Comment les Anglais ont perdu pied dans une vague de violence anti-migrants
Après une semaine de violences dirigées contre les demandeurs d'asile et les migrants, la Perfide Albion continue de se questionner sur les mécanismes sous-jacents de tels égarements.
Le quartier de Walthamstow, au nord-est de Londres, devait être le point névralgique de ce qui risquait d'être la nuit d'émeutes la plus brûlante depuis le début de la vague de violences anti-migrants.
Mais cette soirée de mercredi a livré une composition inattendue, avec d'imposantes contre-manifestations aux quatre coins de l'Angleterre. Walthamstow est entrée sans s'en rendre compte dans l'histoire sociale de ce pays, avec le mouvement anti-raciste le plus massif de la capitale. Celui-ci a conclu – au moins provisoirement – ce qui restera comme la phase de haine anti-immigrés la plus violente de mémoire vivante, dirigée notamment contre des centres d'accueil de demandeurs d'asile, d'avocats spécialisés et de mosquées.
Au cœur de la foule, un orchestre s'est improvisé, avec un refrain répété jusqu'à l'entêtement, tambours battants: "Whose streets?", scandait la meneuse. "Our streets!", répondait une foule toujours plus enhardie.
L'Angleterre en est là. Au marquage de territoire, aussi tribal que trivial. Mais surtout vital. Dans cette foule bigarrée et hétérogène, des jeunes et des moins jeunes. Des athées et des croyants. Des fumeurs de weed et des TikTokers derrière leur smartphone. Des lecteurs éclairés du Guardian et de fiers complotistes. Des pro-Palestiniens et des "droit-de-l'hommistes".
Des gens imparfaits ou excessifs, mais qui partagent au final une même vision de la nation, ou des droits de l'homme au sein d'une nation occidentale. Une nation qui change, se transforme, ne sera malheureusement plus jamais celle des années 60 ou des années 80. Mais qui conserve son identité profondément humaniste. Qui relativise le danger des 29.000 migrants – 0,043% de la population britannique – qui ont essayé de traverser la Manche l'an dernier. Et qui avance.
"C'est le niveau de menaces le plus massif et le plus étendu auquel aient dû faire face les avocats jusqu'à présent."
"On parle des migrants comme de simples insectes"
La virulence des pancartes anti-racistes ne laisse aucun doute sur le fait que ces milliers d'Anglais que le Premier ministre Keir Starmer a qualifiés de "voyous d'extrême droite", ne sont plus les seuls à être en colère. Une autre Angleterre, jusqu'à présent plus silencieuse, mais plus massive, se lève à son tour. Celle qui a condamné, à 85% des interrogés par les instituts de sondage, ces émeutes. Et surtout celle qui avait quelques semaines auparavant infligé au parti tory et à sa volonté de sortir de la Cour européenne des droits de l'homme sa plus large défaite en deux cents ans, lors des élections générales.
Vick, qui ne nous a donné que son prénom, crie haut et fort à quel point elle est "dégoûtée, choquée et honteuse." Âgée d'une cinquantaine d'années, avec un piercing dans le nez, et une pancarte qui rappelle que l'Angleterre a toujours été une terre d'accueil, elle assure n'avoir jamais vécu de telles manifestations de haine. "La première nuit d'émeutes, je n'ai pas pu en dormir. Mais cela devait arriver. Depuis des années, la rhétorique de droite a conquis certains médias mainstream. Maintenant, dès que vous allumez la radio, c'est pour entendre que l'immigration crée des problèmes. On parle des migrants comme de simples insectes, ou d'une peste qu'il faudrait éradiquer."
Certaines plaies mettront du temps à cicatriser. Rien ne sera plus pareil pour certains professionnels du droit, ciblés et harcelés pour avoir conseillé des demandeurs d'asile. "Ils sont dans une position intenable", interpelle Zoe Bantleman, directrice de l'Immigration Law Practitioners' Association, qui rassemble 4.000 avocats. "Ils doivent assurer leur propre sécurité en fermant leurs bureaux, en limitant les moyens de communication externes et en travaillant à domicile. Cela les empêche de fournir en toute sécurité et en face-à-face les conseils dont ont besoin ces personnes vulnérables, qui peuvent être des survivants de traumatismes, de trafics, de tortures et d'abus."
Cette obsession s'est massifiée, approfondie, intensifiée, avec le concours de quelques réseaux sociaux débridés, comme Telegram, TikTok et Twitter/X.
"C'est le niveau de menaces le plus massif et le plus étendu auquel aient dû faire face les avocats jusqu'à présent" indique David McNeill, directeur des affaires publiques de la Law Society, le principal organisme de défense des juristes. "Mais la tension n'a pas cessé de croître ces dernières années. Le débat a été enflammé notamment par les Premiers ministres successifs Boris Johnson, Liz Truss et même Rishi Sunak, qui ont utilisé un langage non modéré pour cibler des avocats travaillant sur les migrants traversant la Manche en bateaux. On a même vu un conseiller de la ministre de l'Intérieur Suella Braverman envoyer à des journalistes un dossier à charge sur une avocate chargée de la défense des victimes du scandale de Windrush, ces Britanniques nés en Jamaïque, arrivés dans les années 50 et finalement privés de leurs droits."
Le rôle de la presse tabloïd, notamment avant le référendum de 2016 sur le Brexit, a été patent. L'obsession anti-immigrationniste était déjà le principal motif de l'assassinat au couteau de la députée Jo Cox, quelques jours avant le scrutin.
Mais cette obsession s'est massifiée, approfondie, intensifiée, avec le concours de quelques réseaux sociaux débridés, comme Telegram, TikTok et Twitter/X, dont le patron Elon Musk soutient à ce point Donald Trump qu'il va lui offrir un entretien sur mesure ce lundi sur sa plateforme.
Le retour de l'agitateur numéro 1
Le retour en force de Tommy Robinson, principal agitateur de ces émeutes depuis son hôtel cinq étoiles à Chypre, payé notamment par des donateurs étrangers, doit beaucoup à la réouverture de son compte sur le réseau de micro-blogging en novembre dernier.
Le visionnage des vidéos documentaires de ce délinquant protéiforme et multirécidiviste, condamné quatre fois à de la prison ferme, permet de plonger dans cet univers mental en noir et blanc. "Rise of the Celts" dépeint par exemple une société irlandaise qui serait envahie par les migrants et appelée à réagir.
Les premières 90 secondes, d'une violence extrême, sur un fond sonore cinématographique, montre plusieurs séquences défilant à grande vitesse, avec des individus noirs s'agressant mutuellement ou agressant des personnes blanches. Robinson se met ensuite en scène dans une grande cour d'école de la petite ville de Fermoy où il assure que la présence de quelques dizaines de demandeurs d'asile – "africains je crois" – près d'une école maternelle et d'une école primaire représente un danger pour les enfants.
Ce documentaire réalisé il y a dix-huit mois, alors que 56 demandeurs d'asile venaient d'arriver, prédisait un cauchemar pour la population locale. Aujourd'hui, pourtant, les 200 demandeurs d'asile logés à Fermoy ont pris part à diverses associations, notamment en tant que bénévoles pour nettoyer la ville. La note de propreté, attribuée par l'organisme Irish Business against Litter, n'a jamais été aussi élevée.
Les chiffres du Central Statistics Office ne montrent aucune hausse de la délinquance depuis les premiers afflux de migrants dans l'ensemble du county.
Contrairement à une croyance bien répandue, la cible de ces vidéos est loin de n'être constituée que d'hommes animés par un désir de (re)conquête, comme les images des émeutes l'ont suggéré. Les femmes, et particulièrement les mères de famille, constituent l'un des principaux moteurs de cette propagation.
QAnon en arrière-plan
L'utilisation du spectre de la pédophilie a été l'un des ressorts du mouvement QAnon aux États-Unis, dont les mécanismes sous-jacents sont aisément identifiables dans les sphères complotistes et dans les mouvements de haine européens. "Dès lors qu'une mère est convaincue, toute la famille est convaincue", comme l'expliquait la chercheuse canadienne Mia Bloom, spécialiste de QAnon, dans nos colonnes en janvier dernier.
L'autre adjuvant de ces éruptions est, sans surprise, la Russie. En dehors du site de Tommy Robinson (Urban Scoop), le réseau le plus influent de l'extrême droite britannique est Patriotic Alternative. Là encore, le lien entre pédophilie et immigration est omniprésent. Ce récent post du propriétaire du site, Mark Collett, résume la ligne éditoriale: "Starmer s'évertue à garantir la protection des communautés musulmanes. Mais quand est-ce que lui ou d'autres hommes politiques ont-ils pris la peine de garantir la protection des jeunes filles blanches contre les gangs ou se sont-ils engagés à protéger les enfants blancs contre les migrants armés de couteaux?, interroge-t-il, nourrissant ainsi une hallucination collective aux frontières encore inconnues.
- Les violences anti-migrants qui ont ébranlé le Royaume-Uni ont été suivies cette semaine de contre-manifestations.
- Walthamstow est entrée dans l'histoire sociale de ce pays, avec le mouvement anti-raciste le plus massif de la capitale.
- Mais le Royaume-Uni reste sonné, et l'heure est aujourd'hui au décodage des origines de cette obsession anti-immigration.
- En toile de fond, l'agitateur Tommy Robinson, le mouvement américain QAnon, les Russes et les réseaux sociaux.
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