Justice et police s'inquiètent d'une hausse des fraudes par des sociétés nouvellement créées
La facilitation de la création de sociétés, permise par le nouveau code des sociétés publié il y a cinq ans, a permis à une frange du monde criminel de s'y engouffrer, alertent des acteurs du monde judiciaire et policier.
Cinq ans après la publication au Moniteur du nouveau code des sociétés, de nombreux acteurs du monde judiciaire considèrent que cette réforme, si elle a stimulé l'activité économique, a provoqué en contrepartie un effet pervers en facilitant la fraude. C'est le bilan d'un grand coup de sonde réalisé par L'Echo auprès d'acteurs de la justice, de la police et des spécialistes de la fraude financière. S'il n'y a pas de chiffres disponibles, plusieurs représentants des autorités considèrent que la facilitation de la création d'une société, moins chère et moins riche en paperasse qu'auparavant, a attiré les fraudeurs.
Il est établi depuis longtemps que les techniques de blanchiment de l'argent de la drogue qui déferle en Belgique se sont largement améliorées ces dernières années, notamment grâce à des réseaux professionnels exclusivement spécialisés dans le blanchiment. Un nouvel exemple a été dévoilé, ce vendredi matin, par le parquet de Bruxelles.
Celui-ci a dévoilé l'homologation d'une transaction pénale conclue avec deux hommes, condamnés pour un "vaste système recourant à des sociétés écrans, des hommes et femmes de paille et des comptes bancaires gérés par des tiers cachés, et destiné à blanchir des capitaux d'origine illicite tout en fournissant du cash à des personnes voulant constituer une caisse noire." Un exemple de plus de l'essor du blanchiment en Belgique.
"On voit les dérives au quotidien, on voit à quoi servent certaines sociétés."
En 2019, le Parlement votait une loi portée par l'ancien ministre de la Justice Koen Geens (CD&V). Celle-ci prévoyait la disparition du capital de départ de 6.200 euros à injecter dans la nouvelle société, en contrepartie d'un "plan financier" à déposer chez un notaire. Résultat: le nombre de nouvelles sociétés a explosé depuis 2019; plus de 3.500 sont aujourd'hui constituées chaque mois, contre 2.100 en 2018, avant la réforme.
Nombre de dossiers en hausse à l'auditorat
Si la Fédération des notaires salue de "nouvelles règles du jeu offrant plus de flexibilité aux start-ups", dixit le président Jan Sap, au tribunal francophone de l'entreprise de Bruxelles, on s'inquiète de cette situation. "On voit les dérives au quotidien, on voit à quoi servent certaines sociétés", pointent le président Paul Dhaeyer et le président de la chambre des entreprises en difficulté, Pierre-Yves de Harven. Ce phénomène intervient alors que la capitale a réussi à faire fuir les sociétés fantômes qui l'empoisonnaient, notamment grâce au travail de la cellule régionale anti-blanchiment Company dumping.
Du côté de l'auditorat du travail de Bruxelles, on observe que dans les nouveaux dossiers rentrants - et ils sont en forte hausse: +43% en un an - des sociétés nouvellement créées sont systématiquement impliquées. À la police, on confirme également: "C'est un fait qu'il est de plus en plus facile de créer une entreprise, et les organisations criminelles font naturellement bon usage de cette législation assouplie. Créer une société est si simple que les autorités sont parfois prises de vitesse", regrette un policier spécialisé, sous couvert d'anonymat.
"Risque majeur"
Le problème est si prégnant qu'il a été dénoncé par la CTIF (Cellule de traitement des informations financières), la vigie du blanchiment en Belgique. Dans son dernier rapport, le président Philippe de Koster évoquait le "risque majeur" représenté par les sociétés écrans, et indiquait que "des mesures étaient en préparation".
En attendant ces mesures, retardées par les affaires courantes, il y a des dérives. Notamment du fait de la possibilité de créer des sociétés sans même passer devant notaire, notamment par les sociétés en nom collectif, devenues le deuxième type de sociétés les plus usitées par les blanchisseurs.
Selon un fonctionnaire spécialisé dans la lutte contre le blanchiment, il s'agit de la nouvelle coqueluche des organisations criminelles. "Depuis quelques mois, on peut créer ces sociétés en ligne, avec une simple carte d'identité, sans le filtre du notaire. Elles sont criminogènes, c'est flagrant", souffle-t-il.
Un tas de ruine en guise de siège social
Autre modification du code des sociétés de 2019, le passage du siège réel au siège statutaire, qui permet une domiciliation fictive des sociétés en Belgique. Notre fonctionnaire prend ainsi l'exemple d'une adresse à Mont-Saint-Guibert où sont domiciliées deux sociétés, alors qu'un tour sur Google Maps permet de voir un tas de briques en ruine avec, juste devant, ... une boîte aux lettres.
"Il y a encore des trous dans la législation. On peut encore renforcer la manière dont le contrôle se fait. Mais les notaires suivent la loi."
Ce même fonctionnaire critique le rôle des notaires, parfois peu enclins à étudier en profondeur le plan financier des sociétés créées par leur entremise. Pour Jan Sap, CEO de FedNot, "il y a encore des trous dans la législation. On peut encore renforcer la manière dont le contrôle se fait. Mais les notaires suivent la loi."
Il rappelle que les notaires sont, derrière les banques, les seconds à signaler le plus de soupçons de blanchiment à la CTIF. Et il conclut: "Le nouveau code des sociétés a été positif pour les entrepreneurs, et aussi pour les organisations criminelles. Il y a un défi devant nous."
- Selon les autorités judiciaires, nombre de sociétés nouvellement créées servent à blanchir l'argent du crime organisé.
- Plusieurs magistrats, policiers et spécialistes du blanchiment considèrent que le nouveau code des sociétés, entré en vigueur en 2019, a facilité la vie, par un effet pervers, aux organisations criminelles.
- Depuis 2019, il n'y a plus besoin de capital de départ pour créer une société. Et les garde-fous manquent encore.
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