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interview

Philippe Ledent: "On a préservé le pouvoir d'achat, mais au prix d'un handicap salarial"

Philippe Ledent est économiste chez ING et chargé de cours en économie et en finance à l’UCLouvain et l’UNamur. ©ANTONIN WEBER / HANS LUCAS

L'économie belge s'en sort mieux que celle du reste de la zone euro. Mais, notre pays continue de vivre au-dessus de ses moyens, selon Philippe Ledent, économiste chez ING.

Que nous réserve 2024 au plan économique? La reprise après la pandémie n’est plus qu’un lointain souvenir. Le ralentissement économique se marque partout, même si la Belgique s’en sort mieux que le reste de la zone euro. La bonne nouvelle en revanche, c’est que l’inflation a entamé sa trajectoire descendante.

Philippe Ledent, économiste chez ING et chargé de cours en économie et en finance à l’UCLouvain et l’UNamur, dresse le bilan de 2023 et esquisse les perspectives pour cette année.

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L’environnement géopolitique international se dégrade, les relations entre grands blocs se tendent, ce qui fait dire à certains que la globalisation est derrière nous et qu’on entre dans une nouvelle ère. Vous partagez cette analyse?

Globalement oui, mais le constat n’est pas tout à fait neuf. Le degré d’ouverture de l’économie mondiale, c’est-à-dire le rapport entre exportations et PIB, plafonne depuis un certain temps. Le Brexit, la politique de Trump, l’augmentation des mesures protectionnistes annonçaient déjà cette transition. Nous allons vers un monde multipolaire, avec la constitution de blocs.

Il existera toujours des échanges commerciaux entre blocs, mais les échanges entre membres d’un même bloc seront privilégiés. Les entreprises ne pourront plus se contenter de choisir le fournisseur le moins cher, elles devront aussi s’assurer de disposer de fournisseurs auprès de pays amis. L'époque du monde est un village, c’est fini.

"Je ne suis pas certain que la population russe ne souffre pas des sanctions, mais le concept de bien-être de la population n’est pas le même en Russie que chez nous."

Philippe Ledent
Économiste

L’économie russe résiste mieux que prévu aux sanctions internationales: peu d’économistes avaient prévu ce scénario…

Les sanctions internationales ne fonctionnement plus comme avant. Les pays occidentaux ont décidé d’imposer des sanctions, mais la Chine, l’Inde et certains pays du Moyen-Orient continuent de faire des affaires avec la Russie. Pour eux, les sanctions sont même une bonne chose car elles leur permettent d’obtenir des rabais auprès des Russes. C’est une autre illustration de la logique des grands blocs qui structure désormais l’économie mondiale.

Par ailleurs, je ne suis pas certain que la population russe ne souffre pas des sanctions, mais le concept de bien-être de la population n’est pas le même en Russie que chez nous.

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Après une bonne année 2023, quelle sera l’ampleur de la baisse de régime de l’économie américaine en 2024? 

Le début d’année risque en tout cas d’être difficile: les effets retardés de la politique monétaire restrictive vont peser sur les consommateurs et probablement aussi sur les entreprises. Les signes d’un ralentissement sont d’ailleurs de plus en plus visibles. Cela pourrait se solder par des taux de croissance négatifs en début d’année.

On ne s’attend néanmoins pas à une lourde récession aux États-Unis, notamment parce que les effets du ralentissement sur le marché du travail resteraient limités. En considérant bien entendu qu’aucun choc financier - immobilier ou bancaire? - ne vienne perturber ce scénario.  

L’économie allemande bat de l’aile. C’est de mauvais augure pour l’ensemble de la zone euro et la Belgique?

C’est certain. Tant que l’industrie allemande ne remontera pas la pente, ce sera mauvais pour la zone euro, mais aussi pour la Belgique. Si le PIB belge a progressé de 0,4% au troisième trimestre de 2023, et encore de 0,3% au quatrième trimestre, selon les modèles de la BNB, notre industrie est dans le rouge depuis quatre trimestres déjà. C’est le résultat d’une demande plus faible et de stocks élevés.

"Si la croissance belge dépasse celle de la zone euro, c’est aussi pour de mauvaises raisons."

Philippe Ledent
Économiste

S’ajoutent à cela des prix énergétiques quatre à cinq fois plus élevés qu’aux États-Unis et vous vous retrouvez avec un vrai problème de compétitivité. Au-delà du problème conjoncturel allemand, il y a aussi un problème structurel, à savoir comment redéployer l’industrie avec moins de garanties d’approvisionnement en énergie? Comment développer de nouvelles filières pour répondre au défi climatique dans un environnement aussi incertain?

La croissance de l’économie belge en 2023 a dépassé celle de la zone euro. Un remake est-il envisageable en 2024?

Si l’économie belge s’est montrée résiliente en 2023, c’est d’abord grâce à la consommation intérieure. Le même scénario est envisageable cette année: nous tablons sur une croissance de 0,3% pour la zone euro et de 0,7% pour la Belgique.

Un important bémol s’impose toutefois. Si la croissance belge dépasse celle de la zone euro, c’est aussi pour de mauvaises raisons. La Belgique vit à crédit, avec des finances publiques dégradées et cela ne va pas s’arranger en année électorale, alors que d’autres pays sont déjà en train d’assainir leur situation budgétaire.

Par ailleurs, on a indexé les salaires de 15% sur deux ans là où d’autres pays ont négocié entre 7 et 8% d’augmentations salariales. D’un côté, on préserve le pouvoir d’achat des ménages, mais de l’autre, on laisse se développer un handicap salarial.

Avec un déficit de 5%, la Belgique occupe le fond de la classe européenne. Le prochain gouvernement va-t-il devoir commencer par une cure d’assainissement?

C’est ce que préconiserait la logique économique, car la trajectoire actuelle est intenable. Mais il faut tenir compte du contexte particulier que nous connaissons, avec la nécessité d’investissements publics et un mécontentement assez généralisé. Chacun exige davantage de moyens, qu’il s’agisse de la justice, de la police, de la défense, des soins de santé ou encore des pensions. C’est assez paradoxal pour un pays où la dépense publique est déjà très élevée.

La mise en ordre des finances publiques ne pourra plus être abordée de la même façon que par le passé, dans une stricte logique de recettes et de dépenses. Il faudra articuler le problème budgétaire avec celui des réformes structurelles.

Réforme fiscale, réforme des pensions, réforme du marché du travail: autant de chantiers restés en rade. La Vivaldi s’apparente-t-elle à quatre années perdues?

Soyons de bon compte, ces dernières années n’ont pas été faciles. On a eu la pandémie et ensuite la guerre aux portes de l’Europe. Mais cela n’excuse pas tout. Les États ont bénéficié d’une certaine bienveillance: l’Europe a fermé les yeux sur les dérapages budgétaires et les marchés financiers n’ont pas mis la pression. La période était dès lors propice aux grandes réformes. Mais cela ne s’est malheureusement pas fait.

Des académiques ont travaillé sur un projet de réforme fiscale, tout comme d’autres avaient planché sur une réforme des pensions sous le gouvernement Michel. Au final, ce travail n’aura servi à rien.

"Tant la BCE que la Réserve fédérale américaine vont commencer à baisser leurs taux à partir de la mi-2024."

Philippe Ledent
Économiste

Faut-il voir dans les 3% de déficit et les 60% d’endettement, élaborés dans le contexte des années nonante, une forme de fétichisme?

Ce ne sont pas des critères politiques mais des règles de soutenabilité des finances publiques. Il s’agit de déterminer quel est le déficit acceptable compte tenu des taux d’intérêt et de la croissance nominale de l’économie. À partir de là, on peut stabiliser le taux d’endettement. Plus la croissance réelle et l’inflation sont élevées et plus les taux sont bas, plus on pourra laisser filer le déficit. Si on sort de cette équation, on risque de ne plus pouvoir emprunter. C’est ce qui est arrivé à la Grèce. Il faut éviter de faire de ces règles à finalité économique un combat politique.

Cela dit, il existe quand même une certaine latitude dans l’application de ces règles. On peut par exemple décider d’investir beaucoup pour générer de la croissance. La Commission européenne entend d’ailleurs accorder davantage de latitude pour réaliser des dépenses d’investissement pourvu que les dépenses courantes restent dans les clous.

La remontée des taux est souvent présentée comme un phénomène durable mais d’autre part, on voit que les banques centrales sont déjà en train de plancher sur un assouplissement monétaire en 2024. À quoi faut-il s’attendre?

2024 sera l’année de la baisse des taux des banques centrales. La BCE pratique actuellement un différentiel de 150 à 200 points de base par rapport au niveau neutre des taux, c’est-à-dire celui qui ne freine pas et n’accélère pas l’économie. Comme le début de l’année 2024 s’annonce économiquement difficile et que l’inflation va continuer de reculer, les banques centrales devraient se montrer moins restrictives.

Tant la BCE que la Réserve fédérale américaine vont commencer à baisser leurs taux à partir de la mi-2024. Nous tablons sur une baisse cumulée de 75 à 100 points de base en 2024 dans le cas de la BCE. Attention toutefois: les taux longs ne vont probablement pas baisser dans la même mesure que les taux courts. Tout simplement parce qu’auparavant, les taux longs n’ont jamais augmenté dans la même mesure que les taux courts.

L’inflation belge est entrée en territoire négatif: faut-il s’en inquiéter?

En soi, cela n’a rien d’inquiétant. Ce qui doit, en revanche, nous inquiéter, c’est que l’inflation hors énergie est toujours de l’ordre de 5%. C’est le signe qu’il reste des poches d’inflation dans notre économie. Progressivement, la contribution négative des prix de l’énergie se fera moins sentir, de sorte qu’on aura toujours une inflation globale de 3 à 3,5% en 2024.

L’inflation des produits alimentaires a atteint des sommets plus élevés en Belgique qu’en France ou en Allemagne par exemple: comme expliquer cela?

Je vois deux explications. Premièrement, il y a l’impact de l’indexation automatique des salaires. Le coût de la main d’œuvre en Belgique a augmenté plus vite que chez nos voisins, c’est un fait. Deuxièmement, comme la Belgique est un marché plus restreint, le pouvoir de négociation des retailers est plus limité. En France au contraire, les grands distributeurs sont critiqués pour la pression qu’ils mettent sur les prix et sur la chaine de production.

"Le scénario d’un atterrissage en douceur du marché immobilier est entouré d’importants risques, à la hausse comme à la baisse d’ailleurs."

Philippe Ledent
Économiste

Vu le tassement des prix et la baisse du nombre de transactions, la Belgique est-elle à l’aube d’une crise immobilière?

Non, j’entrevois plutôt un atterrissage en douceur. C’est ce qui s’est toujours passé en Belgique au cours des quarante dernières années. Plusieurs raisons expliquent cela. Le marché immobilier belge est parmi les moins volatils de l’OCDE. L’indexation des salaires soutient le pouvoir d’achat et augmente les capacités d’emprunt. De plus, la protection sociale en Belgique est telle que perdre son emploi n’équivaut pas à devoir renoncer à rembourser son emprunt hypothécaire.

La plupart des gens ont par ailleurs profité des taux très bas pour refinancer leur emprunt à des conditions plus favorables. Les taux hypothécaires sont remontés à 4% mais d’un point de vue historique, cela n’a rien d’excessif. Quant aux prix de l’immobilier, ils n’augmentent plus. Et comme il y a de l’inflation, on peut même dire qu’ils diminuent en termes réels. C’est cela le soft landing qui est en train de s’opérer.

Vous pointez néanmoins un risque...

Avec la remontée des taux, le niveau de production de crédits hypothécaires a baissé de 40% et le nombre de transactions a diminué. Le marché a donc changé. Pour qu’il redémarre, peut-être faudra-t-il accepter des prix plus bas.

Mais d’un autre côté, comme il y a moins de nouveaux biens proposés sur le marché, on risque de se retrouver avec un déficit de logements. Il se crée ainsi une rareté des logements, et ce qui est rare est cher. Le scénario d’un atterrissage en douceur du marché immobilier est donc entouré d’importants risques, à la hausse comme à la baisse d’ailleurs.

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