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Le CO2, la discrète menace qui pèse sur l'industrie

Alain De Laet, le patron de la brasserie Huyghe, a vu la tonne de CO2 passer de 100 euros à... 3.100 euros. ©Wouter Van Vooren

Une pénurie de CO2 frapperait l'industrie alimentaire de plein fouet, mais ce co-produit de l'ammoniac semble passer sous la plupart des radars.

Quand on parle de gaz à destination de l'industrie alimentaire (CO2 ou dioxyde de carbone), on marche sur des œufs. "Il y a quelques jours, on a reçu un message d'alerte du groupe par rapport aux fournitures de CO2. On nous demandait de faire le point avec nos fournisseurs et de voir quelles étaient les perspectives", nous explique le directeur d'une usine alimentaire qui préfère ne pas être cité. "On réfléchit à des alternatives, mais ce n'est pas évident. La menace est réelle, cette question de fourniture du CO2 est comme une grenade dégoupillée", ajoute notre interlocuteur. Mais de quoi parle-t-on exactement?

Il y a quelques semaines, Alain De Laet, le patron de la brasserie Huyghe, a poussé un cri d'alarme dans la presse. Ce dernier, dont la brasserie consomme entre 5 et 6 tonnes de CO2 par jour, a vu, en quelques semaines, le prix de la tonne passer de 100 à 3.100 euros! Le responsable de cette hausse vertigineuse? En raccourci, on pourrait accuser Vladimir Poutine, le président de la Fédération de Russie, en guerre contre l'Ukraine.

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5-6
tonnes
La brasserie d'Alain De Laet consomme entre 5 et 6 tonnes de CO2 par jour.

On le sait, le conflit armé a poussé les prix de l'énergie à la hausse, contraignant peu à peu certaines industries à revoir leur mode de production. C'est notamment le cas des usines d'engrais qui, très énergivores, ont diminué ou arrêté leurs productions. Ce fut le cas de l'usine d'engrais que le groupe Yara exploite à Sluiskil, aux Pays-Bas. Or, un des produits secondaires de la production d'engrais est l'ammoniac dont le CO2 brut est un co-produit. Ce CO2 brut capté lors de la production d'engrais est acheté par des producteurs de gaz avant d'être raffiné et revendu à différentes industries.

Selon un acteur de ce marché - qui ne souhaite pas non plus être cité - plus de 50% du CO2 produit dans l'Union européenne est produit à partir de la captation d'ammoniac et, en Belgique, le premier utilisateur de ce CO2 est l'industrie alimentaire. On le verra plus loin, elle n'est pas la seule.

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Nippon Gases, qui se fournissait en CO2 brut auprès de l'usine Yara de Sluiskil, s'est retrouvé confronté à cette problématique, poussant ce fournisseur à passer le prix de sa tonne d'une centaine d'euros à 3.100 euros. Face à cette situation extrême, Alain De Laet, le patron de la brasserie Huyghe, a lancé - et gagné - une action en justice. In fine, Nippon Gases a été condamné à livrer la brasserie sous peine d'une astreinte de 500.000 euros par jour, revue depuis à 150.000 euros. Nippon, qui a interjeté appel, a dit regretter cette décision, estimant que le tribunal n'avait pas assez tenu compte des circonstances exceptionnelles.

"Ce qu'il se passe avec Nippon Gases est la pointe de l'iceberg. Des brasseries allemandes tournent au ralenti parce qu'il n'y a plus de CO2."

Alain De Laet
Patron de la brasserie Huyghe

Quoi qu'il en soit, Alain De Laet n'a pas attendu l'issue de cette procédure judiciaire pour aller de l'avant. "On a appelé un peu partout, mais personne ne voulait nous livrer", nous a expliqué Alain De Laet. Ce dernier s'est alors tourné vers Alco Bio Fuel, un producteur de bio-éthanol, qui a accepté de le livrer à un prix plus proche de ce qu'il payait avant cette crise. "Ce qu'il se passe avec Nippon Gases est la pointe de l'iceberg. Des brasseries allemandes tournent au ralenti parce qu'il n'y a plus de CO2", explique Alain De Laet, qui regrette de vivre avec une épée de Damoclès au-dessus de sa tête.

L'industrie alimentaire est une grosse consommatrice de CO2. On l'utilise pour gazéifier les boissons, pour allonger la durée de vie des denrées alimentaires (on fait le vide en chassant l'oxygène grâce au CO2) ou comme moyen de refroidissement. Sous forme solide, le CO2 devient de la neige carbonique qui permet la congélation et le transport réfrigéré, ce qui vaut aussi pour les vaccins, notamment.

Sans CO2 purifié ou sans neige carbonique, les vaccins anti-covid ne pourraient pas être refroidis, les abattoirs seraient à l'arrêt et l'industrie alimentaire serait sérieusement impactée. Cette prédiction, tirée de l'argumentaire de la brasserie Huyghe dans son procès contre Nippon Gases, en dit long sur les ennuis encourus en cas de pénurie. Et il existe peu d'alternatives. L'azote peut, dans certains cas, remplacer le CO2, mais il n'est pas bon marché. Les brasseries peuvent installer un système de récupération de CO2 sur leur site, mais l'investissement à consentir est important. "Il faut produire 500.000 hectolitres pour qu'une telle installation soit rentable, mais la flambée du CO2 a changé la donne", précise Alain De Laet, qui a décidé de franchir le pas et d'investir 1,4 million d'euros dans ce projet.

"Il n'y a pas eu d'arrêt de production en Belgique, mais on ne sait jamais ce qui peut arriver. Pour le moment, c'est le grand point d'interrogation."

Krishan Maugdal
Directeur des brasseurs belges

Pour Krishan Maugdal, directeur des brasseurs belges, il n'y a aujourd'hui plus vraiment de risque de pénurie, mais le secteur est surveillé en permanence. "En Allemagne, des brasseurs bavarois ont dû arrêter leur production, mais ils dépendent beaucoup plus du gaz russe. Il n'y a pas eu d'arrêt de production en Belgique, mais on ne sait jamais ce qui peut arriver. Pour le moment, c'est le grand point d'interrogation", ajoute encore Krishan Maugdal.

La filière viande visée

On le sait moins, mais 80% de la filière porc et 60% de la filière volaille sont étourdis avec du CO2 avant d'être abattus, nous a expliqué Michaël Gore, l'administrateur délégué de la Fédération belge de la viande (Febev). Ce dernier reconnaît que la filière a rencontré des problèmes de fourniture de CO2 il y a quelques semaines, mais la situation reste précaire. "En Belgique, nous ne sommes pas auto-suffisants, il y a peu de fournisseurs ou de producteurs et on doit espérer que l'approche de ce problème sera européenne", avertit Michaël Gore.

80% de la filière porc et 60% de la filière volaille sont étourdis avec du CO2 avant l'abattage.
80% de la filière porc et 60% de la filière volaille sont étourdis avec du CO2 avant l'abattage. ©Thomas De Boever

Concernant l'étourdissement des porcs et des volailles, l'électro-narcose constitue une alternative, mais seuls deux abattoirs sont équipés, ce qui est insuffisant, explique encore notre interlocuteur, qui ajoute que l'autre alternative serait l'étourdissement à la main. "Mais quand on sait qu'on abat 600 porcs par heure en moyenne en Belgique, ce ne sera pas possible de le faire à la main."

Les alternatives à cette fourniture de CO2 sont peu nombreuses et pas évidentes. "Personne n'aurait imaginé devoir faire face à un problème de cette envergure", assure Michaël Gore, avant d'expliquer que les autorités ont été mises au courant de la situation par le biais de la task force Ukraine, mise en place par les autorités pour anticiper les pénuries dans l'industrie agro-alimentaire.

"Le problème d'approvisionnement en CO2 a été souligné par la Fevia (fédération de l'industrie alimentaire) dans le cadre de la task force Ukraine", confirme le SPF Économie. La question fait donc l'objet d'un suivi par les autorités tout comme elle a été relayée au centre de crise "même s'il n'y a pas à ce stade de risque d'approvisionnement identifié", précise le SPF. Avant d'ajouter ceci: "En cas de pénurie grave, les brasseries et les industries de boissons pétillantes ne sont pas considérées comme des secteurs critiques, d'autres boissons étant disponibles."

Quelle priorité entre les secteurs?

Pour un des fournisseurs de CO2 bien présents en Belgique, il y a bel et bien un ralentissement de la production de CO2 en Europe et la situation peut être problématique pour certains de leurs clients. "La situation est difficile et hors de notre contrôle", assure cet acteur de premier plan. En cas de pénurie, la question de la priorité entre les secteurs pourrait venir à se poser. En effet, parmi les secteurs concernés par ces livraisons de CO2, on retrouve, entre autres, le secteur de la santé (insufflation et chirurgie et dermatologie) et le secteur de la pharma (transport réfrigéré des vaccins).

La question qui nous vient naturellement à l'esprit est celle de la priorité dans le secteur de l'industrie alimentaire ainsi que celle de la priorité entre les différents secteurs. Au sein de l'industrie alimentaire, la position de la Fevia est claire. "Il n'y a pas de priorité au sein de l'industrie alimentaire. Il est très difficile de définir un secteur plus prioritaire qu'un autre. La pénurie du CO2 est une conséquence de la hausse du prix du gaz et cela pose un problème pour la production dans tous les secteurs", assure Nicholas Courant, le porte-parole de la fédération.

Quant à savoir s'il devrait y avoir une priorité entre différents secteurs en cas de pénurie, la réponse est plus compliquée à trouver. Du côté du cabinet du Premier ministre Alexander De Croo, si on reconnaît avoir été mis au courant de la problématique par les brasseurs, on précise que le problème est avant tout européen (prix de l'énergie) ou commercial (relation entre un fournisseur et son client). De son côté, le SPF Santé publique et Sécurité de la chaîne alimentaire se dit incompétent en la matière. Rien de plus au centre de crise où cette question d'une potentielle pénurie de livraison de CO2 ne semble pas faire partie des pistes étudiées, nous explique-t-on avant de nous renvoyer vers le SPF Économie et vers le SPF Santé publique.

"Ce risque de pénurie est hors de ce que nous connaissons, nous devons mener des réflexions en interne et trouver des alternatives."

Michaël Gore
Administrateur-délégué de la Fédération de la viande

Cette question de la priorité de livraison n'est pas anodine et les fournisseurs l'ont bien compris. D'après nos informations, certains ont mis en place différents niveaux de livraison que l'on peut résumer comme suit: plus le client paie, plus il s'assurera d'une livraison en priorité, indépendamment des problèmes dans la filière.

"Ce risque de pénurie est hors de ce que nous connaissons, nous devons mener des réflexions en interne et trouver des alternatives", conclut Michaël Gore, l'administrateur-délégué de la Fédération de la viande. "On n'a pas de tableau de conduite pour gérer cette situation. C'est comparable à ce que nous avons connu lors du covid, un problème survenait et nous devions le résoudre. C'est le même constat ici", conclut notre interlocuteur.

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Benoit Carlier, Alexandre Faletta et François Lecocq.
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