Michel Wieviorka: "En France, l'idée de front républicain ne peut plus tenir"
La mutation du Rassemblement national et la façon dont la droite traditionnelle y répond ont émoussé l'idée de front républicain, estime le sociologue Michel Wieviorka.
En 2016, avant même que ne se préfigure l'arrivée d'Emmanuel Macron à l'Élysée, le sociologue Michel Wieviorka publiait un roman ("Le séïsme", Robert Laffont), dans lequel Marine Le Pen devenait Présidente de la République et Eric Ciotti, actuel président du parti Les Républicains, un de ses ministres. Le barrage qui avait toujours séparé la droite gaulliste de l'extrême droite française s'était rompu, ouvrant les portes du pouvoir à cette dernière. Prémonitoire?
À la veille du second tour des élections législatives anticipées, le Rassemblement national (RN) a en tout cas toutes les chances d'emporter - avec ses alliés ciottistes - une majorité confortable à l'Assemblée. "Quelqu'un qui, en sociologue, analyse les évolutions du Rassemblement national et les évolutions générales de la société française pouvait imaginer la société actuelle", constate le directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), à Paris.
Le RN s'est imposé en grande force politique d'alternance: comment avez-vous vu arriver cette évolution?
Il faut revenir à 1972, l'année où quelques groupuscules néonazis, pétainistes, décident de se réunir pour créer le Front national (FN), dirigé par Jean-Marie Le Pen. Pendant une dizaine d'années, ce n'est rien de plus qu'un rassemblement groupusculaire. Il apparaît pour la première fois comme une force politique lors du scrutin municipal de 1983, et les élections européennes de 1984 le confirment. Mais le parti est encore purement protestataire, national-populiste, sans ambition d'accéder au pouvoir.
Comment expliquer ce premier succès?
Par l'adoption, par Jean-Marie Le Pen, du thème de l'immigration. L'immigration de travail maghrébine des années 1950 et 1960 se transformait en immigration de peuplement, parce que les hommes qui étaient venus pour travailler ont pu bénéficier d'accords internationaux sur le regroupement familial. Ce sont des segments de la population qui, plus que d'autres, ont été soumis au chômage, à une période qui correspond aussi à la fin des grandes forteresses ouvrières, qui employaient des milliers de travailleurs à la chaîne. C'est en prenant acte de ces changements que Jean-Marie Le Pen a réussi à faire de son rassemblement groupusculaire une force politique.
"Macron est arrivé dans un paysage classique dévasté, mais il n'a rien fait pour éviter l'anéantissement."
C'était avant la quête de respectabilité…
Oui, arrive ensuite Marine Le Pen, qui va marquer ses distances avec son père, jusqu'à l'exclure du parti, en 2015. Elle va entamer ce qu'on appellera la "dédiabolisation". C'est la troisième phase historique du parti: il s'institutionnalise. Il va commencer à être moins populiste. Alors qu'il préfère la démocratie directe à la représentation politique, il va avoir des députés. Il va changer de nom. Et Marine Le Pen va faire toutes sortes d'efforts pour rendre le parti respectable, l'idée étant que l'accès au pouvoir doit se faire à travers les processus démocratiques prévus par les institutions: ce n'est pas une force insurrectionnelle.
La singularité du Rassemblement national aujourd'hui, c'est qu'il lui reste des éléments de la période fondatrice - le racisme, l'antisémitisme -, il lui reste des éléments de la grande période national-populiste, le tout enveloppé dans une forme de respectabilité.
"À partir du moment où Marine Le Pen a pu évacuer l'antisémitisme, elle a dégagé le seul barrage entre elle et ce monde républicain très dur, le monde d'Éric Ciotti."
Pourquoi a-t-il tant de facilité à prospérer?
Notre système politique a explosé. Il était déjà moribond quand Emmanuel Macron est arrivé au pouvoir: François Hollande avait laissé son parti dans une situation de catastrophe absolue, après avoir eu le contrôle de la présidence, de l'Assemblée nationale, du Sénat, de la plupart des régions et grandes villes... Les socialistes avaient tout. Macron est arrivé dans un paysage classique dévasté, mais il n'a rien fait pour éviter l'anéantissement. Au contraire. Sa théorie du "en même temps" consistait à absorber les forces vives de la gauche classique et de la droite classique. Comme la politique a horreur du vide, les extrêmes ont prospéré. On a vu à gauche La France insoumise (LFI) se développer avec une très nette tentation insurrectionnelle, et, dans le contexte de la guerre au Proche-Orient, un tropisme anti-sioniste, parfois antisémite. Et, d'un autre côté, le Rassemblement national s'est développé sur le mode de la respectabilité.
Dans quelle mesure l'attaque du 7 octobre et la guerre de Gaza ont-elles permis au RN d'accélérer sa normalisation, en participant par exemple à une grande manifestation contre l'antisémitisme?
Il faut comprendre qu'en France, il y a une radicalité qui n'est pas nationaliste, mais républicaniste: elle défend une version pure et dure de la république; elle ressemble à certains égards au discours du Rassemblement national, mais elle est intransigeante sur un point: elle est en guerre contre l'antisémitisme. Tant qu'on pouvait accuser le RN d'antisémitisme, il n'y avait aucune passerelle entre un monde républicain très dur et le monde du RN. À partir du moment où Marine Le Pen a pu évacuer l'antisémitisme, elle a dégagé le seul barrage entre elle et ce monde républicain très dur, le monde d'Éric Ciotti, notamment.
Pourtant, les racines du RN restent apparentes, on l'a vu ces derniers jours avec une succession de dérapages racistes de la part de candidats...
Ni le moment fondateur ni le moment populiste du parti ne s'en vont d'un seul coup, ils continuent d'exister. C'est pour ça qu'on n'est pas surpris de voir surgir la photo d'une candidate RN avec une casquette d'officier nazi.
Le RN a gardé ses marqueurs historiques de préférence nationale et de rejet de l'immigration: quel est leur rôle dans l'adhésion dont il bénéficie aujourd'hui?
Plus de 10 millions d'électeurs, ça ne forme pas un électorat très homogène, mais la question de l'immigration est très forte dans ces votes, la question de l'islam aussi. Et le sentiment d'avoir été méprisés par Macron, et peut-être par la classe politique classique en général, est très fort dès que vous quittez les grandes métropoles. De ce point de vue, Emmanuel Macron a une grande responsabilité: il a hystérisé le débat et méprisé tout ce qui était entre lui et le peuple, les corps intermédiaires. Le Rassemblement national capitalise là-dessus.
"L'idée d'un front républicain solide ne tient plus à partir moment où le RN dit 'Nous sommes républicains', et qu'une partie de la droite répond 'C'est vrai, ils sont républicains, et le danger est ailleurs'."
Que reste-t-il du front républicain, qui appelle à faire barrage à l'extrême droite pour défendre la république et ses valeurs ?
L'idée de front républicain s'émousse, elle ne peut plus tenir. Le front républicain tient tant que le Rassemblement national peut être défini réellement et intégralement comme anti-républicain. Je ne dis pas que c'est un parti respectable, mais son discours est celui de la respectabilité, ce n'est pas un parti de fascistes violents. Ce n'est pas un front républicain qui manque, c'est un rassemblement de celles et ceux qu'inquiète le programme économique du RN, sa vision des problèmes de l'Europe, sa vision de l'immigration. Mais appeler ça la défense de la République, c'est mettre sur la situation des mots qui ne correspondent pas au problème.
Il en reste pourtant quelque chose: 215 candidats se sont désistés du second tour pour "faire barrage"...
Il en reste des éléments, mais l'idée d’un front républicain solide ne tient plus à partir moment où le RN dit 'Nous sommes républicains', et qu'une partie de la droite répond 'C'est vrai, ils sont républicains, et le danger est ailleurs'.
Cette droite-là n'est pas gênée de mettre sur le même plan le Rassemblement national, dont la fondation est antirépublicaine, et la France insoumise, qu'on ne peut pas réduire à son aspect antisémite. C'est une erreur de mettre sur le même plan un parti qui a un fort tropisme d'extrême droite et une gauche qui est diverse et dans laquelle on voit que le monde réformiste est capable de dépasser largement le monde radical.
L'accession au pouvoir du Rassemblement national vous semble-t-elle inéluctable?
Ces phénomènes ont une phase d'ascension, atteignent leur apogée, puis déclinent: la question est de savoir si le RN a atteint l'apogée, s'il va entrer en phase de déclin. En politique, rien n'est joué. Tout dépendra du comportement des autres acteurs politiques. En attendant, on constate une remobilisation des électeurs: les Français ont pris goût à la politique, parce que le jeu se rouvre.
"Tant qu'on pouvait accuser le RN d'antisémitisme, il n'y avait aucune passerelle entre un monde républicain très dur et le monde du RN."
"Ce n'est pas un front républicain qui manque, c'est un rassemblement de celles et ceux qu'inquiète le programme économique du RN, sa vision des problèmes de l'Europe, sa vision de l'immigration."
"Les Français ont pris goût à la politique, parce que le jeu se rouvre."
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