L’essor du blanchiment d'argent et des réseaux criminels se confirme en Belgique.

Le montant des transactions douteuses découvertes en 2023 s’élève à 2,4 milliards d’euros.

Un record. C’est 50% de plus qu’en 2022.

L’Echo vous explique comment l’argent liquide issu des trafics parvient à être maquillé.

Comment les organisations criminelles parviennent à blanchir leur cash

Par Julien Balboni, Nicolas Baudoux & Benjamin Verboogen Collaboration avec la RTBF • Publié le 31 mai 2024 Temps de lecture : 6 min

Alors que les groupes criminels ne cessent de se développer en Belgique, les schémas de blanchiment de l'argent de la drogue se répètent. Une enquête conjointe avec la RTBF révèle un nouveau schéma de double blanchiment par compensation, entre Belgique, Espagne et Maroc.


Corollaire du développement du trafic de stupéfiants, le blanchiment de l'argent sale connaît un net essor en Europe et spécialement en Belgique, pays d'import et d'export de stupéfiants particulièrement prisé des trafiquants pour son statut de centre névralgique des échanges de marchandises sur le continent. Le dernier rapport de la Cellule de traitement des informations financières (Ctif), publié ce vendredi, le démontre une nouvelle fois, alors que le montant des transferts de fonds suspects communiqués à la justice est en hausse exponentielle.

En effet, le nombre de nouveaux dossiers ouverts par la Ctif, véritable cœur du réacteur antiblanchiment belge, ne cesse de grimper pour atteindre un niveau sans précédent. En 2023, plus de 63.700 nouveaux dossiers ont été ouverts, soit 50% de plus qu’en 2022 et douze fois plus qu'il y a dix ans. De la même manière, le montant total des transactions suspectes en Belgique a explosé en un an, augmentant de 50% pour atteindre 2,4 milliards d’euros. Signe d'une plus grande vigilance des établissements bancaires, mais aussi d'une évolution récente de la criminalité.

Vieux comme le monde – une légende urbaine prétend qu'une famille du Chicago mafieux des années 1920 utilisait des blanchisseries pour... masquer leur cash illégal –, le blanchiment vit sa révolution. "Depuis la crise du covid, nous constatons l'existence d'un pic de blanchiment", observe ainsi le commissaire divisionnaire Philippe Noppe, qui dirige l'Office central de lutte contre la délinquance économique et financière organisée (OCDEFO). "Beaucoup d'entreprises ont fermé leurs portes durant cette période et ont été rachetées par le milieu criminel, dans le but de blanchir l'argent principalement issu de la revente de stupéfiants. On parle de restaurants, de night shops, de salons de coiffure", pointe le commissaire.

Beaucoup d'entreprises ont fermé leurs portes durant cette période et ont été rachetées par le milieu criminel (...). On parle de restaurants, de night shops, de salons de coiffure.

Philippe Noppe
Chef de l'OCDEFO

Ainsi, l'un des schémas de blanchiment les plus connus consiste à utiliser des couvertures officielles, telles que des commerces où l'on paye beaucoup en liquide afin de pouvoir, via des fausses factures, faire revenir l'argent cash issu de la vente de stupéfiants vers l'économie réelle, ici des commerces ayant pignon sur rue.

Schéma du phishing

Sur le terrain, les autorités affirment que les saisies d'avoirs criminels sont en forte hausse. Le fruit, selon elles, d’une tendance criminelle à long terme et d'un changement de stratégie globale, et enclenché par la police judiciaire fédérale (PJF) depuis plusieurs années. Implantée dans tout le pays en 2022 et nommée "Follow the money", cette stratégie a pour principe de renforcer l'expertise des policiers "eco-fin" et de privilégier les enquêtes dans lesquelles il y a des avoirs à saisir.

Le criminel s’adapte, mais son objectif reste le même: avoir une belle voiture et une belle montre.

Benoit Wolter
Conseiller spécial du directeur général de la police fédérale

"Depuis que l’homme est homme, hormis le crime de sang et le crime politique, toute personne qui bascule dans la criminalité le fait pour s’enrichir", récapitule Benoit Wolter, conseiller spécial du directeur général de la police judiciaire fédérale. "L’approche 'follow the money' se consacre donc à cela, soit 95 à 96% de la criminalité. Aujourd’hui, c’est principalement le trafic de stupéfiants, qui dit que demain ce ne sera pas le trafic de déchets, voire malheureusement d’êtres humains? Le criminel s’adapte, mais son objectif reste le même: avoir une belle voiture et une belle montre. Partant de là, notre approche concerne la fraude fiscale, la fraude sociale, la corruption et, évidemment, le plus important en termes monétaires: le blanchiment d’argent."

Concrètement, la stratégie "Follow the money" repose sur trois axes: le renforcement de l'expertise des policiers fédéraux d'une part, l'intervention, dès le début des grosses enquêtes, d'une équipe de policiers spécialisés chargés uniquement de tracer et saisir le patrimoine des trafiquants, et enfin, après condamnation des criminels, le recouvrement des avoirs même s'ils sont cachés au bout du monde.

Quel est l'intérêt, pour un criminel, de blanchir l'argent issu de ses trafics? De pouvoir l'utiliser, pardi! "Le blanchiment de capitaux répond à deux logiques", indique Michaël Dantinne, criminologue à l'ULiège. "Primo: les criminels veulent jouir, comme ils l’entendent, des capitaux produits par leurs activités. Ils prennent des risques judiciaires, mais aussi parfois physiques, et ils le font pour le profit. Secundo: le processus de blanchiment doit servir de protection, en coupant les liens entre les activités criminelles et le bénéfice qui en ressort."

Je le dis à mes enquêteurs: nous n'avons plus le luxe de consacrer quatre ou cinq ans à une seule enquête, il faut aller plus vite.

Philippe Noppe
Chef de l'OCDEFO

La recherche de ces liens entre le crime et les bénéfices induits est une des raisons d’être de l'OCDEFO, qui a failli disparaître au mitan des années 2010, avant d'être récemment renfloué. Ce service compte aujourd'hui 31 membres et espère bien passer rapidement à 40. La lutte contre les infractions sous-jacentes de blanchiment qui font l’objet de sa mission permettent également de combattre le blanchiment.

"Aujourd'hui, nous suivons mieux les entreprises qu'auparavant”, observe Philippe Noppe. Je le dis à mes enquêteurs: nous n'avons plus le luxe de consacrer quatre ou cinq ans à une seule enquête, il faut aller plus vite. Nous parvenons à travailler sur des enquêtes récentes et nous parvenons à saisir des dizaines de millions d'euros chaque année, en cash, en immeubles, en voitures, en or, en diamants, en cryptomonnaies ou en actions d'entreprises. Cela fait mal aux organisations criminelles et nous sommes clairement montés en puissance."

L'un des dossiers judiciaires en cours de l'OCDEFO est, à cet égard, particulièrement emblématique pour les autorités et la Ctif.

Un nouveau dossier emblématique


Extrait du rapport 2023 de la Ctif

Réseaux professionnels de blanchiment

Le plus grand défi pour la Ctif est d’établir le lien entre le trafic de stupéfiants ou les personnes impliquées dans ce trafic et ces réseaux. Comme l'essentiel de l'argent est introduit en espèces, compte tenu du caractère international et du grand nombre de sociétés utilisées, il est souvent difficile d'en identifier l'origine exacte.

L'interception des communications sécurisées des organisations criminelles montre d’ailleurs clairement le lien entre le trafic de stupéfiants et les réseaux professionnels de blanchiment, bien que ce lien ne soit pas toujours reflété dans les transactions financières.


Placé à l'instruction et traité par le parquet fédéral, ce nouveau dossier a fait l'objet de plusieurs interpellations et placements sous mandat d'arrêt. Il s'agit d'une affaire récente dans laquelle plusieurs personnes sont soupçonnées d'avoir organisé un système audacieux de blanchiment par double compensation entre trois pays, la Belgique, l’Espagne et le Maroc, pour un profit de plusieurs dizaines de millions d'euros, précisent des sources proches du dossier. Plusieurs inculpations ont déjà été réalisées. Le principe, si tant est que les enquêteurs parviennent à le mettre au jour, est celui d'un grand cycle de l'argent sale.

Des échanges avec des sources proches du dossier nous ont permis de comprendre le mécanisme d’une enquête en cours. Nous l’appellerons “Code jaune”.

Tout commence en Belgique, où une société belge de construction exécute des virements bancaires sous prétexte de fausses factures émises par une société fantôme sans activité réelle.

Cette société coquille vide, gérée par un homme de paille, est soupçonnée d’être liée à un réseau criminel. En l’échange de virements, elle transfère de l’argent liquide, possiblement produit par un trafic de stupéfiants, à la société de construction.

Cette société fantôme va ensuite, en très peu de temps, virer une partie de l’argent reçu sur ses comptes vers le compte tiers d’un cabinet d’avocats installé dans la station balnéaire de Marbella, dans le sud de l’Espagne.

Le cabinet d’avocat va acheter, grâce à l’argent reçu, des biens immobiliers dans la région de Marbella, pour le compte de résidents marocains.

Dans le même temps, ces résidents marocains remettent à un intermédiaire de l’argent liquide en dirhams, en échange des biens immobiliers. Ce cash pourrait provenir d’activités illicites, comme du trafic de stupéfiants par exemple.

L’argent liquide passe ensuite par plusieurs intermédiaires entre le Maroc et la Belgique. Les dirhams sont finalement convertis en euros, en dehors du système bancaire classique.

Enfin, le cash est remis à la société belge d’où sont partis les premiers virements. Elle va pouvoir l’écouler, par exemple, en payant son personnel au noir, évitant ainsi de payer des charges sociales. La boucle est bouclée.


Cette technique, utilisée par des réseaux spécialisés, est l’une des figures marquantes des tendances du blanchiment d’argent en Belgique. “Les schémas mis en place par ces ‘professionnels du blanchiment’ reposent sur une constellation de sociétés et de comptes bancaires ainsi qu’un très grand nombre d’hommes de paille et de mules, tant en Belgique qu’à l’étranger, permettant ainsi, à chaque étape, d’opacifier les chaînes de blanchiment”, observe le président de la Ctif Philippe De Koster, en préambule du rapport 2023 de son organisation. Il présente ce phénomène comme un “risque majeur” pour le pays. Et un chantier pour la prochaine législature.