction Anderlecht, autour du bassin dit de Biestebroeck, où les projets emblématiques du parti pris urbanistique “made in Brussels” sont nombreux. Sur la piste cyclable qui longe le canal, la circulation est dense, la cohabitation avec les piétons parfois compliquée. Deux passerelles cyclo-piétonnes financées par Beliris viennent d’être posées, deux exemples concrets de cette volonté de retisser les liens entre les rives du canal.
À deux pas du cœur de Bruxelles et de son piétonnier, au bout de la rue Antoine Dansaert, se trouvent les anciennes brasseries Belle-Vue, devenues musée d’art contemporain (Mima), hôtel (le Meininger, premier hôtel avec vue sur le canal), et tour de logements. L’ensemble, développé par le promoteur immobilier Jean-Paul Pütz (Nelson Canal), fut inauguré en 2013, avant la mise en œuvre du Plan Canal. Nous y faisons une halte.
Avec le recul des années, que pense celui qui a été l’un des premiers à parier sur le nouvel attrait pour ces quais de la voie empruntée par les autorités bruxelloises pour les redynamiser? “Quand on a investi ici, cela s’est fait naturellement, on n’avait pas décrété qu’on ferait un ensemble mixte”, se souvient Jean-Paul Pütz. En tant que promoteur, il estime qu’on force le trait de la mixité: “La ville productive? J’ai l’impression que lorsqu’on tient un os, on ne le lâche plus. On a des micro-brasseries, c’est sympa, mais il commence à y en avoir beaucoup. À quels entrepreneurs s’adresse-t-on?”, lance-t-il, sceptique.
Ce que les promoteurs n’aiment vraiment pas, c’est d’être obligés de mixer, dans un même immeuble, du logement et des espaces dédiés à de l’activité industrielle. Cela s’appelle, dans le jargon, la “mixité verticale des fonctions”. Fini les blocs consacrés à une seule fonction (du logement, du bureau ou un atelier), place à des ensembles mélangeant le tout. “Mais qui a envie d’acheter un appartement au-dessus d’un quai de déchargement de containers?”, tacle Jean-Paul Pütz.
La densification le long du canal ne concerne pas que le logement. Les entreprises aussi sont invitées à rationnaliser l’espace qu’elles occupent. Ici, sous l’impulsion de la Société d’aménagement urbain, l’entreprise Gobert Matériaux a été invitée à densifier son occupation du quai pour libérer de l’espace pour une autre activité. C’est l’entreprise Brussels Beer Project qui s’est installée en bord de canal. Cette photo illustre aussi un autre aspect du Plan Canal: “donner à voir l’activité industrielle”, qui sera dans le cas du bassin de Biestebroeck l’horizon des nouveaux habitants des quais.
Le projet Urbanities prévoit 15.000 m² d’espaces pour des “créateurs et artisans” au rez et sous-sol des immeubles et 62.500 m² de logements 1 à 4 chambres aux étages. Un “écoquartier” qui s’étendra sur 2,5 ha en bordure de canal. "On a voulu jouer le jeu pleinement, avec le canal comme moteur. Tout est pensé pour qu'entreprises et habitants ne se dérangent pas mutuellement", expliquait récemment à L’Echo Bernard Jacquet, l’administrateur délégué d’Aboreal, qui développe le projet.
Bruxelles étant pionnière de ce compromis urbanistique, elle ne peut pas s’appuyer sur d’autres expériences similaires pour garantir le bien-fondé du choix posé. “Vu la situation de Bruxelles et le carcan de ses frontières, on veut tout garder chez nous. Cela nous pousse à innover en verticalité”, justifie le maître architecte. “Le Plan Canal est avant-gardiste et sa logique est désormais appliquée à l’ensemble des projets” d’urbanisme à Bruxelles, ajoute Tom Sanders, directeur de perspective.brussels, l’organisme chargé de la planification stratégique. Mais si la “ville productive” fonctionne sur papier, reconnaît-il, “elle est plus difficile à opérationnaliser”. Et cela reste un pari sur l’avenir.
“Oui, tous les promoteurs se plaignent de la mixité verticale, nous indique Stephan Sonneville, autre pionnier du canal nouvelle version, avec le projet Upsite inauguré en 2014. La société Atenor, dont il est le CEO, travaille sur le projet CityDox à Anderlecht, illustré ci-dessus. “Commercialiser ces espaces logistiques est très compliqué. Certes, il y a un manque à gagner pour nous puisque le mètre carré se vend seulement 50 à 60 euros, mais surtout, il n’y a pas de demande pour ces espaces!”, déplore-t-il.
Le principal acteur public chargé du développement de ces ensembles mixtes, c’est citydev.brussels. Benjamin Cadranel, son administrateur général, admet que l’on manque encore de recul quant à la bonne cohabitation entre activités économiques et logements. Par contre, quant à savoir s’il y a une demande pour les espaces productifs en construction, cela ne fait aucun doute, selon lui. “Je ne suis pas du tout inquiet. La demande est supérieure à l’offre. On met seulement 6 mois à commercialiser nos espaces dans les parcs PME dont le nombre passera d’ailleurs de 5 à 10 d’ici à 2026. Et des développeurs privés de parcs PME commencent à s’intéresser à Bruxelles”, se réjouit-il.
Ce sont donc les petites et moyennes structures de production qui sont visées. Le patron de Citydev détaille les activités qui ont le vent en poupe à Bruxelles: “La transformation alimentaire (les brasseries, chocolatiers…), l’ébénisterie (Bruxelles construit beaucoup, on a besoin de meubles) et la fabrication et réparation d’engins de mobilité”. Et dans le futur, prédit-il, “la logistique urbaine devrait fournir un gisement d’emplois phénoménal”. La mobilité est un autre chantier colossal pour Bruxelles, on le sait.
Reprenons notre chemin vers Anderlecht. Passé l’écluse de Molenbeek, porte de Ninove, le “quartier des voitures” Heyvaert, les vastes Abattoirs, le quartier industriel Birmingham: ici aussi la Région veut changer le visage des deux rives du canal. Mais c’est au-delà du pont de Cureghem que les projets les plus imposants se profilent. Sur la rive droite, c’est tout un pan de ville qui doit sortir de terre: "370.000 m² de logements, 30.000 m² d’équipements, de 30 à 40.000 m² d’activités productives, de 15 à 30.000 m² de commerces de détail ainsi que des espaces verts de qualité”, dixit Rudi Vervoort. À terme, 10.000 nouveaux habitants pourraient s’installer sur le site de cette friche industrielle en reconversion.
Cette zone dédiée à l’industrie a été ouverte à la construction de logements en 2013. Dans le jargon, elle est devenue une ZEMU, une Zone d’entreprises en milieu urbain. En réalité, ce changement d’affectation en fait avant tout une future zone d’habitations, avec la construction prévue de près de 4.000 logements. L’espace consacré à l’industrie est largement réduit. Chaque projet de cette zone doit consacrer au moins 40% de la superficie à du logement et l’équivalent de 90% de la surface du rez-de-chaussée à des espaces dédiés à de la production de biens. Les promoteurs préférant développer du logement, plus rentable, un déséquilibre s’installe, comme le souligne l'administration bruxelloise dans son dernier rapport sur les permis délivrés: “Les ZEMU continuent à accueillir beaucoup de nouveaux logements (76.000 m²) tandis qu’elles perdent des activités productives (11.000 m²). (...) Il est important de ne pas inverser les fonctions principales (activités productives) et secondaires (logement), or c’est ce qui se produit actuellement”.
Par ailleurs, la “mixité verticale” voulue par les pouvoirs publics bruxellois se veut également sociale. Le logement privé doit côtoyer le logement social ou subventionné. On l’a dit, Bruxelles connaît une croissance démographique importante. Mais cette croissance provient pour une bonne partie de populations précarisées. Et 50.000 ménages sont déjà en attente d’un logement social. Or, les promoteurs rechignent souvent à en intégrer dans leurs projets, de peur de dissuader les acheteurs plus fortunés. Pour l’ASBL Inter Environnement Bruxelles (IEB), la Région a ouvert la porte à une “colonisation résidentielle spéculative du bassin de Biestebroeck”.
Selon nos calculs, sur les 2.000 logements en projet ou réalisés sur le bassin de Biestebroeck, on trouve 67% de logements privés, 13% de logements sociaux et 20% de logements conventionnés. Des équipements publics (écoles, crèches) sont également inclus dans les projets.
Kristiaan Borret relativise la gentrification à marche forcée dénoncée par IEB: “Mixer les fonctions, c’est justement un moyen pour contrer une gentrification trop forte”. S’il reconnaît que “Bruxelles veut attirer une certaine classe de revenus”, il estime toutefois qu’on “n’assiste pas à une gentrification sauvage comme on peut la voir dans d’autres villes”. Benjamin Cadranel (Citydev) réfute aussi l’argument d’une gentrification à marche forcée: “130.000 m² sont développés par Citydev et la SLRB (la société de logement social de la Région). Cela représente près de 500 logements, 15.000 m² d’espaces productifs, deux parcs, des crèches et des écoles” et il est donc faux de clamer que les pouvoirs publics abandonnent la zone de Biestebroeck à la spéculation immobilière.
Le débat fait rage et plusieurs recours portés par IEB sont toujours pendants.
Alors: visionnaire ou chimérique, ce Plan Canal? Constructif ou destructeur? À mi-parcours, il est forcément trop tôt pour tirer un bilan définitif. 2025, c’est l’horizon fixé par le gouvernement bruxellois pour que le canal affiche un nouveau visage. Mais le chantier ne sera pas terminé d’ici là. Dans les années à venir, d’autres projets structurants devront encore se concrétiser. Entre la réaffectation des 600 hectares de la zone de Schaerbeek Formation, l’inauguration du Musée Kanal, le rôle qu’aura à jouer le centre de transport international routier, la mutation économique du “quartier des voitures” Heyvaert, mais aussi l’avenir du Ceria, du marché matinal, des Abattoirs, du Quartier Nord, l’énorme chantier en bordure de canal est loin d’être terminé.
Mais si Bruxelles s’est donné un cap pour sa voie d’eau, elle navigue à vue. Toutes nos tentatives pour obtenir un premier bilan chiffré des actions entreprises le long du canal ont échoué. La raison est simple: il n’existe aucun monitoring du Plan Canal. C’est interpellant. “Le data management demande des moyens qui ne sont pas présents aujourd’hui”, nous a confié Tom Sanders, chez perspective.brussels. Que l’on parle du nombre d’emplois ou d’entreprises, des types d’activités ou de logements, du profil des nouveaux habitants, vu l’ampleur des moyens investis, il serait pourtant pertinent de se doter des outils statistiques adéquats. Il n’est pas trop tard pour réorienter le paquebot, si cela s’avère nécessaire. Mais il est temps.